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Premier contact: les étapes du regard

Dans le document Eclats et absences. Fictions ethnographiques (Page 117-121)

SOMMAIRE EXOTISME

PREMIER CONTACT L’invention du “natif ” 115

1. Premier contact: les étapes du regard

Robin Anderson, Bob Connolly, First contact, 58 minutes, 1983, Australie.

En 1930, les trois frères Leahy, chercheurs d'or, partent en expédition dans les Hautes Montagnes de l'intérieur de la Nouvelle-Guinée à la recherche de l’El Dorado (dans leurs propres termes). S’ils peinent à trouver leur paradis minier, ils auront bientôt une autre expérience puissante, la rencontre avec des peuples autochtones de cette région, sans aucun contact préalable avec l'Occident. La rencontre est filmée en 35 mm par les Leahy eux-mêmes. Anderson et Connoly entrelacent ces archives avec des entretiens des Leahy et autochtones Dan Vaughan, The Aesthetics of Ambiguity, in For Documentary, University of California Press,

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Berkeley et Los Angeles, 1999, p. 81 à 83.

Edgar Morin (1921), sociologue français. Il a réalisé avec Jean Rouch le film Chroniques d’un été

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(1961).

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présents lors du premier contact, prises de parole tournées au présent (en 1983, 53 ans plus tard). Le film se déploie par montage alterné de talking heads (« têtes parlantes » littéralement - cette forme classique du documentaire consistant à montrer des intervenants parlants dont on ne voit que le haut du corps), procédé qui accentue les similarités mais aussi les contradictions et les écarts entre les différents points de vue.

« L’homme blanc arriva par là-bas. Nous n’avions jamais vu une telle chose. Est-il sorti des entrailles de la terre? Est-il venu du ciel? De l’eau? Nous étions confus.  » Ainsi les autochtones décrivent-ils l’arrivée des Leahy. Réciproquement, Michael Leahy raconte : « j’ai cru que c’étaient des esprits ». La peur initiale et partagée qu’engendre la rencontre se modifie très rapidement, dans une escalade de violence et d’intimidation réciproque sur laquelle les Leahy prennent rapidement le dessus. En réunissant le village autour d’une parcelle cloisonnée, les Leahy tuent un cochon avec leurs fusils, pour leur montrer la puissance de l’arme. L'histoire de la stupéfaction initiale et mutuelle devient ainsi l'histoire d’une colonisation, lors de laquelle les Australiens utilisent leurs technologies (fusils, haches, l'avion, le gramophone) pour imposer une supériorité technique, et peu à peu construire une relation d'interdépendance économique fondée sur des bases inégales. Ainsi les autochtones interviewés racontent le temps qu’il leur a fallu pour comprendre que les Leahy sont devenus multi-millionnaires à leurs dépens: « Plus tard, nous avons appris qu’ils recevaient de l'argent avec l'or trouvé dans nos terres.»

Le discours de chacun des acteurs impliqués étant très contrôlé par les coupes de montage et le format télévisuel du film (la classique cinquantaine de minutes), les ressources formelles et plastiques du film semblent parfois limitées. Il y a cependant quelques moments cinématographiques poignants où la mise en scène des situations ou les associations d'images sont très réussies. Ces moments élèvent de fait le film, le font devenir une parabole sordide de la rencontre interculturelle et de l’acculturation inéluctable qu’elles engendrent.

Un dispositif stylistique nous a particulièrement frappée : le va-et-vient entre le présent diégètique des interviews et des paysages, et les images d'archives des mêmes personnes et espaces il y a cinquante ans. Ces flash-backs, avec leur disruptions temporelles expriment cinématographiquement ce qu’un aborigine exprime par la parole vers la fin du film: « Nos successeurs vont garder ces images / de sorte qu'ils puissent ainsi se dire / Voilà comment nous avions l'habitude d'être ... ». Le caractère poignant de ces mots, prononcés lors d’une projection organisée par les réalisateurs Anderson et Connoly chez les Aborigènes, laisse

un parfum de défaite assez mélancolique - reste l’impression flottante que l’acculturation en marche et en place est imparable. Les bobines des Leahy, projetées par les réalisateurs Anderson et Connolly pour les aborigènes qui y figurent, cinquante ans après avoir été filmées, et les commentaires suscitées par les images, témoignent d’une réelle volonté d’inclusion des voix indigènes dans l’écriture de cette histoire. Le film fait ainsi oeuvre d’historiographe, rétablissant un équilibre entre les points de vue des colons et ceux des indigènes, et se proposant comme nouvelle archive de cette rencontre. Une gêne subsiste cependant après le visionnage de First Contact: aucun des « aborigènes » présents n’est nommé par son nom, alors que les Leahy sont précisément différenciés - oubli sémantique en contradiction avec le propos même du film.

Dennis O'Rourke, Cannibal Tours, 68 minutes, 1988, Australie.

Impliqué dans le processus de documentation de l'indépendance de la Papouasie-Nouvelle-Guinée dans les années 1970 (son premier film est appelé Yumi Yet - Indépendance

pour la Papouasie-Nouvelle-Guinée, 1976), Dennis O'Rourke est également le chef opérateur de First Contact (1983). Cannibal Tours est aussi un film engagé. Ici, la rhétorique du cinéaste est

évidente à partir des tout premières images du film, montrant des paysages paradisiaques et exotiques de la Nouvelle-Guinée, rapidement contrés par un groupe de touristes, caricatures parfaites de “Blancs” cachés derrière leurs caméras, suivies de prises de paroles des aborigènes sur la question du tourisme.

Qui voit quoi ? Qui voit qui ? Tout le film s’articule autour de la question du regard et du spectacle (l'étymologie du mot, specto en latin, signifie « regarder »), qui est le spectateur et qui devient le spectacle. O’Rourke suit ainsi un groupe d’hommes et de femmes de différentes provenances, des Allemands, des Italiens, des Nord-Américains, lors d’un tour parmi les communistes aborigènes de la Nouvelle-Guinée. Habillés en explorateurs (pantalons khaki et chapeaux Indiana Jones), ou en minishorts et bikinis, tous les touristes portent leur caméra au cou, prêts à payer de quelques centimes les natifs pour qu’ils posent pour leur photos souvenirs. Le rituel semble être une affaire quotidienne, car les natifs viennent attendre l’arrivée de ces touristes, avec des étalages d’objets d’artisanat à leur vendre. « Nous sommes attentionnés » dit l'un des « indigènes », bien que « nous ne comprenons pas pourquoi ces étrangers prennent des photos. ». Les touristes ne parlent pas le dialecte local et agissent dans chacun des villages comme s’ils étaient les propriétaires, en traitant les habitants avec une condescendance

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choquante. Ils imposent ou perpétuent un marché inégal (le film est emphatique sur les réductions demandées par les « blancs » pour acheter l'artisanat « indigène »). Les touristes sont ainsi comme des colons en visite dans un zoo humain, comme ceux qui existaient en Europe au début du XXe siècle. O'Rourke se focalise sur le narcissisme des touristes « blancs » et en capture la violence grotesque, qui va crescendo tout au long du film. Le paroxysme est atteint lors d’une dernière scène, où le groupe de touristes se peint le visage avec des motifs indigènes, pour ensuite se prendre en photo en se moquant des poses des aborigènes et de leurs comportements supposés.

L'efficacité du film repose sur le geste subversif du renversement : si la condition préalable du tourisme est l'infériorité implicite du sujet qui est regardé, le film va imiter cette démarche lorsqu’il s’attarde sur les touristes eux-mêmes. Ceux-ci sont représentés comme la pire caricature d’eux-mêmes, jamais en tant qu’individus, jamais sujets pensants, mais toujours représentés dans leurs pires impulsions coloniales. Celui qui est d’habitude hors-champ (le voyeur ethnographique) est mis ici au centre des représentations. Alors que les indigènes sont ici représentés comme des voix rationnelles, posées, pragmatiques, les touristes eux ne parlent qu’en double sens : leur voyage est exprimé à coups de clichés (« nous voyageons au Coeur des Ténèbres  »), de rédemption des sauvages, de leur exposition au monde grâce au regard de l’Occident se posant sur eux. Le tour de force cinématographique de Cannibal Tours est donc d’enlever aux touristes occidentaux le privilège du racisme - en ainsi les dépouillant de leur humanité. Car tout se passe comme si l’on assistait ici à un racisme inversé posé sur les Blancs. Cette cruauté éphémère - car le film nous laisse bien entrevoir que la situation d’imposition du tourisme sur les natifs est profonde et irréversible - fait du film une satire mordante, non sans humour noir, rappelant le cinéma documentaire de la cruauté de Luis Buñuel . 121

Enfin, Cannibal Tours laisse l’impression que ces tours ne font finalement que répéter dans un reenactment sordide le moment du «  Premier contact  ». Les touristes filmés par 122 O’Rourke s’attendent à retrouver des hommes « en dehors de l’Histoire », et la violence de leur Dans son film Las Hurdes, Luis Buñuel met en scène le sacrifice inutile d’une chèvre, jetée d’une

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falaise. Catherine Russell interprète ainsi cette scène, tandis qu’elle la place dans le contexte climat surréaliste anti-colonial: «  En mettant en scène un tel sacrifice rituel, Buñuel convertit le statut du spectateur en celui de témoin, sans la charge érotique des rituels religieux habituels, et identifie ainsi un aspect particulièrement sadique de la culture coloniale. » Catherine Russell, Surrealist Ethnography, in

Experimental ethnography, Duke Press, Durham and London, 1999, p. 39

Pratique amateur consistant à jouer des scènes historiques du passé dans le présent, utilisée par de 122

regard tient surtout à l’essentialisme porté envers les aborigènes, supposés être des sauvages (et anciens cannibales). Le contrôle ontologique opéré par les Blancs sur les indigènes est accentué par les présences de nombreuses caméras, mises en abyme de la caméra de O’Rourke, situant la position du réalisateur entre deux mondes - le monde de ceux qui ont créé les caméras et le monde des indigènes que son film voudrait défendre.

Dans le document Eclats et absences. Fictions ethnographiques (Page 117-121)