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UNE JUNGLE FANTASMÉE

SOMMAIRE EXOTISME

UNE JUNGLE FANTASMÉE

L’intérêt pour les lieux représentatifs de l’exotisme m’a menée vers les serres tropicales. L’histoire de ces bâtiments est complexe: fleurissant lors des expositions universelles (la plupart des serres françaises ont été construites d’après le modèle du Crystal Palace de Joseph Paxton), elles étaient aussi un lieu de divertissement populaire. Mais elles jouaient aussi un rôle politique et économique précis: la mise en valeur de nouveaux matériaux (fer, cristal), un rôle scientifique (étude des plantes des colonies, étant pour la plupart des ailes des jardins botaniques), un rôle idéologique aussi (mise en valeur de l’Empire d’Outre-mer). Ce sont des lieux qui m’ont semblé être des traces sinon des témoignages du colonialisme.

J’ai donc décidé de faire confronter des images d’une de ces architectures avec des textes liés à la conquête de l’Amérique. Le scénario est fait à partir d’un montage de certains textes de colonisateurs devenus canoniques: Bernal Diaz del Castillo, Hans Staden, Jean de Léry, Charles de la Condamine, le Père Antonio Vieira . Ces textes sont des réservoirs 68

iconographiques : il s’agit des premières images crées par l’Occident sur les Amériques. Ces explorateurs, scientifiques, ethnographes, ont non seulement rapporté les traces de la réalité parallèle et distante du «Nouveau Monde», mais encore l’ont-ils dépeinte. A cette époque la découverte de l’Amérique a engendré une révolution dans la perception du monde : ces voyageurs partaient à l’aventure, alors que quelques années avant l’humanité était convaincue que la terre était plate et qu’un gouffre attendait les bateaux atteignant sa limite. Ces visiteurs venus d’un autre monde ont vécu des expériences sensorielles parfaitement délirantes et hallucinatoires, ce qui n’est pas anodin, il me semble, dans l’horreur et les génocides qui s’en sont suivis.

Bernal Diaz del Castillo, Hans Staden, Jean de Léry, Charles de la Condamine, le Père Antonio

Le regard de ces premiers explorateurs est consternant dans le sens où chacun d’entre eux semble déjà être conditionné culturellement, à tel point que la plupart de ces textes se ressemblent formellement, non seulement dans leur chapitrage et leur syntaxe, mais aussi dans la récurrence d’archétypes. Ils parlent tous et souvent de la même manière des moeurs des humains rencontrés, de leur physique,des animaux et des plantes de l’Amérique. Cela pourrait faire penser que ces voyageurs étaient eux-mêmes nourris de récits de voyage, un peu comme Cervantes écrivant Le Quichotte d’après le modèle des romans de chevalerie. Qui a formulé en premier l’idée des chauve-souris géantes, par exemple? Ont-elles réellement existé ou bien sont-elles des récits rapportés, exagérés? Etaient-elles déjà présentes dans les relations de voyage de Marco Polo?

L’idée d’une archive historique où l’authenticité du récit rapporté est déjà douteuse me parait absolument passionnante, comme si l’Histoire s’écrivait dans et par la fiction. Autre fait significatif dans ces différents textes : malgré leur distance temporelle, ils sont tous d’une grande beauté baroque avec une interférence très forte du registre fantastique, de l’onirisme, et des monstruosités qu’engendre l’imagination. Ces paroles à moitié documentaires, à moitié hallucinées sont les seules traces qui restent de cette époque ; elles sont le témoignage d’une extermination raciale, « les sauvages » et des justifications culturelles, des discours que l’Occident a crée pour s’imposer par la violence dans le « Nouveau Monde ». Ces récits sont donc aussi à la lisière de la description d’une « utopie », d’un lieu à moitié réel ou le double fantasmé d’un réel. Plus troublant encore, ces récits de la conquête ont aussi façonné l’histoire des images en mouvement.

Fascinée depuis quelques années par le motif de la jungle dans le cinéma, j’ai commencé à noter certaines récurrences formelles entre ces textes de la colonisation de l’Amérique et certains films hollywoodiens. On retrouve des chauve-souris géantes (Predator, John MacTiernan, 1987), des oiseaux surnaturels (Avatar, James Cameron, 2009), des «sauvages» mi-hommes, mi-animaux (Avatar; Apocalypto, Mel Gibson, 2006 ; Rambo, Sylvester Stallone, 1982 ; Apocalypse Now, Francis Ford Coppola, 1979 - on notera d’ailleurs la récurrence de la figure du soldat, comme l’être à la lisière de la sauvagerie animale et de l’effort de civilisation) ou clairement des bêtes (Cannibal Holocaust, Ruggero Deodato, 1980), des jungles baroques, entre luxure et onirisme, dont on se demande si elles sont réelles ou faites en studio (La Forêt

d’Emeraude, John Boorman, 1985).

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Cette iconographie de la jungle a été une grande source d’inspiration pour mon film Voyage en

la terre autrement dite. Dans ce film, ces archétypes sont détournés : ces figures familières

apparaissent au sein d’une serre tropicale, le soldat, la chauve-souris géante, l’oiseau mi-homme mi-animal, le morceau de jardin devenu jungle... La question du pastiche était donc essentielle, mais il ne s’agissait pas d’un parti-pris cynisme. Au contraire, il était question d’une disparition, celle d’une « Amérique originelle » révolue à tout jamais, à la base de ma propre éducation et culture. J’abordais la question de ces systèmes préexistants avec la nécessité intime d’interroger la survivance de ces archétypes. En filigrane, peut-être recherchais-je à savoir ce qui dans ma sensibilité cinématographique tenait à un rapport de soumission à la culture coloniale ; comment mon imaginaire était lui-même déjà aliéné, construit dans un mélange étrange de fascination et de répulsion envers le modèle culturel européen. Aussi le modernisme brésilien et le texte de Oswald de Andrade , Manifeste anthropophage a été pour moi 69 70 71 déterminant. Bien que j’ai reçu une éducation française (Lycée Français en Colombie, études secondaires en France) et que ce modèle culturel m’ait entièrement forgé, dans le même temps, pendant très longtemps, il ne me suffisait pas, il m’était comme étranger. J’ai souvent ressenti qu’il y avait quelque chose d’autre d’enfoui et que ma culture était une sorte « d’hybridation amputée ».

Aussi la grande pugnacité du texte de Andrade, le cri de libération de l’esthétique anthropophage - manger l’ennemi pour en acquérir les forces - collait de manière très troublante à une nécessité personnelle. J’ai donc abordé dans ce film la question du pastiche à partir de ma propre recherche, sans aucun type de cynisme, mais avec la sincérité d’une sorte de digestion, où le détournement est devenu aussi une affaire personnelle.

En ce qui concerne le sens du pastiche, le film de Nelson Pereira Dos Santos , Qu’il était bon 72 mon petit français (1971) a été un déclencheur pour ce travail : la manière dont il utilise 73

Je reviens en détail sur ce mouvement esthétique dans l’article Les Mythologies manquantes, p.

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Oswald de Andrade (1890-1954), poète et écrivain d’avant-garde, l’un des fondateurs du

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Modernisme brésilien.

Oswald de Andrade, op.cit., p. 14. 71

Nelson Pereira dos Santos, cinéaste brésilien né en 1928, l’un des principaux représentants du

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Cinema Novo.

Ce film est analysé davantage p. 83 73

l’archive historique, textes et images d’époque, remis en perspective ou détournés par les moyens de la rhétorique, ironie, sous-entendus, ellipses, m’a inspirée. De même la transformation des archétypes mis en place par la culture occidentale, devenus costumes ou masques, matière à travestissement. Le film aborde l’archive historique depuis l’angle de la chimère, du factice, de façon brechtienne. L’utilisation ostentatoire de masques et déguisements dans Voyage en la Terre Autrement Dite et la mise en abyme du décor de cinéma s’inspire donc aussi du modernisme travesti et carnavalesque des mouvements « anthropophages » du modernisme brésilien (O. de Andrade, Nelson Pereira dos Santos, le Tropicalisme ) et d’une certaine façon, voudrait leur rendre hommage. 74

Le mouvement Tropicaliste ou Tropicália apparaît au Brésil suite au coup d’état militaire de 1964.

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L’album éponyme de Caetano Veloso et Gilberto Gil, sorti en 1967, constitue le manifeste du mouvement.

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Les Mythologies manquantes

Article publié dans Les Cahiers du Post-Diplôme

Post-diplôme Document et art contemporain 2012-2013

Ecole européenne supérieure de l’image, Poitiers-Angoulême, France Septembre 2013

LES MYTHOLOGIES MANQUANTES