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Jouer aux Indiens : sortir de l’identité du « natif »

Dans le document Eclats et absences. Fictions ethnographiques (Page 121-124)

SOMMAIRE EXOTISME

PREMIER CONTACT L’invention du “natif ” 115

2. Jouer aux Indiens : sortir de l’identité du « natif »

Edward Curtis, In the Land of the War Canoes, 65 min, 1914, États-Unis.

Premier film nord-américain dont le casting est entièrement composé d'Amérindiens,

In the land of the War Canoes est une fiction écrite par E. Curtis, photographe américain et

anthropologue du début du XXe siècle. Le film est centré autour d’un des mythes du groupe ethnique Kwakiutl, et bien qu’il ait été crée bien avant l’apogée du Western, en constitue un contrepoint prophétique : aucun acteur « Blanc » ne participe à la mise en scène, la narration est entièrement centrée sur des personnages indigènes. La mise en scène de ceux-ci est singulière, le jeu emphatique se déploie avec allégresse, comme une fête organisée entre le cinéaste et ses comédiens. L’expression « Jouer aux Indiens » pourrait dériver directement de ces images.

« L'impulsion documentaire » du projet est également intéressante. Curtis mène à ce moment là le travail de photographie qui l’a rendu célèbre, portraits de natifs et mises en scène de leur quotidien, travail qui lui a valu le surnom « d’attrapeurs d’ombres ». Mathilde Arrivé pointe dans le travail photographique de Curtis « un paradoxe central de son œuvre%: un goût de l’artifice justifié par une quête de vérité, à la croisée de l’art et de la science  » une limite 123

entre le “Vrai” et le “Faux” sans cesse déjouée. De cette ambivalence fondatrice procède certainement toute la réception ultérieure de ses photogravures, qui ont tantôt été tenues pour authentiques, tantôt condamnées comme une vaste contrefaçon . 124

Mathilde Arrivé, Par-delà le vrai et le faux ? Les authenticités factices d’Edward S. Curtis et leur

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réception, revue Etudes photographiques #29, sur etudesphotographiques.revues.org, consulté en juillet

2016.

Mathilde Arrivé, Ibid.

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Les photographies de Curtis dégageaient déjà le parfum d’une mise à mort imminente des autochtones, mais sont en même temps très esthétisantes, et il semble clair qu’elles recherchent la mise en scène d’un certain idéal du Beau. Le film révèle ce double clivage dans l'image, en particulier dans les plans où les indigènes jouent leurs danses traditionnelles. Si l'image conserve le mode opératoire du rituel, il souligne également sa mise en scène, son détachement du contexte. La véracité glisse ici vers la vraisemblance, ce qui, en fait, n'a pas une valeur négative ou positive en soi, mais signifie seulement que le film se pose lui-même plus près de la fiction que du documentaire d’observation. D'un point de vue esthétique, le jeu établi avec les acteurs ouvre des opportunités fertiles pour une élaboration cinématographique: un onirisme formel souvent associé à l’eau et au fantôme se met en place, notamment avec des plans de barques apparaissant et disparaissant dans le brouillard.

D'un point de vue politique, le film préfigure et annonce non seulement la disparition de la « culture indigène » Kwakiutl, mais aussi sa folklorisation. En effet, les rituels filmés par Curtis, hors de leur contexte et de la fonction d'origine, semblent exagérés, comme rigides et gelés et déjà privés d'un élément vital, de leur nécessité métaphysique. Réalisés pour la caméra, ils perdent leur usage premier, comme les objets amérindiens dans les musées, détachés de leur fonction principale d'utilisation, arrachés à une communauté pour se retrouver inertes dans un musée. En ce sens, le film n’a-t-il pas aidé une exotisation museale, celle du « natif », en aidant à fixer cette identité supposée ?

Raphael Montañez Ortiz, Cowboy and «  Indian  » Film, 2min, 1957-1958, États-Unis.

Raphael Montañez Ortiz, né en 1934, est un artiste new-yorkais et portoricain aux origines mexicaine et indigènes, engagé dans le mouvement Fluxus pendant un certain temps, présente dans cette pièce datant des débuts de sa carrière un geste qui caractérisera son travail plus tard: un ready-made violemment détruit, recrée à partir de ses ruines. Ici, l'objet à abattre est un western d'Anthony Mann, Winchester 73 (1950), que l'artiste abat armé d’un tomahawk. Les parties détruites du film sont ensuite mélangées dans un sac, tandis que Montañez Ortiz entonne des chants chamaniques. Les morceaux sont ensuite collés au hasard, sans tenir compte de la narration ou du sens des images. La projection de cette pièce allie des images à l’endroit et à l’envers, des plans tête-en-bas, le ciel et la terre soudainement retournés interrompant les scènes au grand air et un dialogue entre un homme et une femme. L'édition

en coupes, sans aucune continuité, ciselée, drôle, révèle l'inconscient, le sous-texte des images. Leur artificialité est exposée, les femmes en particulier semblent des automates désincarnés et l'irréalité, l'extravagance de la figure de « Indien » est mise en évidence. Comme si, une fois libéré du régime des «  grands récits  » habitant habituellement les westerns classiques, les images pouvaient enfin vivre et respirer pour elles-mêmes, pour ce qu'elles sont, des mises en scène non naturalistes. Le faux rituel, transe auto-induite par l'artiste pour créer le film est, dans ses propres termes, une façon « de trouver sa place » dans l'histoire des pratiques indigènes.

Guillermo Gomez Peña, Welcome to the Third World, 1min 35, 2004, États-Unis.

La vidéo commence par une musique typique mexicaine sur un écran noir qui dure quelques secondes. Puis apparaissent des images d'archives en noir et blanc, avec des «  indigènes  » regardant la caméra, probablement des extraits de films de voyage ou propagande. Une voix off en anglais, avec un fort accent mexicain, scande: « Europe, bienvenue dans le Tiers Monde. Cortez, bienvenue à Tenochtitlan. Baker, bienvenue à la source du Nil. Herzog, bienvenue au Pérou. Gauguin, bienvenue à Tahiti...Regardeur, bienvenu dans mon monde. » Cette référence aux artistes inspirés par le « Tiers Monde » souligne la profusion des images d’un ailleurs exotique, images mentales tout autant qu’archives. Le mot « bienvenue » évoque la première mythologie de contact, se répétant encore et encore. Les images suivantes nous montrent Gomez Peña, dans un costume syncrétique, mélangeant un tissu mexicain, un casque en plastique portant de fausses plumes et imitant les coiffes cheyennes et des santiags. La voix continue avec une série d’assertions, livré sous la forme de parodies de la célèbre formule de Descartes : « Je porte une moustache, donc je suis mexicain », « Je gesticule donc je suis latino », « J'expérimente donc Je ne suis pas authentique », « Mon art est indescriptible, donc je suis un artiste de performance ».

Cette courte vidéo, divisée en deux parties montre le regard exotisant sur le « natif » dans deux mouvements, celui du film d’exploration puis, plus contemporain, le regard réducteur porté sur l’immigrant en provenance de ces contrées tropicales autrefois filmées. L’association visuelle opérée par l’artiste, entre le natif nord-américain et la tenue chicano exotique, semble indiquer une origine indigène commune, avec une ambiguïté folklorique dont on ne peut préciser l’authenticité. L’identité devient un costume industriel et carnavalesque. D'une manière humoristique et ludique, Welcome to the Third World, dénonce ce

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que le film de Curtis préfigurait, la construction d'une iconographie de l'identité « indigène », composée de morceaux bariolés et de motifs arrachés au folklore de cultures d’origines différentes.

Une complexité opère aussi dans l'écart entre l'affirmation de la voix et la réalité, écart parfois subtil mais non sans importance. Dans tous les « cogitos » énoncés, le lien de cause à effet, exprimé par le mot « donc » est dysfonctionnel. Ce n’est pas parce que Gomez Peña est mexicain qu'il porte une moustache : la moustache est le cliché mexicain attendu, et Gomez Peña, qui est mexicain, porte une moustache. Qu'est-ce que cela révèle sur son ontologie comme sujet ? Est-il définit pour autant ? Dans le cogito cartésien, il existe un moyen de définir l'être du sujet par ses actes (sa pensée), et non pas par ses apparences, ou par ce qui se manifeste de manière évidente pour le regard. Descartes soulève le doute à plusieurs reprises sur l'existence et l'ontologie du visible, et sur notre capacité à penser, donc d'être, en fonction des événements sensibles . Les cogitos ironiques que Gomez Peña crée, ne proposent pas 125

une relation de cause à effet, mais plutôt un lien pervers de contiguïté, qui pose en filigrane la question du visible et sa non-relation avec l'identité, voir même l’impossibilité de considérer l’identité comme une valeur ontologique. Ainsi le sarcasme et l'ironie qui découle de ces cogitos court-circuite le présupposé lien entre ontologie et identité, parce que sans doute, il n'y a pas de tel lien.

Dans le document Eclats et absences. Fictions ethnographiques (Page 121-124)