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La révolution anthropophage : une prise de conscience par le carnaval - "Tupi or not Tupi

Dans le document Eclats et absences. Fictions ethnographiques (Page 124-127)

SOMMAIRE EXOTISME

PREMIER CONTACT L’invention du “natif ” 115

3. La révolution anthropophage : une prise de conscience par le carnaval - "Tupi or not Tupi

that is the question”.

Nelson Pereira dos Santos, How Tasty Was My Little French Man, 84 min,1971, Brésil.

Qu’il était bon mon petit Français convoque la figure du Tupinamba, ethnie disparue

suite à la conquête du Brésil. Le film est une adaptation subversive d'un texte canonique de la période coloniale, Nus, féroces et anthropophages, de Hans Staden , récit de la captivité d'un 126

conquistador allemand (Staden lui-même) parmi les Tupinambas. Vivant sous la promesse Voir à ce propos  : Descartes, Méditations métaphysiques, II, §11-13, 1641, consulté en ligne sur

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qu'il sera mangé dans les mois qui suivent, Staden a la chance de vivre parmi eux pour un certain temps, jusqu’à ce que les indigènes l’échangent contre d’autres esclaves. En effet, les Tupinambas honoraient les plus vaillants guerriers en les mangeant pour acquérir leurs forces, et Staden est considéré comme trop lâche par les Indiens pour être mangé. L’Allemand publie ses mémoires en se donnant bien entendu le beau rôle du conquistador. Le film de dos Santos est inspiré par ces mémoires, tout en offrant une fin alternative à la vraie histoire : le captif européen est ici bel et bien mangé par le Tupinambas. Ainsi Pereira dos Santos fait écho au

Manifeste Anthropophage de Oswald de Andrade, texte mythique qui revendique lui aussi la

figure du Tupinamba comme parangon du pouvoir et de la révolution contre le colonialisme culturel 127

En termes formels, le film entrelace fiction et archives. Il s’ouvre avec la reproduction rose d'une caravelle, suivie d'une scène de parodie du premier contact entre Portugais et indigènes. La voix enthousiaste d'un narrateur raconte : «  Nous avons rencontré un peuple avec des coutumes très différentes, sans aucune notion de ce qui est juste ou injuste, de véritables animaux avec apparence humaine...  » La scène se joue sur un ton carnavalesque, avec des costumes de couleur criardes, le jeu est exagérée et l'esthétique saturée : musique baroque, voix-off, montage dynamique. Ce débordement sensoriel est une apologie du carnaval comme forme révolutionnaire - le carnaval comme un moment particulier où les hiérarchies sont renversées et redéfinies. Le film se déroule sous le signe de ce renversement des valeurs. Des extraits, tirés de textes canoniques de la conquête du Brésil, décrivent les populations autochtones vues par les Européens. Les textes apparaissent dans une police rose bonbon sur des écrans noirs, alors que le film avance en racontant la captivité d’un français dans le pays des anthropophages. Le va-et-vient entre l'archive historique et la fiction, et les choix esthétiques concernant l'un et l'autre mettent en évidence la carnavalisation des documents exploités par le film, et donne à la pièce un ton général de farce, un pastiche de docudrame historique. La mémoire Tupinambas est évoquée ici avec causticité et humour noir : le moment où l’Européen est sacrifié pour être mangé est particulièrement drôle.

Mais la réalité historique est toujours prête à refaire surface, comme en témoigne le dernier texte du panneau du film, qui se réfère à la disparition des Tupinambas : « Je me suis battu depuis la mer, pour qu’il reste plus aucun Tupinamba en vie. Ils étaient étendus le long du rivage, les morts couvraient une lieue environ. Mem de Sà Gouverneur — Général du

Cf. p. 91

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Brésil 1557 » , suivi d'une image d’une plage aux abords de l’océan vide. Le contraste entre le 128

texte qui évoque le charnier, et l'image où aucun corps n’est montré, nous rappelle que le film se construit aussi sur l’irreprésentabilité du génocide, dans et par l'artifice de la reconstitution historique.

Runo Largomasino, More Delicate Than the Historian's Are the Map Maker's Colours, 6 min, 2012-2013, Espagne.

La vidéo de Runo Largomasino prend son titre du poème « The Map », d’Elizabeth Bishop , écrit en 1935: 129

Mapped waters are more quiet than the land is, Their lending the land waves' own conformation: and Norway's hare runs south in agitation, profiles Investigate the sea, Where land is.

Are They Assigned, or can pick the Countries Their colors? -What Suits the character or the native waters best. Topography displays no favorites; North's as near as West. More delicate than the historians 'are the map-makers' colors.

Comme le poème de Bishop, la vidéo de Largomasino compare l'histoire officielle et la perception subjective. Largomasino est fils d'Argentins exilés et a passé la majeure partie de sa vie en Europe. La vidéo More delicate ... est réalisée en complicité avec son père dans le parc San Jeronimo de Séville, où se dresse l’ Oeuf de Colomb, une statue de 32 mètres spécialement conçue pour la 92e Exposition universelle de Séville en 1992. Le titre de la statue se réfère au proverbe l’«œuf de Colomb» : une idée ou brillante découverte qui, après sa première réalisation est censée être plus facile à accomplir que ce qu’elle paraissait. La statue dans le parc San Jeronimo représente Colomb au milieu d'un œuf censé symboliser le monde, dont la coquille représente aussi des voiles de caravelles. Largomasino s’en prend à ce monument au colonialisme, au cours d'une performance filmée.

L'artiste a illégalement ramené en Espagne des œufs en provenance d'Argentine, son pays natal, soigneusement enveloppés dans du coton et emballés dans une boîte. Largomasino

Cf. p. 92

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Elizabeth Bishop, (1911 - 1979), est une poétesse et femme de lettres nord-américaine, lauréate du

et son père se rendent devant la statue, sortent les oeufs de leur protection lisse et les jettent violemment, l'un après l'autre, sur la statue de Colomb. Ce geste remet en question avec simplicité et d'une manière puissante la mystification et la monumentalisation du « premier contact ». Après avoir « vandalisé » la statue, dans une lutte qui n’est pas sans rappeler la lutte de David contre Goliath, l'artiste et son père quittent le parc, en tournant le dos à la caméra. La vidéo, par sa brièveté et sa concision, a aussi valeur de manifeste : elle nous invite à nous révolter contre l'historiographie faite de « grands récits », même si cette révolte peut sembler inutile et dérisoire. Le poème de Bishop fait écho à la pièce dans cette mesure, l'expérience individuelle, aussi fragile et éphémère qu’elle soit, a souvent plus de relief que les récits monumentalisés. La présence du père et la révolte partagée avec le fils, évoque aussi l'idée d'une lignée, d’une tradition et d’une transmission de la résistance politique, à l'ombre des monuments de la culture dominante.

Dans le document Eclats et absences. Fictions ethnographiques (Page 124-127)