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La tradition orale et les chansonniers des années soixante au Québec : une continuité imaginée

2.3 Une rupture générationnelle 1 Chanson de tradition orale

Un nombre restreint d’interprètes du milieu chansonnier a enregistré des chansons de tradition orale francophone sur disque114. La somme de ces pièces est d'approximativement 90, ce qui équivaut à un rapport d’environ une chanson de tradition orale pour seize chansons signées115. Il ne s’agit pas pour autant de l’ensemble de la chanson de tradition orale enregistrée au Québec durant les années soixante. Mais le diagnostic est sans équivoque : les chanteurs dits de « folklore » des générations précédentes, par exemple, Ovila Légaré ou les groupes comme La Famille Soucy, ne

114 Principalement Raoul Roy, Les Cailloux, Les Quatre-20 et Les Cabestans, mais aussi Les Trois

Badours, Pierre Bourdon, Monique Leyrac et Renée Claude.

115 Noter que l’album, Monique Miville-Deschênes chante Noël (GS-135), n’a pas été pris en compte, dans

sont pas des interprètes admis du milieu chansonnier. À l’endos du disque des Cailloux, Ovila Légaré nous lègue une dédicace fort instructive : « Les riches mélodies que nous ont léguées nos ancêtres […] ne semblent pas atteindre notre jeunesse « dans le vent » […]. Il est réconfortant d’entendre notre folklore rajeuni, interprété avec brio par ces talentueux chanteurs116. » La chanson de tradition orale est reçue favorablement par le « public des chansonniers » parce qu’elle est défendue par des artistes du même milieu qu’eux et que ceux-là coupent avec l’image de leurs aînés. Les « groupes chansonniers » : Les Cailloux, Les Quatre-20, Les Cabestans, utilisent tous un ensemble de guitares et des harmonies vocales qui ne sont pas utilisées par les interprètes traditionnels. Les Cailloux emploient en plus le banjo qui rappelle les folksinger américains. Mais si l’influence du mouvement folk est présente dans ce cas, on ne peut pas, pour autant, faire une assimilation rapide entre le mouvement chansonnier et le mouvement folk. La présence de la tradition orale dans le courant américain est beaucoup plus directe qu’au Québec. Quant à Raoul Roy, il présente une approche intellectualisée de la chanson de tradition orale. Elle se concrétise par l’utilisation qu’il a faite des Archives de folklore, la collecte de chansons sur le terrain et sa collaboration avec Luc Lacourcière117. Ce ne sont là que des exemples qui pourront être complétés et formalisés par des recherches ultérieures.

2.3.2 La tradition orale dans le corpus des chansonniers

En terme statistique, de 10 à 12 % de la production chansonnière comportent des traces de tradition orale. Au regard d’une définition esthétique globale, l’indice est trop peu élevé pour être un trait dominant de la chanson signée des années soixante. Par contre, cette présence est trop importante pour arguer d’un rejet de la tradition orale par les chansonniers, leurs interprètes et leur public. On constate, de plus, que la distribution des références à la tradition orale varie énormément d’un artiste à l’autre, comme l’illustre le tableau de l’annexe 3118. J’en conclus que les artistes peuvent intégrer des

116 Texte à l’endos du disque des Cailloux intitulé : Ce soir Les Cailloux, T-70.000 Capitol, 1965.

117 Voir : Raoul Roy, Le chant de l’alouette, Québec, Montréal, Presses de l'Université Laval, Éditions Ici

Radio-Canada, 1969, p. 5, [à l’endos du recueil].

éléments de tradition orale dans leurs chansons sans que cette action n’affecte leur statut d’interprète du mouvement chansonnier.

Au contraire, d’autres interprètes sont exclus de facto de ce groupe : le cas de Jacques Labrecque est éloquent à cet effet. Labrecque se destinait d’abord, dans les années trente, à la chanson lyrique. Dans les années cinquante, il interprète des chansons de tradition orale et s’inspire directement des travaux de Luc Lacourcière, Marius Barbeau et autres119. Plus tard, ces mêmes chercheurs critiqueront la touche théâtrale que Labrecque donne à ses spectacles et son recours aux habits traditionnels (ceinture fléchée, etc.)120. En 1958 et 1959, Jacques Labrecque enregistrera trois albums de chansons signées fortement folklorisées. De surcroît, presque la totalité de ses chansons seront composées par des auteurs-compositeurs du mouvement chansonnier121. Il faut souligner qu’en plus, il lance, de manière effective, les carrières de Tex Lecor et de Lawrence Lepage et participe au balbutiement de celle de Gilles Vigneault. Paradoxalement, le milieu chansonnier lui est fermé, à l’exception de ses propres établissements (Chez Jacques Labrecque à Montréal et Le Centre d’Art de Saint-Jean-Port-Joli) et du Hibou d’Ottawa où le public moitié anglophone, moitié francophone reçoit très favorablement son spectacle122. Tout porte à croire que son image est rejetée. Il est probablement trop associé aux spectacles familiaux qu’il donnait dans les salles paroissiales pour que les jeunes s’identifient à lui.

En résumé, au-delà de la rupture sociologique, structurelle et fonctionnelle, il y a un pourcentage de transmission d’éléments de tradition orale dans le corpus chansonnier. Il reste à savoir comment se distribuent ces fragments et si cette utilisation a des conséquences sur la définition de l’univers chansonnier global.

119 Il fera un peu de collecte de chansons de tradition orale, comme l’indique la pochettedu disque

Jacques Labrecque en France, (MB.33 London, [1960?]), mais les informations restent imprécises à ce

sujet.

120 Voir pour cette section du paragraphe : Mathieu Perron, « Jacques Labrecque et la diffusion de la

chanson traditionnelle : Quand le répertoire folklorique prend des airs d’opéra », dans Ethnologies, vol. 26, n° 2, 2004, p. 82-96.

121 Nombre de chansons par auteur : Gilles Vigneault 12, Lawrence Lepage 9, Jean-Paul Filion 5, Tex

Lecor 1, Marc Gélinas 1. Deux chansons sont de Ovila Légaré dont Des mitaines pas d'pouces chanson littéralisée.