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Une analyse synthèse des liens entre la tradition orale et le mouvement chansonnier

4.6 Conclusion partielle

Malgré le fait qu’il s’agit d’hypothèses, je pense que les données sont assez claires pour qu’on accorde au mouvement chansonnier, le statut de phénomène à part entière et que l’on admette qu’il n’est pas approprié de l’interpréter comme l’épiphénomène d’une « Révolution tranquille » vue comme un seul bloc sous l’égide faussement unifiante du concept de « modernité ». Comme il n’est pas plus fructueux de voir les variantes internes en lien avec la tradition orale ou à caractères identitaires comme de simples extensions d’une dynamique politique; le nationalisme sous ses différentes formes. En plus, la cohérence du mouvement chansonnier est en elle-même une situation historique qui secrète ses caractéristiques, ses pratiques, ses idéologies et ses représentations, lesquelles doivent être prises en considération dans l’analyse. Les liens entre tradition orale et mouvement chansonnier prennent donc diverses directions qui ne mènent ni à une opposition absolue ni sur la formation d’un sous-groupe de chansonniers et d’interprètes à part des autres.

Conclusion

Comme question centrale à ce mémoire était placée le rapport entre la tradition orale et le mouvement chansonnier qui présente dans la littérature nombre d’ambiguïtés. Notre parcours nous a mené dans différentes zones dont je voudrais d’abord faire l’inventaire.

Le chapitre deux traite d’une sous question, soit l’espace occupé par la « chanson folklorisée » dans le corpus général des chansonniers. Je commence par établir les niveaux de rupture entre la chanson poétique et la tradition orale, pour conclure qu’une distance face à l’objet, la « distanciation poétique » permet d’intégrer des éléments de tradition orale sans perpétuer la structure de la chanson de tradition orale. Dans un deuxième temps, je postule l’existence d’une coupure plus générationnelle que formelle, entre le mouvement chansonnier et les courants musicaux qui le précédent. Mais le cœur de mon raisonnement découle de la faible présence effective de tradition orale dans le répertoire chansonnier, laquelle en plus n’est pas toujours associée avec le thème de la tradition. Bref, s’il n’y a pas de « néo-folklore » d’où vient la perception des auteurs ? Elle résulte d’une autre partie de l’idéologie chansonnière qui valorise des éléments du passé, mais qui ne correspondent pas nécessairement aux répertoires traditionnels du Québec. On est donc dupe de l’idéologie chansonnière et d’autres sources idéologiques.

Au chapitre trois, je cherche à illustrer comment le traitement du passé dans La

Manikoutai de Vigneault, même si elle utilise des images qui rappellent le passé, ne se

réfère pas en tant que tel au traditionalisme, dans le sens d’un discours qui valorise la continuité et le refuge dans la tradition. C’est sur la base d’une analyse en profondeur que je décortique les différentes significations du texte et de sa version musicale et vocale. Cette dernière nous renvoie d’abord à une interprétation globale de l’oeuvre qui montre sa richesse, mais du même coup, illustre de quelle manière il est possible d’utiliser des procédés issus de la tradition orale pour construire un univers poétique qui n’a rien à voir avec les schèmes de composition de cette tradition. Enfin, face au corpus

global de Vigneault, ce texte nous renvoie d’abord au thème du pays intérieur vu comme un coin de pays plus que comme une nation. Mais il nous révèle aussi une vision du passé axée sur un rapport à l’intemporel. C’est-à-dire qu’une tradition nous est dépeinte, mais son image se positionne dans un temps indéfini, dans un temps primordial. Globalement la perception de la tradition chez Vigneault ne constitue pas une rupture en tant que telle. Par contre, par la manière qu’a le chansonnier (par sa poésie vocale) de transposer son expérience réelle en un univers imaginaire, il crée une certaine distance avec la tradition.

Enfin, dans le dernier chapitre, je tente de faire un inventaire plus théorique des liens entre tradition orale et mouvement chansonnier. Je cherche à développer un point de vue cohérent qui prend en compte les interrogations soulevées et permet de dégager des grands pôles idéologiques les caractéristiques propres au mouvement chansonnier et sa propre idéologie. De ces caractéristiques, j’analyse le rapport symbolique qui s’en dégage et ses relations avec le passé et l’imaginaire.

En termes globaux, le premier problème de l’interprétation du mouvement chansonnier me semble lié à sa catégorisation comme phénomène lié au modernisme. Une interprétation sans nuance mène à penser que par principe le modernisme empêche la présence d’éléments de tradition orale dans la chanson, étant donné qu’elle représente le traditionalisme. Ainsi, pour que cette chanson puisse à la fois se référencer de la tradition orale et ne pas être renvoyée au rang de traditionalisme, il faut pratiquement postuler une force concurrente. C’est dans ce cadre que devient séduisante l’idée d’un nationalisme renouvelé et épuré, d’un nationalisme « moderne » à la fois issu d’une chanson « moderne » à portée nationale et l’impulsion de cette dernière. Pourtant, une fois que l’on fait disparaître le présupposé que le mouvement chansonnier est un courant qui fait corps avec le « modernisme » on n’a plus besoin de postuler une force particulière, cette variation s’explique d’elle-même. La deuxième difficulté principale est d’articuler à la fois un courant qui se présente socialement comme une certaine rupture, mais qui au niveau symbolique se réfère largement au passé.

Le mouvement chansonnier a un développement complexe. Il est la résultante de l’appropriation d’un courant de chanson qui, pris en main par une classe d’individus principalement issue de milieux étudiants, s’actualise sous sa forme dite poétique. Cela en continuité avec une vision traditionnelle élitiste de l’éducation. Il est à noter que la vision de l’art qui est valorisée par ce groupe l’est tout autant puisqu’elle perpétue la division culture d’élite et culture populaire284. Il n’est donc pas étonnant que le discours de la chanson poétique se réfère au passé en partie par souci de légitimer cette production culturelle comme étant une forme d’art. Dans ce sous-champ précis, valorisation de catégories traditionnelles et rapport symbolique axé vers le passé concordent. Il ne s’agit absolument pas d’un mouvement de remise en question de l’art comme par exemple l’automatisme; on est aussi loin du Refus global de Paul-Émile Borduas.

D’un autre côté, un ensemble de facteurs tend à éloigner les goûts de ce nouveau public des publics qui l’ont précédé. Il se crée une certaine rupture qui est, en partie, indépendante de l’adhésion aux idées modernistes. Bien que la diffusion parallèle des idées modernistes et leur influence sur cette classe d’individus étudiants aient pour effet d’amplifier cette première rupture. Il est donc logique que la tradition orale soit globalement moins représentée dans le mouvement chansonnier, mais aussi que l’on trouve dans certaines régions une interprétation qui laisse une place importante à la tradition orale ou à une approche campagnarde comme celle de Monique Miville-Deschêne. Reste que la plus grande partie du public chansonnier est urbain et de surcroît montréalais. Ainsi, il semble qu’une notion liée à l’évasion et à l’authenticité permette de comprendre l’attrait pour une certaine forme de « chanson folklorisée » et pour d’autres types de répertoire comme celui de Pierre Calvé, qui touche la vie de marin et le voyage. Au niveau symbolique le mouvement chansonnier est aussi relativement axé vers le passé. Mais sans pousser trop loin l’interprétation, on peut penser que le mouvement chansonnier prend une certaine distance avec cette tradition et ce passé. Elle ne s’y réfère pas comme un monde à perpétuer, mais comme un monde

284 Par contre, en même temps, la chanson poétique suit un parcours « populaire » au sens où elle ne

qui a existé et qui n’est maintenant plus totalement le leur. Dans ce sens, il me semble intéressant d’imaginer que le mouvement chansonnier en construisant sa propre image du passé crée en quelque sorte une forme de rupture avec ce dernier, même si elle ne s’articule pas par un rejet. Ainsi, le mouvement chansonnier est à la fois un courant largement orienté vers le passé, mais qui en même temps s’en détache. Cette coupure a aussi pour effet de propulser dans l’oubli les éléments culturels qui ne sont pas valorisés par cette classe d’individus. Il n’est pas étonnant dans ce sens que le mouvement chansonnier prenne la dimension d’un mythe de genèse d’une chanson québécoise qui existe déjà en partie, mais qui ne correspond pas au standard de cette nouvelle élite en devenir. Mais le dernier jalon de construction de l’image du mouvement chansonnier est en lien avec la période suivante.

Dès la fin des années soixante (1968 environ) et avec les années soixante-dix, la perception de ce qui définit la québécitude semble se modifier. L’adhésion à la critique des bases d’une société axée sur l’éducation élitiste, qui était déjà remise en cause par plusieurs, se généralise. Alors que l’apparition des CÉGEP et les différents autres changements dans le système d’éducation, dont la création de l’UQAM, l’objective. Mon hypothèse est que ce changement va de pair avec une modification de la conception sociale, le groupe étudiant s’élargit et tend à faire apparaître une nouvelle classe moyenne. Les mouvements sociaux se radicalisent en fonction des tangentes internationales. Les bases du mouvement chansonnier ne correspondent plus désormais aux modèles valorisés. Dans le sillon du nationalisme qui se radicalise, couplé avec la popularisation de l’image du Québec, les nouvelles idées poussent à reconsidérer les bases de la légitimité du mouvement chansonnier comme objet authentiquement Québécois. Ce qui a pour effet de valoriser les éléments à caractère identitaire, les régionalismes linguistiques et les éléments liés à la tradition orale (objet québécois par excellence). Dans ce cadre, les chansons folklorisées, qui n’étaient dans le courant chansonniers qu’une variante, comme les éléments de nature identitaire, prennent de l’importance. Du point de vue du chercheur ou commentateur qui analyse le mouvement chansonnier à rebours, ces caractéristiques peuvent sembler être l’essence même du mouvement chansonnier. Au sens où, il s’agit d’idées véhiculées depuis le début des

années soixante, mais qui correspondent à l’époque, il faut le rappeler, à des discours marginaux.

Mais en même temps, le mouvement chansonnier en disparaissant et en laissant en place quelques monuments de la chanson comme Gilles Vigneault, Claude Léveillée, Jean-Pierre Ferland, Pauline Julien, devient lui-même une source de légitimation pour la chanson future. Si bien que le style chansonnier en lui-même évolue comme racine légitime d’une chanson désormais « populaire »  à la fois dans le sens de large diffusion, mais aussi parce qu’elle ne se présente plus comme la chanson d’une élite  qui prend des tangentes des plus variées, allant du son du Robert Charlebois (version rock) à Harmonium, Beau Dommage, en passant par Plume Latraverse.

C’est ainsi que la tradition orale et le chansonnier québécois deviennent tous deux des catégories abstraites utilisées autant comme référence ou source d’inspiration que comme base de légitimation de la chanson québécoise. Le mythe bicéphale des origines de la chanson québécoise.

Bibliographie