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Modernisme, traditionalisme et mouvement chansonnier 1 Symbolique de la tradition orale

Une analyse synthèse des liens entre la tradition orale et le mouvement chansonnier

4.2 Modernisme, traditionalisme et mouvement chansonnier 1 Symbolique de la tradition orale

Tel que présenté au chapitre un, la chanson de tradition orale occupe une place importante dans les discours « nationalistes » et « traditionalistes » du XIXe et du début du XXe et elle acquiert, dans ce cadre, une symbolique qui la rattache au monde rural et traditionnel257. Ce dont on n’a pas parlé au premier chapitre, mais qui est esquissé au deuxième c’est qu’à époque, c’est avec l’aval d’un Marius Barbeau que se développe une première série de concerts de tradition orale au Monument national. En abrégé, si au départ l’idéologie de conservation rejoint autant les discours scientifiques que la mise en place de spectacles de variétés inspirés de la tradition orale, de fil en aiguille ces démarches vont s’éloigner considérablement. Les chercheurs vont dégager, du même coup, l’objet (tradition orale) de l’idéologie qui avait suscité au départ l’intérêt pour les recherches. À l’inverse, l’appropriation du processus traditionaliste dans la « culture populaire » perpétuera la représentation de l’objet comme le produit d’une tradition campagnarde et de son assimilation avec la notion de peuple258. La conception du « folklore canadien » issue du champ de la chanson de variété acquiert ainsi une certaine autonomie et génère sa propre image de la tradition, avec l’absence : d’un souci scientifique, d’une obligation de reproduction fidèle, d’une différenciation entre une tradition orale dite authentique (issue de transmission orale) et les chansons à la manière de la tradition orale. Une image qui plaît au public de ces artistes de variété et qui a une incidence sur la « culture populaire », mais qui récolte les critiques des intellectuels.

L’objet « tradition orale » a aussi la possibilité d’acquérir, pour un individu, une symbolique plus personnelle. Particulièrement lorsqu’une chanson lui a été transmise

257 Voir 1.1.1 Idéologies et tradition orale, p. 7-9. 258 Voir 1.7 Terminologie, p. 38.

directement par oralité; par l’entremise d’un ou d’une proche ou dans un contexte semblable.

4.2.2 Opposition au traditionalisme

On peut postuler que ce n’est pas directement la tradition orale qui est rejetée, mais le traditionalisme, en d’autres mots, la position idéologique d’une portion des élites traditionnelles et du clergé et celle de l’Union nationale259. Plus on avance dans les années cinquante et plus les contradictions logiques entre le discours et les pratiques se font sentir. Comme je l’expose au chapitre un, le nombre d’opposants à la doctrine de l’Église et au duplessisme croît, non seulement, mais les espaces disponibles pour la diffusion de nouvelles idées augmentent. On peut penser que l’assimilation de ces nouvelles valeurs a un effet plus rapidement dans la région métropolitaine. De même, les institutions d’enseignement vont évoluer plus vite à Montréal que partout ailleurs, permettant au jeune de la métropole de développer une plus grande autonomie de pensée. Le phénomène de diffusion fait qu’il faudra un certain temps pour que ces idées colonisent l’ensemble des régions, (sans pour autant suivre un cheminement linéaire) et pour diverses raisons, pour que ces idées aient un impact sur l’éducation et la société localement.

Dans un autre ordre d’idée, cette situation ne signifie pas que la chanson poétique au Québec s’accompagne d’une volonté claire de créer un répertoire opposé au « traditionalisme ». C’est-à-dire, qu’il n’est pas nécessaire d’avoir assimilé l’ensemble des nouvelles valeurs pour adopter la chanson poétique comme style. De même, l’Église ne semble pas particulièrement récalcitrante à cette chanson sans dire qu’elle l’encourage globalement. Les propos de Marc Fortin, dans le journal L’Écho du Nord de Saint-Jérôme, sont intéressants à ce propos :

Il y a une vingtaine d’années, si un religieux s’était servi des chansons de Maurice Chevalier ou de Joséphine Baker pour alimenter une neuvaine radiophonique, tous auraient critiqué. Aujourd’hui, dans l’esprit oécuménique [sic.] manifesté par l’Église, il semble normal que l’on utilise les chansons profanes composées par un Claude Léveillée ou un Félix Leclerc, pour passer une doctrine260.

259

Voir1.2 Contexte historique et social, p. 13-15.

260 Marc Fortin, « Une chanson d’Hervé Brousseau pour une neuvaine à Marie », L’Écho du Nord¸ 21

En outre, la poétique est une forme qui admet une certaine variation de contenu qui permet aussi bien l’existence de chanson anticléricale que de chanson d’influence chrétienne, de chanson folklorisée que de non-folklorisée, de chansons inspirées de la campagne que de la ville. De même, la symbolique est malléable et peut, dans différents contextes, être utilisée, traitée et interprétée de différentes façons. En fin de compte, la société des années soixante en elle-même, si elle a bien changé, est loin d’être uniforme.

Dans le cas des interprètes de tradition orale, sans même faire appel au rejet des valeurs issues du courant de pensée « moderniste », on comprend qu’il y a peu de proximité entre l’image populaire du « folklore canadien » et le public des chansonniers, je pense encore à l’approche d’Ovila Légaré ou de Jacques Labrecque. À l’inverse, une approche plus intellectuelle, à la manière de Raoul Roy qui s’inspire du modèle des folkloristes, cadre avec le bagage commun des jeunes issus de milieux étudiants, c'est-à- dire une recherche de distinction. J’ai noté un article d’intérêt à ce propos par Claude- Lyse Gagnon intitulé, « Voici Raoul Roy… Le plus authentique de nos folkloristes! », en voici un extrait :

...Raoul Roy chante. Du folklore. Du vrai. À ne pas confondre, s'il vous plaît, avec la “bonne chanson”... Ce qui veut dire que ça ressemble souvent à de la ballade et que ça remonte loin. Assez loin que l'on dirait parfois des chansons de troubadours. Enfin... [Elle cite Roy] “La plupart des chansons que je connais, je les tiens de mes parents. Ce n'étaient pas des chanteurs de “veillée” comme on peut le penser. Ils ne le sont pas encore non plus. Mais ils aimaient chanter à la maison. Tout seuls. En travaillant, en se promenant…”261

Quant à l’approche des groupes Les Cailloux ou Les Quatre-20, comme je l’ai exposé au chapitre deux262, elle est proche du courant folk américain qui trouve ses adeptes dans des milieux étudiants comparables à ceux du Québec, aux États-Unis.

Malgré tout, la critique du système de pensée traditionaliste a pour effet de rendre suspects, aux yeux de plusieurs, les éléments liés aux différents types de traditions, aux modes de vie des campagnes et à l’Église. Il est donc logique que les objets-chansons symbolisant trop directement le traditionalisme subissent une baisse de

261 Claude-Lyse Gagnon, « Voici Raoul Roy… Le plus authentique de nos folkloristes! », Le Petit

Journal, 17 octobre 1965, p. 43.

popularité qui n’est cependant ni obligatoire ni uniforme. Un facteur qui semble expliquer en partie la faible présence statistique d’éléments de tradition orale dans le

corpus chansonnier autant que l’espace périphérique qu’occupe l’interprétation de

tradition orale dans le mouvement chansonnier.

4.2.3 Les moteurs communs

Comme je l’explique en introduction, un ensemble de circonstances historiques dont une situation économique favorable, une plus grande liberté sur le plan moral et la concordance avec l’augmentation progressive du nombre de jeunes de 15 à 25, crée une situation exceptionnelle pour l’éclosion tant du mouvement chansonnier263 que pour la diffusion de nouvelles conceptions sociales ou politiques. Mais plutôt que de voir ces dynamiques comme un tout unifié, je pense qu’il faut considérer que ces conditions ont eu un effet amplificateur sur plusieurs tendances préexistantes, lesquelles se développent parallèlement. On constate aussi que les jeunes des milieux étudiants sont plus réceptifs aux questions politiques, que les jeunes travailleurs, ce qui encore une fois est relatif si l’on pense au milieu syndical. Il est tout de même logique de voir des croisements importants entre la diffusion des nouvelles idées politiques (discours moderniste, nationaliste, décolonialiste ou indépendantiste) et la diffusion du modèle chansonnier. Cela ne signifie pas que les différents champs respectifs suivent des parcours unitaires ni qu’ils soient conditionnels les uns aux autres.

Également, le changement de génération et les conditions générales des années soixante vont créer un espace favorable au changement et à diverses formes de rupture. D’abord comme je l’ai évoqué au chapitre deux et en différents points du texte264, certains artistes (comme Jacques Labrecque) sont considérés comme des exclus de l’univers chansonnier, parce qu’ils sont associés à une autre génération. On remarque aussi l’absence de référence à certains pionniers de la chanson. C’est à dire que dans le milieu chansonnier des années soixante un personnage comme Félix Leclerc est

263 Il faut noter que la plupart des chansonniers appartiennent à la génération pré-baby-boom ou à la toute

première cohorte du baby-boom. L’effet principal du baby-boom sera d’élargir le public de la chanson poétique.

considéré comme une icône, d’autres comme Raymond Lévesque et Jacques Blanchet sont relativement connus. Par contre, les Roland D’amour, Pierre Pétel ou Lionel Daunais sont pratiquement des illustres inconnus, bien que dans leurs champs respectifs, ils ont fait de la chanson que l’on pourrait dire poétique, bien avant les années soixante. On trouve aussi des auteurs de chansons originales associées à d’autres courants comme le country western (Willie Lamothe, Marcel Martel) ou la chanson humoristique présentée dans les Cabarets (Les Jérolas, par exemple), mais cette dernière n’intéresse pas notre public cible ou n’est pas considérée par ces derniers comme étant de la chanson. Le courant chansonnier crée donc une certaine rupture avec les modèles de chanson en vogue de l’époque précédente265. En résumé, la génération qui prend parti pour le mouvement chansonnier, propulse dans l’oubli (dans le sens donné par Todorov266) des artistes qui ne font pas partie de leur propre bagage de connaissance ou qui ne correspondent pas à leur champ d’intérêts. Enfin, qui dit oubli, dit impression d’un certain commencement, du moins du pont de vue des acteurs du mouvement chansonnier et des critiques qui partagent leur point de vue. Les chansonniers de la fin des années cinquante et des années soixante apparaissent à la fois comme des descendants de Félix Leclerc et comme les représentants d’un âge d’or de la chanson d’auteur du Québec.

4.4 La chanson dans le sillage du nationalisme