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Le rapport au passé dans La Manikoutai de Gilles Vigneault 3.1 Introduction

3.3 Deuxième partie : l’analyse de l'oeuvre 1 Le terme « Manikoutai »

3.3.3 La Manikoutai en musique et en chanson

Il s’agit pour cette section d’exposer quelques éléments relatifs à l’instrumentation, au schéma musical, à la phonologie, en plus de décrire les modifications subies par le texte, une fois transposé à l’oral.

D’abord, on apprend de la bouche de Gaston Rochon, musicien et orchestrateur des pièces de Vigneault, que La Manikoutai est construite sur la base de deux thèmes de musique traditionnelle, un pour le refrain, l’autre pour les complets240. En ce sens, l’enracinement de la tradition orale est plus profond qu’il n’avait semblé à première vue. En ce qui à trait à l’instrumentation, elle est des plus variables, bien que l’on note l’omniprésence des sons graves : chaque pièce utilisant, soit la contrebasse (cordes pincées) soit la basse électrique, s’ajoute pour quatre des interprétations241, un tambour dont la tonalité basse, rappelle la musique amérindienne242. Les autres pièces produisent un effet semblable par un mélange de batterie et de basse. De manière globale, ces sons graves donnent aux interprétations un caractère mystérieux qui vient s’ajouter au pouvoir du terme « Manikoutai ». On remarque, par ailleurs, la présence du violon (6 pièces sur 7) et du piano (4 pièces sur 7), de même que pour certaines pièces, les instruments à vent et de la guitare (version de Claire Pelletier). Dans tous les cas, l’orchestration semble viser la production d’un effet de grandeur; quelque chose de merveilleux, voire de surnaturel, ce qui s’accorde avec l’aspect mythique (mythologique) du texte.

Passons maintenant au schéma musical. Chaque mesure comporte quatre temps, qui se découpent différemment pour les couplets et pour le refrain. Pour le refrain, chaque vers s’échelonne sur deux mesures (huit temps). Les six premiers temps viennent se coupler au schéma ternaire décrit en page soixante et onze, soit : deux séries de court,

240 Voir : Gaston Rochon, Processus compositionnel : genèse de chansons de Gilles Vigneault : un

témoignage, Thèse (phD), Goteborg Universitet, Goteborg, Suède, 1993.

241 Il s’agit des interprétations de Vigneault de 1967 et 1969, de Monique Leyrac 1967 et de Claire

Pelletier de 2003.

242 Selon Michel Grégoire, les Montagnais emploient ce type de tambour pour des chants divinatoires et

incantatoires qui leur permettaient d’attirer le gibier et de prévoir les résultats de la chasse. Voir : Richard Dominique, Le langage de la chasse : autobiographie de Michel Grégoire, Montagnais de Natashquan, Presse de l’Université du Québec, Sillery, 1989, p. 23, 26-30.

court, long, ce qui se traduit, en terme musical, par croche (demi-temps), croche (demi-temps), noire (un temps). Les voyelles finales suivront cette rythmique et les « dit », « -tait » (v. 1), « dis » « -tait » (v. 2) et ainsi de suite, seront allongées et accentuées. Quant aux rimes féminines de chaque refrain, par exemple « fille » (v. 1) et « coquille » (v. 3), elles seront allongées sur trois temps (blanche pointée) et se termineront par la prononciation du « e » final243. Puis, le terme « Manikoutai » sera découpé de manière à allonger et à accentuer les trois dernières syllabes244. Au niveau global, on aura un rythme assez saccadé où l’emphase sera mise sur la fin de chaque vers.

Pour les couplets, en contraste avec les refrains, aucun « e » final n’est prononcé. De manière générale, la mesure de quatre temps couvre l’équivalent de deux vers où chaque syllabe a théoriquement245 la même valeur, soit un quart de temps (double croche)246. Reste que les différentes versions ont leurs particularités. Pour la première version de Vigneault de 1967 et celle de Claire Pelletier de 2003, les douze premiers vers sont mesurés, mais les quatre derniers, plus le vers libre, ne sont pas mesurés247, ce qui cadre avec le découpage exposé en page soixante-treize. Les autres pièces ne suivent pas le même schéma : les versions de Vigneault de 1969 et de Leyrac de 1967, ne conservent comme passage non mesuré que les deux derniers vers et le vers libre, la version de Pauline Julien de 1973 et de Vigneault de 1974 mesure tout le couplet, le vers libre compris et finalement, les couplets de la version de Leyrac de 1972 ne comprennent que des lignes mélodiques non mesurées. Chaque découpage modifie légèrement l’effet global de l’objet musical, le mesuré allant de pair avec l’effet de continuité et le non mesuré avec l’effet d’imprévisibilité et de liberté.

243 Si techniquement le « e » final n’est pas prononcé en français, il l’est souvent en chanson.

244 C’est à dire : « la » croche (demi-temps), « Ma- » croche, « -ni- » noire (un temps), « -kou- » noire,

« -tai » noire ou court, court, long, long, long.

245 Dans les faits, les chanteurs ne respectent pas exactement les temps, ils anticipent ou retardent certains

sons, ce qui est normal et ne sert qu’à rendre la pièce plus vivante.

246 On a donc un schéma de seize quarts de temps où s’insèrent deux fois sept syllabes d’un quart de

temps chacune, suivi pour chaque série d’un quart de silence.

247 Pour les non-musiciens, on décèle un passage non mesuré, lorsqu’il est impossible de compter les

Deux derniers éléments de récurrence sont à noter. D’abord, la présence de ponctuations aux vers quatre-vingt à quatre-vingt-trois donnant invariablement place à un phénomène d’accentuation. Et pour la plupart des versions, un ralentissement aux deux premiers vers du dernier refrain, comme si l’on voulait illustrer la gravité de la situation. Le rythme normal reprend aux deux derniers vers. Enfin, la dernière syllabe « -tai » est soutenue durant toute une mesure, pour que soit bien identifiée la finale.

Les différentes versions orales ont fait subir au texte écrit quelques modifications, mais rien de substantiel. D’abord, un espace de changement se trouve au niveau des groupes pronoms/verbes du premier et troisième vers de chaque quatrain. La version de Pauline Julien correspond sur ce point à la version écrite de 1967248, les vers vingt-trois et soixante et cinq sont inversés, soit « Moi, je dis » (v. 23) et « Je dirai » (v. 65). Les deux versions de Monique Leyrac donne « moi je dirai » pour le vers vingt- trois. La version de Vigneault en 1967, remplace au vers quatre-vingt-cinq « Ils ont dit » par « Ils diront », alors qu’en 1974, c’est au vers quarante-trois « Ils croyaient » que Vigneault utilise « Ils diront ». Bref, tout se passe comme si les verbes et les temps étaient interchangeables, ce qui concorde avec l’idée d’un récit intemporel.

Il nous reste à identifier les éléments caractéristiques de la phonologie québécoise. Si les versions de Monique Leyrac ne contiennent aucun élément, Pauline Julien ne prononce qu’une seule voyelle typique du Québec, au vers quarante « là » avec la voyelle basse, postérieur /lɑ/. Il en est de même pour Claire Pelletier qui transforme le « bien » (v.17) en « ben » /bẽ/. Enfin, pour les versions de Vigneault, les refrains ne contiennent aucun élément phonétique clairement québécois, alors que les couplets contiennent quelques voyelles éparses249. Au premier, couplet on note « charrue » / ʃɑʁy/ (v. 11) et « pas » /pɑ/ (v. 10), avec la basse postérieure /ɑ/. Les nasales de « courant » (v. 9) et « ballant » (v. 15) sont prononcées basses et légèrement antérieurs /ã/. Au deuxième couplet, par contre, « argent » (v. 37) est prononcé avec la nasale

248 Vigneault, Gilles. « Tam ti delam », Gilles Vigneault chante et récite, vol. 2, FL 298 Columbia, 1963. 249 Je n’énumérerai ici que les phonèmes les plus évidents, d’autres termes donnent l’impression de la

présence de l’accent de Natashquan, mais de manière si subtile qu’il ne m’a pas été possible d’en décrire la phonologie exacte.

basse, postérieure /ɑ̃/. La fin du deuxième couplet est marquée par une série complète de phonème québécois : « pas » /pɑ/ (v. 38), « pas » /pɑ/, là /lɑ/ (v. 40), va /vɑ/ (v. 41), « piquant » /pikã/ et « déchirant » /deʃiʁã/ (v. 39) et « Ça » /sɑ/ (v. 42). Pour le troisième couplet aucun élément phonologique ne m’a semblé clairement québécois. Quant au dernier couplet, on voit apparaître la dernière syllabe de « salueras » /salyʁ /ɑ/ et « pas » /pɑ/. Globalement, on trouve une légère tendance à l’augmentation des phonèmes québécois dans les sections du texte où il y a prise de parole, ce qui est plus évident pour le deuxième couplet. Malgré tout, la phonologie de La Manikoutai reste difficile à interpréter. En fait, si l’on compare avec une chanson comme Berlu où les traits phonétiques québécois sont omniprésents ou avec une autre comme J’ai pour toi

un lac où ils sont absents, la présente chanson fait figure d’entre-deux, comme si

Vigneault avait voulu mélanger le caractère régional des parlers québécois, avec la visée d’universalité du français international. En d’autres mots, marquer le récit à la fois d’un caractère local et universel.