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Une réversibilité du décrochage marquée socialement

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Chapitre 4. Les sortants sans diplôme de l’enseignement supérieur en 2010

3. Une réversibilité du décrochage marquée socialement

La section précédente a permis de mettre en évidence une certaine hétérogénéité parmi les sortants sans diplôme, d’une part dans leur rapport aux études et leur rapport au travail et d’autre part, dans leurs motivations et stratégies autour du parcours d’études. Vu cette hétérogénéité, il convient de ne pas se focaliser sur le seul fait de décrocher de l’enseignement supérieur. En effet, la sortie sans diplôme de l’enseignement supérieur n’est pas toujours définitive et les reprises d’études au cours des trois années qui suivent cette première sortie augmentent d’une génération à l’autre (Ménard, op.cit.). Ainsi, le décrochage dans l’enseignement supérieur apparaît de plus en plus réversible et cette réversibilité est marquée socialement (Gury et Moullet, 2007 ; David et Melnik, 2014).

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Environ 1 jeune sur 3 sorti sans diplôme de l’enseignement supérieur en 2010 a repris des études entre 2011 et 2013 (date de l’enquête) ou poursuivi ses études en contrat de professionnalisation en 201027. Le fait de pouvoir reprendre ses études après les avoir arrêtées une première fois

atteste à la fois de dispositions différentes à l’égard des études et d’espace des possibles plus ou moins restreints. Des estimations économétriques permettent de mettre en évidence les déterminants de la reprise d’études en lien avec les inégalités et les capabilités (tableau 4.5). Les femmes reprennent plus leurs études toutes choses égales par ailleurs, ce qui traduit un effet du genre sur le rapport aux études. En outre, les chances de reprise d'études augmentent lorsque l'origine sociale s'élève, mais également suivant l'appartenance à une des catégories de décrocheurs. La sortie de l'enseignement supérieur est, par exemple, plus souvent définitive pour les jeunes qui ont abandonné, ou pour les détenteurs d'un baccalauréat professionnel (modèle 1). Le croisement de l’origine sociale avec la classe de décrocheurs permet de mettre en exergue son pouvoir discriminant sur les stratégies de poursuite d’études et sur les aspirations (modèle 2). En effet, les jeunes qui ont quitté prématurément l’enseignement supérieur reprennent d’autant plus leurs études lorsqu’ils ne sont pas d’origine modeste. Enfin, la réversibilité du décrochage après un abandon est l’apanage des jeunes des classes supérieures, les seuls pour lesquels le coefficient n’est pas significatif.

En résumé, les données de l’enquête Génération permettent d’abonder dans le sens de fonctionnements différentiés par l’origine sociale à ressources égales, révélateurs d’un entremêlement des facteurs de conversion individuels et sociostructurels dans la capabilité à aspirer et à réaliser ses aspirations (Hart, op.cit.), mais également, dans la conversion des ressources « éducatives » en fonctionnements alternatifs dans l’enseignement supérieur après la primo-sortie. Notre approche ne résiste néanmoins pas à la critique communément admise autour des tentatives empiriques pour opérationnaliser l’approche par les capacités, il est en effet plus facile d’évaluer les libertés en termes de privations que les libertés elles-mêmes (Bonvin et Farvaque, op.cit.). De plus, le caractère individuel des données mobilisées ne permet pas de faire état des contextes dans lesquels les situations de décrochage sont vécues par les étudiants, de leurs conditions de vie et d'études, de leur socialisation estudiantine, etc. et, plus généralement, du degré avec lequel leurs choix sont contraints ou pas.

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Tableau 4.5. Déterminants de la reprise d’études (modèles dprobit)

Modèle 1 Modèle 2 Homme -0,08*** -0,08*** Non-accrocheurs (1) 0,12*** Accrocheurs abandon réf Décrocheurs en échec 0,10*** Classe supérieure 0,10*** Classe intermédiaire 0,05** Classe populaire réf

Non-accrocheurs : classe sup 0,11***

classe intermédiaire 0,09***

classe populaire réf

Accrocheurs abandon : classe sup ns

classe intermédiaire -0,11***

classe populaire -0,07**

Décrocheurs en échec : classe sup ns

classe intermédiaire ns

classe populaire ns

Bac général avec mention réf réf

Bac général sans mention : Bac S ns ns

Bac ES ns ns

Bac L ns ns

Bac technologique : avec mention ns ns

sans mention ns ns

Bac professionnel : avec mention -0,15*** -0,15*** sans mention -0,19*** -0,19***

Age au bac -0,02** -0,02**

Au moins un enfant -0,20*** -0,20***

Sources : Céreq, enquête Génération 2010, calculs de l’auteur. Champ : 2668 sortants non-diplômés (hors apprentissage).

Les coefficients présentés sont les effets marginaux. Les coefficients étoilés sont significatifs, * au seuil de 10%, **5%, ***1%.

(1) Les jeunes qui ont quitté l'enseignement supérieur précocement ont 12% de chances de plus de reprendre leurs études par rapport aux jeunes qui ont abandonné.

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Conclusion

L’objectif de cet article était de documenter les facteurs pouvant expliquer la persistance du phénomène de décrochage dans l’enseignement supérieur. Les politiques de lutte contre le décrochage axent leurs efforts sur l’orientation post-baccalauréat et la réussite en licence. À l’aune de l’approche par les capabilités, les résultats valident l’effet de l’inégale capabilité des jeunes à s’orienter mis en évidence dans la littérature et des préférences adaptatives sur le décrochage. Ainsi, les bacheliers professionnels et technologiques qui entrent en licence sont d’un niveau scolaire moindre et/ou d’origine sociale plus modeste. En outre, ils ne se réorientent pas dans les proportions observées pour les bacheliers généraux. Pourtant, la plupart des réorientations ont un effet bénéfique sur l'obtention d'un diplôme, attestant de l’importance du pouvoir d’agir de l’étudiant dans la capabilité pour l’éducation.

Si la capabilité à s’orienter est une condition nécessaire de la capabilité pour l’éducation, le décrochage ne peut cependant se résumer à un déficit de capabilités, matérialisé par les problèmes d’orientation et d’échec. Les injonctions à s’orienter et réussir sont contrariées par les choix des étudiants. Certains abandonnent après avoir pour partie validé leur première année et le risque d'abandon augmente parmi les sortants de BTS et/ou les jeunes d’origine modeste, alors même que l’orientation a pu être choisie. D’autres, plus de la moitié des décrocheurs, quittent prématurément l’enseignement supérieur. L’effet positif de l’origine sociale sur le risque d’une sortie précoce confirme la variabilité des motivations des étudiants, ces dernières ne s’orientant manifestement pas toutes vers une réussite immédiate. Ce résultat est corroboré par l'effet de l’origine sociale sur la réversibilité du décrochage, attestant de la propension plus marquée pour les jeunes d’origine aisée à s’engager dans des parcours non linéaires. De fait, l’incidence du décrochage apparaît plus forte pour les jeunes d’origine modeste ou les bacheliers professionnels pour lesquels la sortie est souvent définitive, même si choisie.

Analyser le décrochage à l’aune de l’approche des capabilités induit de tenir compte des choix des étudiants dans l’appréhension de leur orientation scolaire et professionnelle en leur proposant des actions ciblées. Dans cette optique, la mission dédiée aux politiques de lutte contre le décrochage ne serait donc pas tant de faire réussir tous les jeunes dans l’enseignement supérieur que de les accompagner dans leurs projets, quels qu’ils soient, afin de promouvoir leurs libertés de mener une vie qu’ils ont des raisons de valoriser, objectif qui ne recoupe pas nécessairement celui d’obtenir un diplôme. À l’aune de l’approche des capabilités, la question de l’orientation post-bac est également centrale, mais diffère de la vision prescriptive des

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politiques actuelles d’orientation qui tendent à vouloir encourager la réussite, tout en empiétant sur les libertés des jeunes et en restreignant leur espace des possibles. En effet, si certains jeunes font le choix assumé d’entrer dans une filière où leurs chances de réussite sont faibles, il faut leur laisser ce choix-là et les accompagner.

La mise en place en 2009 du portail Admission Post-Bac censé rationaliser l’orientation selon le niveau scolaire, la localisation géographique, etc. ne déroge pas à cet écueil. Un article récent28

montre qu’environ 6% des bacheliers n’ont pas reçu de propositions d’affectation, ce chiffre atteignant 27% pour les bacheliers professionnels.

Il apparaît évidemment nécessaire de poursuivre et compléter les investigations sur le décrochage en lien avec l’approche des capabilités en mobilisant des données plus qualitatives, afin de mettre en exergue les choix des jeunes et documenter les alternatives potentielles qui s’offraient à eux au moment où ils ont quitté l’enseignement supérieur. Sans ces compléments et en regard de l’hétérogénéité du public et des facteurs explicatifs du décrochage, les actions prescriptives et englobantes menées sur l’orientation et la réussite risquent une nouvelle fois de montrer leurs limites.

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Troisième partie. Parcours des diplômés

sur le marché du travail : valorisation de

la trajectoire universitaire et

reproduction sociale

dans les files

d’attente

Cette troisième et dernière partie aborde l’accès à l’emploi des diplômés de l’université et offre une nouvelle occasion d’opérationnaliser l’approche seno-bourdieusienne, en orientant la focale sur les transitions entre l’enseignement supérieur et le marché du travail. On s’intéresse également ici aux dispositifs institutionnalisés dans les universités après la promulgation en 2007 de la loi relative aux libertés et responsabilités des universités (LRU) et à leurs effets sur l’accès à l’emploi des bénéficiaires. Le premier chapitre de cette partie propose un essai d’analyse globale des déterminants des parcours, du système éducatif au marché du travail à partir des données nationales de l’enquête Génération 2010. Nous appliquons de nouveau une pondération par les niveaux de capital économique et culturel des parents sur les niveaux de ressources à disposition des diplômés pour analyser à la fois les inégalités dans l’accès aux diplômes universitaires et à l’emploi, mais également pour expliquer les différences de conversion des ressources entre les individus aux différents stades de leur parcours. Sur le marché du travail, la capability for work est jaugée à partir des indicateurs d’insertion classiques puis à l’aune d’un indicateur composite original mêlant des éléments objectifs et les préférences individuelles.

Le second chapitre a pour objet une évaluation de la diffusion et de l’efficacité des dispositifs d’aide à destination des étudiants dans les universités qui tendent à se généraliser depuis la LRU. Ces dispositifs visent plusieurs objectifs qui se recoupent : l’accompagnement des étudiants dans leur orientation, dans la construction de leur projet professionnel, la facilitation de l’intermédiation avec le marché du travail, la préparation de l’insertion professionnelle, l’acquisition des outils et techniques de recherche d’emploi, la sensibilisation à l’entrepreneuriat et à la création d’entreprises, etc. Ces dispositifs sont premièrement évalués à l’aune de leur diffusion, mesurée par la participation suivant les diplômes, les spécialités de formation et

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l’origine sociale des diplômés, et également de leur utilité. La légitimité et l’efficacité des aides est ensuite interrogée en comparant l’insertion des bénéficiaires à celle des non-bénéficiaires. Enfin, la plus-value potentielle des dispositifs universitaires est remise en perspective d’une analyse en termes d’inégalités pour évaluer s’ils peuvent permettre de réduire les inégalités à l’insertion ou au contraire, participent à la reproduction sociale.

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Chapitre 5. Libertés de choix et accès des

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