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Le poids des structures sociales sur les capabilités

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Chapitre 2. Une proposition pour comprendre les libertés de choix des individus dans les files

1. Des libertés de choix réduites, car encastrées dans des marchés de plus en plus segmentés, côté

1.2. Le poids des structures sociales sur les capabilités

Dans l’AC, Sen explique de quelle façon les individus réalisent certains fonctionnements au regard de leur espace d'opportunités, de leurs capabilités et des facteurs de conversion de ces capabilités en fonctionnements réalisés, mais pas la façon dont laquelle les "structures sociales

objectives" conditionnent leurs choix et donc leurs pratiques. Pour Lahire (2012, p.24), « les pratiques considérées (…) ne se comprennent donc que si l’on étudie d’une part, les contraintes contextuelles qui pèsent sur l’action (ce que le contexte exige ou sollicite de la part des acteurs) et, d’autre part, les dispositions socialement constituées (cf. infra) à partir desquelles les acteurs perçoivent et représentent la situation, et sur la base desquelles ils agissent dans cette situation ». En regard de ce qui précède, le terme de liberté limitée semble plus approprié que

celui de liberté substantielle, qui tient compte des dispositions socialement constituées des individus et donc de leurs habitus. Nous rejoignons ici Webb et al. (2002) lorsqu’ils rappellent que le degré de liberté des individus est contraint par leur habitus qui limite les expériences et les attentes. La latitude dans le choix est aussi fonction des rapports de domination et des négociations. C’est la conclusion à laquelle parvient Mazade (2014) dans une étude évaluant un dispositif d’insertion professionnelle à travers les relations entre les demandeurs d’emploi et les agents du service d’emploi.

Plus généralement, l’influence des structures sociales chez Sen ne semble jouer que sur les « contraintes contextuelles de l’action », pour reprendre les termes de Lahire. Dans un nouveau

modèle économique (2003, p.12), Sen écrit ainsi que « notre liberté d’action est nécessairement déterminée et contrainte par les possibilités sociales, politiques et économiques qui s’offrent à nous ». Pourtant, il arrive parfois que Sen esquisse un début de raisonnement structuraliste dans

ses écrits sans le développer réellement, de telle sorte que le lecteur avide d’éléments de contextualisation sociologique reste sur sa faim. Son ouvrage «Repenser l’inégalité» (2000a) en fournit une illustration. Sen met l’accent sur le fait que l’évaluation des capabilités doit tenir compte des libertés réelles dont jouissent réellement les individus et pas seulement celles postulées a priori. « Si le conditionnement social ôte à quelqu’un le courage de choisir (…), il

ne serait pas juste de procéder au jugement en postulant qu’elle a vraiment ce choix-là » (Sen

2000a, p.243). Pour Sen, la focalisation sur les libertés réelles doit tenir compte de « tous les

obstacles, y compris ceux que crée la discipline sociale ». Il critique au passage l’utilitarisme

« qui néglige tout particulièrement les droits de ceux qui sont trop soumis ou brisés pour avoir

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de commettre une erreur du même ordre dans la prise en compte des capabilités » (op.cit.

p.243).

Pour De Munck (2008, p.36), l’AC est « une théorie sociale plus ou moins implicite, qu’on peut

qualifier (…) d’institutionnaliste ». Selon lui, les sociologues, en se focalisant sur le choix, ont

en effet tendance à oublier les deux autres acceptions du terme de capabilités, épanouissement et réalisation qui sont étroitement liées aux relations sociales, et au contexte institutionnel et politique. À cet égard, la capabilité est une notion complexe, fruit d’une double articulation entre l’individu et le social d’une part et, entre les questions causales et les questions normatives (De Munck, op.cit.). L’explication que l’on peut fournir est que l'approche par les capabilités «

n'est pas et ne doit pas se vouloir être une théorie du changement social » (Dean, 2009). Elle

n’en est pas moins utile pour réfléchir sur l’usage des indicateurs et des précautions à prendre en termes d’évaluation. Ce point de vue est partagé par Robeyns (2003) pour qui « l’approche par

les capabilités est un cadre pour la réflexion, un outil normatif, mais pas une théorie entièrement spécifiée qui apporterait des réponses adaptées à toutes les questions normatives. Pour cette raison et bien qu'elle soit utile, elle ne peut à elle seule expliquer les dynamiques et l'expérience de l'inégalité ».

À la suite d’Ingrid Robeyns, nous nous proposons d’introduire les complémentarités entre l’approche par les capabilités et la sociologie. Les critiques adressées par Sen aux tenants du capital humain et à l’économie néo-classique en général trouvent un écho dans les travaux de Pierre Bourdieu. Les deux approches ont en commun de ne pas considérer les seuls biens matériels dans l’évaluation des inégalités. Alors que l’approche par les capabilités est utile pour tenter d’évaluer les inégalités, les concepts bourdieusiens de champ, des différentes formes de capital et d’habitus permettent une meilleure compréhension des processus et de l’expérience de l’inégalité (Bowman, 2010). Les concepts élaborés par Bourdieu comblent les lacunes de l’approche des capabilités, à savoir notamment la nature socialement construite du choix que Sen n’a reconnu que tardivement (2003). Ses concepts de champ, d'habitus et de capital peuvent aider « à donner du sens à la relation entre les structures sociales objectives (institutions,

discours, champs, idéologies) et les pratiques de tous les jours (ce que les gens font et pourquoi ils le font) » (Webb et al. 2002, p.1).

Les notions de capital et d’habitus permettent de formaliser ce « conditionnement social », problème que Sen évoque puis contourne astucieusement en justifiant une prise en compte des facteurs sociaux pour mesurer les libertés réelles. Mais comment s’y prend-il ? Comment lutter

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contre les inégalités sans parvenir à expliquer l’influence des facteurs sociaux qui pèsent sur les libertés et ce qu’il apparaît raisonnable de faire ? Surtout, les lacunes sociologiques de l’AC l’empêchent de pouvoir expliquer les mécanismes de reproduction des inégalités alors qu’ils sont parfaitement documentés par Bourdieu.

De plus, les théories de Sen et Bourdieu, de par leur construction théorique, affirment de fait que les individus ne sont pas égaux entre eux et justifient la nécessité d’une aide différenciée auprès des individus selon leur niveau de ressources pour réduire les inégalités. Pour Bourdieu, ces inégalités ont trait à des différences d’habitus (cf. infra définition) qui se traduisent par des niveaux différenciés d’acquisition de capital (économique, social, culturel, symbolique, etc.) tandis que pour Sen, les inégalités sont la signification que les individus ne jouissent pas des mêmes libertés individuelles donc des mêmes capabilités initiales.

Appliquée à une analyse des files d’attente, une théorie qui ne renseigne pas sur la prévalence du contexte social ne peut sembler que lacunaire comme cela a pu être démontré dans le chapitre précédent pour le marché du travail. C’est la raison pour laquelle nous assumons une approche interdisciplinaire dans le but de nourrir notre analyse des apports de travaux d’autres disciplines. À cet égard, les analyses et les concepts développés par Pierre Bourdieu semblent particulièrement opérants pour aider à la compréhension de la dynamique des inégalités, mais surtout, une source inépuisable de réflexion dans l’étude de la sociologie des pratiques et notamment de la reproduction, et donc pour les politiques publiques. Rien de plus légitime également que de s’intéresser à Bourdieu lorsqu’on cherche à démêler les nœuds des trajectoires universitaires, lui qui a mené nombre de travaux sur l’éducation en France et notamment sur l’enseignement supérieur. D’une manière générale, l’éducation revêt une importance décisive pour Bourdieu pour qui elle est un vecteur de changement social entre les générations dans le sens où, les individus sont susceptibles de s’élever socialement par l’intermédiaire de l’école. Après avoir présenté succinctement quelques-uns de ses concepts théoriques les plus marquants, nous verrons quel peut en être l’apport pour l’analyse empirique.

1.2.1. Les concepts de Bourdieu

Bourdieu (1997a, p.52) montre que « pour rompre avec le paradigme dominant qui s’efforce de

rejoindre le concret par la combinaison de deux abstractions, la théorie de l’équilibre général et la théorie de l’agent rationnel, il faut, tenter de construire une définition réaliste de la

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rationalité économique comme rencontre entre des dispositions socialement constituées et les structures, elles-mêmes socialement constituées de ce champ ». Ainsi il oppose au choix

rationnel de l’homo oeconomicus, le choix d’un individu déterminé par son habitus et influencé par la structure même du champ dans lequel celui-ci s’inscrit6. Pour Granovetter (1973, 1985,

2008), les actions économiques sont encastrées dans des réseaux des relations sociales qui contraignent les choix des individus. Selon lui, la conception atomisée du comportement humain dans l’économie classique et néo-classique correspond à une vision sous-socialisée de l’action ignorant l’influence des relations sociales, elle s’oppose à celle sur-socialisée d’une frange de la sociologie moderne ayant tendance à imposer le rôle du contexte social sur les actions des individus tout en négligeant le contexte économique. Bourdieu critique la vision interactionniste de Granovetter qui, à trop se focaliser sur les réseaux et les relations interpersonnelles, ignore la contrainte structurale du champ. Cette approche « s’autorise ainsi à réduire la structure du

rapport de forces qui est constitutif du champ à un ensemble d’interactions dépourvues de toute transcendance (…) faisant ainsi disparaître tous les effets de structure et toutes les relations de pouvoir » (op.cit. p.55).

Par analogie à l’économie, Bourdieu a développé son propre concept de capital, mais la définition qu’il lui donne est extrêmement large. Cette définition inclut les choses matérielles, le capital économique et financier, d’autres immatérielles, telles que le capital culturel façonné par la socialisation primaire puis scolaire ainsi que par le rapport à la culture (capital technologique, juridique, organisationnel, etc.), le capital social (ressources issues du système de relations de l'individu) et, le capital symbolique relatif au prestige social et à l’autorité. En d’autres termes, le capital désigne chez Bourdieu l’ensemble des ressources matérielles et immatérielles « rares » conférant certaines dispositions à agir au sein d’un champ. Bourdieu en donne une définition simple, « le champ est un microcosme autonome à l'intérieur du macrocosme social » (Bourdieu 2000, p.52). Dans son acception et en résumant de manière simpliste, un champ est autonome dès lors qu’il est, régi par des règles ou des codes particuliers et, le théâtre de luttes de pouvoir. Pour en revenir au capital, la conceptualisation proposée par Bourdieu reprend à son compte un des postulats de la théorie économique : une concurrence s’exerce entre les individus dans l'accès aux ressources (ou au capital) qui pour Bourdieu, on le rappelle peuvent être protéiformes. Selon lui, la compétition que se livrent les individus est symptomatique du

6 Cette vision se rapproche de la théorie de la rationalité limitée développée par Herbert Simon (1957) même si ces

dernières divergent dans leur philosophie de l’action. La rationalité de l’individu est ici limitée par le champ des possibles qui s’offre aux individus et qui est contraint par leurs capacités intellectuelles, qui quelles qu’elles soient, ne sont pas illimitées.

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pouvoir que le capital confère à ses détenteurs, en termes de domination. L'agent est donc amené à élaborer des stratégies fortement dépendantes du stock de ressources (ou de capital) à sa disposition. Les anticipations réalisées par les individus sont étroitement liées à leurs aspirations objectives, qui varient d'un individu à l'autre en fonction de la position dans le champ, du statut social, des titres scolaires, des relations sociales, etc. Selon son positionnement au sein d’un champ, l’individu va chercher à maintenir sa position s’il est bien situé ou alors, à s’élever dans la hiérarchie sociale s’il est mal situé. Pour Bourdieu (1978, p.2), « les stratégies de

reproduction, et en particulier les stratégies de reconversion par lesquelles les individus ou les familles visent à maintenir ou à améliorer leur position dans l'espace social en maintenant ou en augmentant leur capital au prix d'une reconversion d'une espèce de capital dans une autre plus rentable et/ou plus légitime (par exemple du capital économique en capital culturel), dépendent des chances objectives de profit qui sont offertes à leurs investissements dans un état déterminé des instruments de reproduction (état de la coutume et de la loi successorale, du marché du travail, du système scolaire, etc.) et du capital qu'elles ont à reproduire ». Un des

développements majeurs opérés par Bourdieu autour de la notion de capital est celui de capital culturel. Il en donne trois formes distinctes, l'état incorporé qui correspond à l'ensemble des dispositions durables chez un individu (habitus culturel), l'état objectivé relatif à la consommation de biens culturels (livres, cinéma, etc.) et enfin, l'état institutionnalisé qui coïncide avec la matérialisation du capital culturel en « titres scolaires » pouvant s'échanger sur un marché et dont la valeur dépend de la position dans la hiérarchie des titres scolaires (Bourdieu, 1979).

Bourdieu explique que le niveau espéré d'acquisition supplémentaire d'une part de capital (culturel ou autre) est dépendant de l'habitus de l'individu considéré. Il définit l'habitus comme un « système de dispositions durables et transposables, structures structurées disposées à

fonctionner comme structures structurantes, c'est-à-dire en tant que principes générateurs et organisateurs de pratiques et de représentations qui peuvent être objectivement adaptées à leur but sans supposer la visée consciente de fin et la maîtrise expresse des opérations nécessaires pour les atteindre» (Bourdieu 1980, p.88).

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1.2.2. Opérationnalisation des concepts dans le champ de l'enseignement supérieur Bourdieu a consacré une partie de ses recherches à l'analyse du système éducatif. Celles-ci ont constitué autant de domaines d'application pour tester la robustesse et l'opérationnalité de ses concepts. En partant du constat des inégalités d'accès au diplôme malgré les politiques de démocratisation scolaire, Bourdieu s’est ainsi longuement interrogé sur l’influence de l’environnement social et notamment celle des parents et de la famille, sur la destinée scolaire des jeunes. Avec Passeron, ils écrivent à ce sujet :

« Définissant des chances, des conditions de vie ou de travail tout à fait différentes, l’origine

sociale est, de tous les déterminants, le seul qui étende son influence à tous les domaines et à tous les niveaux de l’expérience des étudiants, et en premier lieu aux conditions d’existence »

(Bourdieu et Passeron 1964, p.23).

« L’expérience de l’avenir scolaire ne peut être la même pour un fils de cadre supérieur qui,

ayant plus d’une chance sur deux d’aller en faculté, rencontre nécessairement autour de lui, et même dans sa famille, les études supérieures comme un destin banal et quotidien, et pour le fils d’ouvrier qui, ayant moins de deux chances sur cent d’y accéder, ne connaît les études et les étudiants que par personnes ou milieux interposés » (op.cit, p.12).

Pour Bourdieu, la plus grande réussite scolaire des catégories les plus aisées socialement s’explique par le fait qu’une partie des enfants de ces classes favorisées ont déjà intériorisé les normes et les codes véhiculés par l’école qui sont proches de ceux du cercle familial. Etant déjà en partie socialisés aux règles de l’école et à sa façon de faire apprendre, ils sont dans les meilleures conditions pour réussir leur parcours scolaire. Selon Bourdieu, les dispositions pour l’école sont « modelées » par l’origine sociale et le capital culturel du jeune ; l’habitus prédisposant les individus dans leurs choix et pratiques et donc dans ce qui leur paraît réaliste : « Même si elles ne sont pas estimées consciemment par les intéressés, des variations aussi fortes

dans les chances scolaires objectives s’expriment de mille manières dans le champ des perceptions quotidiennes et déterminent, selon les milieux sociaux, une image des études supérieures comme avenir « impossible », « possible » ou « normal » qui devient à son tour un déterminant des vocations scolaires » (op.cit. p.12).

Ainsi, l’institution scolaire reproduit les hiérarchies scolaires et donc les hiérarchies sociales de par son organisation en parcours et spécialités plus ou moins prestigieuses suivant les

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orientations initiales, assurant un tri ordonné suivant l’origine sociale entre les bons et les mauvais élèves (Bourdieu et Passeron, 1970). L’éducation en tant que champ est le principal vecteur de la reproduction des inégalités.

« Pour se convaincre que tout prédispose un système d'enseignement traditionnel à servir une

fonction de conservation sociale, il suffit de rappeler, entre autres choses, l'affinité d'une part entre la culture qu'il inculque, sa manière de l'inculquer et la manière de la posséder que suppose et produit ce mode d'acquisition, et d'autre part entre l'ensemble de ces traits et les caractéristiques sociales du public auquel il l'inculque, ces caractéristiques étant elles-mêmes solidaires des dispositions pédagogiques et culturelles que les agents d'inculcation tiennent de leur origine sociale, de leur formation, de leur position dans l'institution et de leur appartenance sociale » (Bourdieu et Passeron op.cit. pp.246-247). En proposant un mode de

pédagogie unique et de manière égale à des élèves placés dans des voies de formation plus ou moins prestigieuses, l’école favorise les mieux dotés en capital culturel dans l’accès aux diplômes, mais en plus reproduit les inégalités initiales sous couvert d’égalité des chances.

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