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3. 5 Une différence de point de vue : António Fernandes versus Pedro Páez

3. 5 Une différence de point de vue : António Fernandes versus

Pedro Páez

Car en effet, ce fut le supérieur António Fernandes qui chargea M. de Almeida de la tâche de réécrire l’História da Etiópia de Pedro Páez alors que les pères d’Éthiopie se retrouvaient, à la fin de l’année 1625 et au début de celle de 1626, afin de pratiquer les Exercices spirituels, en assemblée plénière373. Vingt ans plus tard M. de Almeida écrivait dans le prologue de son manuscrit les raisons de l’écriture de la manière suivante : 372 A. Mendes, ‘Carta’, cette lettre du 29 septembre 1655 est incluse dans Teles, B., História geral de Ethiopia a Alta ou Abassia do Preste Ioam..., 1660. 373 À l’exception de ceux de la province du nord (celle du Tigré) à cause de la distance, ARSI, Goa 39 II, Hist. Æthiopiæ, doc. 52, f° 312 (Extrait de la lettre annuelle de 1625 à 1626 écrite par Gaspar Paez, Tamqhâ, 30 juin 1626).

« Surtout, je veux que l’on sache que le père Pedro Páez, duquel plus avant je ferai largement mention, commença à composer cette Historia de

Ethiopia. Les supérieurs [de la Compagnie] en Inde lui envoyèrent ce que le père Frei Luis de Urreta avait édité à Valence peu de temps avant, afin qu’il réfute les nombreuses erreurs et mensonges que João Baltezar avait mis dans la tête du dit-auteur. Ce que fit le père Pedro Páez, mais comme sa principale intention était la réfutation (du livre d'Urreta) il n'a pas conduit l’histoire [de manière] aussi cohérente et ordonnée qu'il était souhaitable. En même temps, comme il était Castillan, il commit des fautes avec la langue portugaise dans laquelle il écrivit, étant en train d’oublier énormément la [langue] espagnole, dont il ne s’était pas servi depuis des années. Pour ces raisons le supérieur [de la mission éthiopienne], qui était alors le père António Fernandes, avec le consentement des autres pères de l'assemblée tenue à Gorgorra au début de l'année 1626, me chargea de décrire cet État chrétien pour le service de Dieu et dans le but de le faire plus largement connaître » 374.

Cet extrait écrit en 1646 alors que M. de Almeida était en train d’achever son

História da Etiópia est particulièrement significatif des changements

d’appréciations opérées par l’auteur lui-même sur le texte de Páez. La différence entre les deux témoignages de Almeida est manifeste. Le premier, en 1624, était particulièrement dithyrambique à l’égard du manuscrit de Páez alors que le second met en avant essentiellement les critiques faites au texte. Les premières lignes sont explicites quant à sa reconnaissance vis-à-vis de Páez sur la genèse de son Histoire. M. de Almeida étant arrivé en Éthiopie en 1624 reprit pour l’événementiel ce que Páez avait rédigé. En revanche, son História da Etiópia si elle reprend une partie considérable du matériel documentaire mis au jour, traduit en portugais par Páez (listes, chroniques royales, hagiographies…) elle est une réécriture du texte de Páez,

374 Je me suis appuyé sur le texte portugais pour la traduction française de cet extrait (Ross E. Denison, « Almeida History of Ethiopia : Recovery of the Preliminary Matter », 1921-1923, p. 794).

à la fois sur le plan rhétorique et argumentatif, et aussi sur la nature même du texte (nous y reviendrons). Ce que ce prologue soulignait également était que les arguments présentés en 1624 comme des avantages étaient devenus des inconvénients.

Il y avait, par exemple, celui concernant la castillanité de Pedro Páez. Dans son premier rapport M. de Almeida la saluait comme un atout puisqu’elle permettrait de faire taire des adversaires qui verraient dans cette réfutation un règlement de comptes entre Portugais et Castillans. Almeida mettait en évidence qu’un Castillan répondait à un autre Castillan. Près d’une vingtaine d’années plus tard, l’argument s’était essoufflé voire retourné : son castillan natal l’avait empêché d’écrire dans un portugais correct. Mais il s’agit là de l’argument secondaire, le principal étant l’espèce de « devoir médiocre » noté par ses pairs. Pedro Páez c’était laissé aller à faire ce qu’on ne lui demandait pas. C’était une réfutation qu’on lui avait commandée et pas un objet hybride, une réfutation-histoire. Or Páez proposait une formule tout à fait nouvelle : une histoire au ressort polémique. Ce fut précisément cette controverse qui l’engagea à conduire des enquêtes dans la documentation éthiopienne, auprès d’interlocuteurs locaux dans le but de vérifier ou de contredire les affirmations de Luis de Urreta, de se faire traducteur de textes éthiopiens totalement inconnus en Europe, de proposer une « recherche » totalement inédite (comme on dirait à l’heure actuelle).

Le prologue de l’História da Etiópia de Almeida désigne également António Fernandes comme le commanditaire de cette nouvelle écriture, décision qui fut prise lors du regroupement des pères lors de la Noël 1625375. De plus, le patriarche Afonso Mendes qui vint en Éthiopie et dont les bagages contenait le manuscrit de

375 Sauf ceux de la province du nord (celle du Tigré) à cause de la distance, ARSI, Goa 39 II, doc. 52, fol. 312 (Extrait de la lettre annuelle de 1625 à 1626 écrite par Gaspar Paes).

l’Historia de Pedro Páez fut un acteur supplémentaire à ne pas négliger dans ce processus qui conduisit à la demande faite à Almeida.

Enfin, un autre élément qui prenait toute son importance dans cette enquête conduite sur et autour du manuscrit de Pedro Páez fut une attention particulière à l’itinéraire du père António Fernandes. Dès son arrivée en Éthiopie, en 1604, il s’occupa de produire un catalogue circonstancié des questions théologiques du christianisme éthiopien considérées par les jésuites comme des « erreurs » à rectifier. La lettre annuelle de la province de Goa de 1610376 contient une lettre d’António Fernandes adressée au visiteur de l’Inde, dans laquelle le jésuite se plaignait de ce que l’on n’ait pas encore fait à Goa un livre afin de répondre aux erreurs des Éthiopiens. Il envoyait à nouveau un catalogue, mais estimait qu’il serait préférable qu’un livre soit composé par les pères se trouvant en Éthiopie377. En 1621, il était encore, selon ce que laisse entendre Diogo de Mattos, occupé par la rédaction d’un ouvrage visant à réfuter les « erreurs » théologiques éthiopiennes, ouvrage qui dut être complété afin de répondre aux controverses survenues depuis 1610378. Par conséquent ces deux jésuites, engagés dans un combat unique, celui de la conversion de l’Éthiopie au catholicisme furent aussi tout autant dans des rapports de concurrence. Si l’historiographie restait silencieuse sur ces compétitions éventuelles, l’enquête par les archives et une attention particulière aux détails donnait à voir quelques éléments susceptibles d’appuyer cette hypothèse. Alors que l’Historia de Pedro Páez ne fut éditée qu’au début du XXe siècle, un ouvrage du père António Fernandes le fut bien plus tôt, en 1642 à Goa, sous le titre Magseph Assetat [Mäqsäftä Häsetat / Le fouet des mensonges]379. Il y a tout lieu de 376 ARSI, Goa 33 I, doc. 31, fol. 333-334. 377 L’extrait de la lettre annuelle a été publié dans Beccari, C. (éd.), RÆSOI, 11, 1911, pp. 201-203. 378 Beccari, C. (éd.), RÆSOI 11, 1911, p. 484. 379 Cf. notice de Perreira, F. M. E., 1886. Il s’agit d’un ouvrage visant à répondre aux controverses entre les jésuites et les religieux éthiopiens, dont un exemplaire se trouve à la Bibliothèque nationale de Lisbonne. Pour une étude recente et détaillée voir, Cohen Shabot, L., The Missionary Strategies of the Jesuits in Ethiopia (1555-1632), 2009, pp. 113-140.

penser que l’ouvrage inachevé en 1621 et auquel Fernandes travaillait fut celui qui sortit des ateliers de typographie goanais380. C’est Manuel de Almeida qui permet d’établir le lien entre les travaux du père dès son arrivée en Éthiopie et l’édition de cet ouvrage qui intéressa l’orientaliste F. M. Esteves Pereira dont il rédigea une notice avec l’aide de René Basset381. Imprimé au collège de saint Paul à Goa en 1642 et traduit dans la langue classique éthiopienne, le ge’ez, grâce à la collaboration d’Éthiopiens qui accompagnèrent les pères dans leur fuite après leur expulsion (en 1633), il était près de dix ans après leur départ d’Éthiopie le témoin d’un travail empirique essentiel et fondamental dans le combat des idées religieuses.

Tandis que ces enquêtes conduites dans les archives, au plus près des documents permettaient de redessiner les contours de la mission, d’entrer dans le détail des rôles assumés par les uns et les autres, qu’ils soient missionnaires et éthiopiens382, et ainsi de souligner quelques aspects de la vie quotidienne de ces jésuites sur le terrain éthiopien et par la même occasion relire ces savoirs missionnaires à l’aune de nouveaux questionnements, d’autres d’actualités engagèrent des débats et des prises de positions.