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3. 6 Pedro Páez : le jésuite castillan et son instrumentalisation

1. Débats historiographiques des années 1980 à 2017

durant la décennie 1620-1630398.

Mais cette « découverte » d’un type de pierre en 1624 revendiquée par le jésuite dans son Histoire était également l’accaparement de ce procédé technique aux seuls missionnaires et à leurs compagnons, et soulignait la supériorité occidentale. À partir des années 1980, cela donna lieu à de nombreux débats historiographiques qui se sont poursuivis jusqu’à aujourd’hui, comme en témoigne le résultat d’enquêtes archéologiques publiées en 2017.

Je souhaite reprendre cette discussion historiographique car elle semble être au cœur d’enjeux et de crispations. Il s’agit de proposer une autre histoire des savoirs à la lumière d’une relecture des sources en plaidant pour une histoire de la « co-construction » des savoirs en contexte éthiopien plutôt que d’insister sur le schéma diffusionniste d’une science occidentale. Il s’agira de chercher à expliciter les motivations qui poussèrent notamment M. de Almeida à attribuer le mérite de cette « découverte » à des non-Éthiopiens. Une des pistes consistera à revenir sur le contexte de production de son Historia qui permet d’aller au-delà de la lecture littérale qui se contente de démêler le vrai du faux par recoupements des informations. Il est préférable de revenir aux conditions précises à l’issue desquelles émergèrent ces histoires singulières. Avant de les considérer comme des contenants d’information, il faut les voir comme des productions sociales qui sont à lire comme des formes d’actions et de revendications.

1. Débats historiographiques des années 1980 à 2017

1.

1. Débat autour de la chunambo et de la nora des années 1980 :

histoire internaliste versus histoire externaliste

Dans les années 1980, l’historien Merid Wolde Aregay, maîtrisant à la fois la documentation européenne, essentiellement en portugais pour les écrits des missionnaires jésuites, et aussi les sources éthiopiennes concernant la période du XVIe siècle jusqu’au XVIIIe siècle, contesta et remis en question l’information historique de Manuel de Almeida annonçant qu’en 1624, le mortier de chaux avait été découvert en Ethiopie. Dans un article autour des maîtrises technologiques sur les hauts-plateaux éthiopiens entre 1500 et 1800, il relevait, entre autres, que l’on trouvait dans les textes éthiopiens les mots de genfal et nora, synonymes de chaux, que les sources jésuites elles-mêmes décrivaient des bâtiments construits avec ce liant, et ce, avant l’arrivée des missionnaires399. Par exemple, Luís de Azevedo (jésuite arrivé en Éthiopie, en 1604), dans une lettre de 1607, décrivait les restes de l’église d’Aksum (au Tigré, dans le nord du pays) et indiquait la présence de chaux400. De plus, ajoutait-il, P. Paez lui-même dans son Historia da Ethiopia (achevée vers 1622), en signalant les constructions réalisées en Éthiopie, et en particulier, un palais royal sur une péninsule du lac Dambiâ (lac Tana) mentionnait l’existence de chaux (chunambo), et ce bien avant 1624, dans cette région, un extrait qu’il convient de citer, cette fois-ci, in extenso :

« Livre 1, chapitre 20, villes d’Éthiopie et aux édifices de son gouvernement. Comme nous l’avons dit en d’autres occasions, les constructions sont très pauvres : petites maisons faites de pierres et de terre ou circulaires, en rondins, de plain-pied et très basses, couvertes de bois et de longues pailles. Certaines, plus grandes, ont un poteau en leur centre soutenant la structure en bois. D’autres sont longues, avec, au milieu, des poteaux alignés supportant toute la charpente ; couvertes elles aussi de chaume, et construites de plain-pied, elles sont appelées çacalâ, et les empereurs avaient l’habitude d’y vivre. […] Dans certains endroits, surtout là où il ne pleut pas beaucoup, ils font des 399 Merid Wolde Aregay, « Society and technology in Ethiopia 1500–1800 », 1984, pp. 134-37. 400 Beccari, C., (éd.), RÆSOI 11, 1911, p. 129.

maisons en terre, non pas en chunambô401, mais en terre fortement tassée ; elles sont toutes de plain-pied car pendant très longtemps, ils ne construisaient que rarement des étages qui ne duraient d’ailleurs pas car ils ne savaient pas comment les construire. Mais l’empereur Seltân Çaguêd [Susenyos], qui vit actuellement, a construit sur une péninsule du lac de Dambiâ [lac Tana], qu’ils appellent mer, quelques jolis palais de pierre blanche bien travaillée, avec ses appartements et des salles. Celle du haut mesure cinquante empans de long pour vingt-huit de large et vingt de haut ; du fait qu’en hiver, le vent souffle très fort et que la salle du bas est elle aussi haute, ils ne l’ont pas élevée plus haut. Au-dessus de la porte principale, il y a une grande et splendide véranda entourée, de chaque côté, de deux autres plus petites, où la vue est très belle. Presque tout le bois utilisé est du très beau cèdre ; les salles, ainsi qu’un des appartements du haut, où dort l’empereur, possèdent des peintures de couleurs variées. Le toit, plat, est en chumambô, et le parapet qui l’entoure a de très belles colonnes ; sur leur chapiteau sont posées de grosses boules de la même pierre mais les colonnes des quatre coins ont des boules de cuivre doré finement décorées. Au-dessus de l’escalier par lequel on accède au toit s’élève une autre petite maison, avec trois grandes fenêtres, qui sert de poste de guet non seulement parce que cette maison est située au plus haut point de la péninsule, qui est étendue, mais parce qu’elle a soixante empans de hauteur402. Toute la ville, [fº 82v] elle aussi nouvelle, s’étend au pied du palais et s’ouvre sur de vastes champs et sur presque tout le lac qui doit mesurer quelque vingt-cinq lieues de long pour au moins quinze lieues de large ; son eau est excellente. Ce poste de guet est également recouvert d’un toit plat aux colonnes de pierres semblables à celles du dessous, avec des boules de cuivre dorées aux quatre coins. D’autres palais, de moindre taille, 401 Ou chuna, terme indo-portugais pour désigner un mélange d’argile, de sable, de paille et de coquilles d’huîtres pilées. 402 Voir Páez, P., 2011, Glossaire « Gorgora Velha et Gorgora Nova / Vieille Gorgorā et Nouvelle Gorgorā », 2, p. 375-376.

ont été bâtis selon les mêmes plans par un des frères de l’empereur, appelé

Erâz Cela Christôs, dans le royaume de Gojâm dont il est vice-roi. Ces deux

édifices sont les plus grands qui existent dans l’empire (sans parler des églises). Comme je l’ai dit, toutes les autres maisons sont pauvres » 403.

Ce passage rédigé par P. Paez est absolument fondamental et apporta une réponse dans cette discussion : l’usage avant 1624 du chunambo ou cal (mortier de chaux). Or, et la suite le démontra, cette référence essentielle fut négligée quand les débats se sont poursuivis et cristallisés autour de la double question, tout d’abord de la véracité de l’information de M. de Almeida, et, ensuite, en creux celle du diffusionnisme.

La première réponse à Merid Wolde Aregay, fut celle de l’archéologue Francis Anfray. Dans son étude sur les monuments gondariens, il relevait et discutait ces remarques et critiques en abondant dans son sens ; néanmoins il soulignait que si au Tigré (une région septentrionale), des bâtiments antiques montraient déjà l’utilisation de la chaux, en revanche « Il n’en demeure pas moins qu’au XVIIe siècle, avant la troisième décennie, l’usage de la chaux n’est pas attesté dans l’architecture des régions occidentales (Begamder et Godjam) »404. Il semblerait que F. Anfray concluait un peu rapidement son étude uniquement sur la base de relevés ou prélèvements (dont il ne donnait aucun résultat), mais certainement pas à partir des sources écrites disponibles. Car en effet, une lecture plus attentive, de l’Historia de

Ethiopia de P. Paez (proposée avec l’extrait précédent) permet, d’une part, de

signaler qu’en dehors de la région septentrionale du Tigré, d’autres zones connaissaient l’utilisation de la chaux, et, d’autre part, que, avant 1624, des bâtiments royaux avaient utilisé ce liant.