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Si nous constatons des évolutions positives indéniables quant à l’acceptation et à la visibilité de l’homosexualité en France, le rapport annuel 2016 de SOS Homophobie témoigne de la légitimation d’une « homophobie ordinaire [par] la parole homophobe libérée et médiatisée ces trois dernières années » suite aux débats sur le mariage et l’adoption (2016 : p.7). Il existe une fragmentation de la société française sur la question de l’homosexualité, les uns étant favorables à la banalisation et à l’égalité des droits, les autres étant désireux de maintenir l’ordre symbolique établi au point de défendre parfois un discours homophobe acerbe. Par conséquent, il nous semble que ne pas prendre en compte le critère de l’orientation sexuelle dans sa politique diversité revient à nier l’existence de cette problématique sociétale et donc à favoriser inconsciemment l’exclusion de la minorité homosexuelle au sein de l’entreprise.

1. De la dépénalisation au mariage pour tous

En 1982, la France a définitivement procédé à la dépénalisation de l’homosexualité. En 1991, c’est l’Organisation Mondiale de la Santé qui la retirait de la liste des maladies mentales, mettant fin à plus d’un siècle d’homophobie médicale, largement développée et entretenue par des psychanalystes français tels que Freud et Lacan, ce dernier voyant dans l’homosexualité une « anomalie » due à l’absorption du phallus du père par le vagin, soit, par analogie, due à l’exercice de l’autorité au sein du couple par la mère, « produisant une situation pathogène qui a rendu l’enfant homosexuel » (Eribon, 2015 : p.241). Nous retrouvons dans cette conception pathologique de l’homosexualité le poids de l’ordre social symbolique donnant la primauté

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à ce qui est masculin et hétérosexuel. Un ordre que Lacan souhaitait réaffirmer et rétablir à une époque où l’émancipation des femmes se combinait à l’affirmation de la présence des homosexuels notamment à travers l’œuvre d’artistes tels que Marcel Proust, André Gide ou encore Jean Genet. Ce discours médical perdurera jusqu’à la dernière décennie du XXème siècle, ce qui, comme le suggère Julien, rend peut-être plus compréhensible le manque d’acceptation des personnes issues des générations plus anciennes :

« Je suis moins choqué de personnes un peu plus âgées, qui n’ont pas forcément cette ouverture d'esprit, mais je suis vraiment très choqué quand ça vient de quelqu'un de la jeune génération qui elle n'a pas… je veux dire que les personnes âgées ont connu l'homosexualité comme une maladie, on leur a défini comme telle et ils ont grandi avec ce terme de maladie. Les jeunes n'ont pas connu cette classification donc je ne peux pas comprendre venant d'un jeune qu'il utilise les mêmes codes que… qu’en 1950 ou 1960… il a moins d'excuses et en tout cas une fermeture d'esprit qui… qui fait peur. »

Suite à la dépénalisation de l’homosexualité et à sa reconnaissance en tant qu’orientation sexuelle à part entière, c’est le Pacs qui ouvre la voie à l’égalité des droits en 1999, l’article 515-1 du Code Civil le décrivant comme étant « un contrat conclu par deux personnes physiques majeures, de sexe différent ou de même sexe, pour organiser leur vie commune »26. En 2001, l’orientation sexuelle est élevée au rang des critères de discrimination prohibés par la loi tandis que l’année 2005 voit naître la journée mondiale de lutte contre l’homophobie dans une quarantaine de pays. En France, c’est en 2013 que l’égalité semble atteindre son paroxysme avec l’adoption du mariage pour tous qui donne de nouveaux droits aux couples homosexuels et fait de la France le neuvième pays européen et le quatorzième pays du monde à autoriser le mariage aux couples de mêmes sexes. Pourtant, comme le constate Jean-Paul, Trésorier d’Energay, l’égalité des droits symbolisée par le mariage pour tous ne s’est pas traduite par une plus forte acceptation de l’homosexualité dans la sphère sociale française, bien au contraire :

« Il y a des mobilisations très fortes à des moments donnés dans l’histoire des luttes LGBT… et après ça redescend un peu. Par exemple, avec la loi pour le mariage qui a fortement mobilisé, aujourd’hui, dans l’esprit d’un certain nombre de gens, il n’y a plus tellement de problèmes à régler… alors que justement, les agressions homophobes ont largement explosé pendant le mariage pour tous, et s’il y en a moins qu’à l’époque des débats, que ça redescend doucement, le rapport SOS Homophobie vient de sortir et montre qu’elles sont encore très présentes. Donc malgré tout ce qui s’est passé, tout le positif qu’il y a eu, il y a encore des agressions importantes… et on en connait au sein des entreprises des agressions, des gens qui ont un comportement et un langage très violent à l’égard des personnes homosexuelles. »

26https://www.legifrance.gouv.fr/affichCodeArticle.do;jsessionid=47210B0455D4F30841688F0B2D4BACAD.tpdila08v_3?idArticle=

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Il existe une fracture au sein de la société française à propos de l’homosexualité comme en témoignèrent à l’époque les manifestations d’opposition à la loi ouvrant le mariage aux couples de mêmes sexes et comme en témoignent, encore aujourd’hui, les agressions homophobes dont sont victimes les personnes homosexuelles, qu’elles soient physiques, verbales ou symboliques. Cette contradiction avec l’évolution des droits et la plus forte acceptation apparente fait que l’homosexualité se retrouve en permanence ballotée entre deux positions paradoxales, ce qu’Aurélien décrit en ces termes : « il y a encore un paquet de violence symbolique, quand elle n’est pas physique, qui traîne dans le milieu social, et paradoxalement, il y a cette espèce de soutien qu’on aurait jamais vu il y a quelques années ». Il nous semble donc que si le mariage pour tous a permis aux homosexuels d’accéder à l’égalité des droits, il a aussi exacerbé cette fracture au sein de la société française et contribué à une libération de la parole homophobe dans le monde professionnel, avec des discours récurrents, sur le lieu de travail, contre l’évolution de la loi, faisant de l’orientation sexuelle une problématique d’autant plus sensible au sein des collectifs de travail.

2. Un thème qui reste indiscutablement sensible

En effet, comme en témoignent certains des salariés que nous avons rencontrés, le mariage pour tous a provoqué des échanges sur le thème de l’orientation sexuelle à GRTgaz. Si les retours que nous avons ne sont pas assez nombreux et encore moins représentatifs pour pouvoir affirmer ou infirmer la présence d’une homophobie latente, nous pouvons néanmoins supposer que des échanges décomplexés sur le sujet révèlent une problématique sous-jacente quant à l’intégration des personnes homosexuelles, aussi bien dans les bureaux que sur le terrain, comme l’indique ces propos rapportés par Julien :

« Le mariage pour tous ça a été un bon écho […], j’ai été surpris d'entendre les propos de certaines personnes sur le siège, notamment des personnes qui font partie d'une autre minorité […] J'étais un peu déçu sur ça, je leur ai dit "mais qu'est-ce que le mariage pour tous va changer pour vous, absolument rien, ça va donner des droits à des gens mais ça va pas vous en enlever". Et ils m’ont fait comprendre qu’ils n’avaient rien contre les homosexuels mais qu’il ne fallait pas qu'ils le montrent. Et j'ai trouvé ça mais alors d'une… dureté […] Alors quand on voit ce que ça a donné sur le siège, je vous laisse imaginer en station ce que ça peut donner… »

Ce serait donc la visibilité des homosexuels qui dérange ? Le fait qu’ils se revendiquent comme tels et qu’ils remettent en question l’ordre symbolique en vigueur ? Le fait qu’ils rendent visible ce stigmate qu’ils pourraient si facilement dissimuler, provoquant une telle « importunité » que l’interaction en deviendrait plus complexe voire impossible (Goffman, 1963) ? C’est en tout cas ce que nous laisse supposer cette position faussement ouverte et tolérante selon laquelle les homosexuels ne dérangent pas tant qu’ils restent cachés ; une posture qu’Aurélien estime n’être que trop répandue comme en attestent ces propos :

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« On rencontre encore beaucoup de gens qui disent "ok ils sont homos mais pourquoi est-ce qu’ils le crient sur la place publique ?". Alors que les gens ne le crient pas nécessairement sur la place publique. Ils ont le même niveau de conversation que les autres, mais d’un seul coup, ça devient une provocation. »

Ce constat ne concerne pas GRTgaz en particulier mais plutôt la société dans son ensemble et ce au même titre que d’autres minorités, notamment religieuses, susceptibles de remettre en cause l’ordre établi : plus la visibilité des homosexuels est importante, plus l’homosexualité dérange et conduit à la stigmatisation, autrement dit à l’objectivation de la différence et à l’exclusion de ceux qui en sont porteurs (Goffman, 1963). C’est en tout cas ce que corrobore la démultiplication des agressions homophobes à l’époque du mariage pour tous qui a renforcé la visibilité de la communauté homosexuelle, si ce n’est durablement du moins périodiquement. Mais si le nombre de témoignages reçus par SOS Homophobie a diminué depuis 2013, passant de 3517 à 1318 en 2015, les chiffres restent alarmants. Ainsi, plus spécifiquement dans le cadre professionnel où les violences sont d’autant plus douloureuses que les victimes reviennent chaque jour sur le lieu de leur agression, 142 cas ont été recensés en 2015, se traduisant principalement par du rejet et de l’ignorance (68%), de la discrimination (44%), du harcèlement (41%), des insultes (37%) et autres menaces, diffamations ou agressions physiques27. Par conséquent, même si rien de tel n’est remonté au sein de GRTgaz, il nous semble que le critère de l’orientation sexuelle mérite d’être intégré à la politique diversité de l’entreprise, ne serait-ce que pour manifester un positionnement bienveillant et inclusif à l’encontre des salariés homosexuels et ainsi refréner d’éventuelles attitudes homophobes.

3. L’évidence hétérosexuelle

Mais inclure ce critère dans la politique diversité de l’entreprise reviendrait à remettre en cause l’ordre hétérosexuel dominant par la reconnaissance de la légitimité des personnes homosexuelles. Ce chemin avait déjà été emprunté par GRTgaz lorsque l’entreprise avait accordé les mêmes avantages aux couples pacsés et aux couples mariés, une position qui n’a plus la même valeur aujourd’hui en raison de l’accès aux couples de mêmes sexes au mariage et de l’essor du Pacs auprès des couples hétérosexuels comme en témoigne l’INSEE en rapportant qu’« en 2015, quatre Pacs ont été conclus pour cinq mariages célébrés, contre un Pacs pour cinq mariages dix ans plus tôt »28, mais qui à l’époque, avait une signification symbolique forte. Or, cette égalité des droits accordée par GRTgaz relevait d’une action de l’ombre ; il ne s’agissait pas de revendiquer haut et fort la légitimité des couples homosexuels mais de leur donner accès aux mêmes droits que les couples hétérosexuels. Il n’était pas question d’intégrer le critère de l’orientation sexuelle dans la politique diversité et de le mentionner comme étant reconnu et soutenu par GRTgaz. Mais aujourd’hui, c’est la

27 La plupart des cas signalés impliquent plusieurs formes de manifestations LGBTphobes. 28https://www.insee.fr/fr/statistiques/2569324?sommaire=2587886

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visibilité qui pose question, une visibilité à laquelle les salariés ne sont pas habitués comme en témoigne Aurélien lorsqu’il évoque le temps d’adaptation parfois nécessaire à certaines personnes :

« Je sens qu’il y en a qui s’adaptent, ils n’ont pas l’habitude alors ça leur fait bizarre, donc ils s’adaptent, comme on s’est tous adapté en fait, la plupart des gens que j’ai rencontré, moi y compris, même au début, on s’adapte, car moi j’avais acquis le langage de la société qui m’entoure, donc parler de « mon copain », de « mon mari », ou voir deux garçons s’embrasser, il y a une période où ça parait bizarre, […] Et puis après, voilà, comme toutes les choses nouvelles, ça finit par devenir banal. »

Ce « langage de la société », cette norme implicite à laquelle nous soumettent les différents lieux de socialisation que nous traversons fait de l’homosexualité une « bizarrerie » ; notre subjectivité, façonnée par un ordre social répressif, érige les homosexuels au rang de marginaux et « l’évidence hétérosexuelle et le privilège discursif de l’hétérosexualité » s’impose à nous spontanément (Eribon, 2015 : p.282). Par conséquent, l’hétérosexualité des individus est toujours présupposée et quelqu’un qui n’agit pas conformément à la norme établie, qui ne répond pas au « modèle classique », sera soumis au poids de l’hétérocentrisme qui conduit à s’interroger sur les personnes aux situations personnelles et familiales non conventionnelles, ce dont témoigne Julien lorsqu’il évoque les raisons qui pourraient conduire ses collègues à si ce n’est découvrir, du moins à suspecter son homosexualité :

« Ce qui peut me trahir par rapport à certains, ceux qui me connaissent depuis longtemps, c'est qu'effectivement je n'ai pas construit de famille, je ne parle pas de ma vie privée et sentimentale, et forcément bah ça en travaille certains : "il a plus de 30 ans, il est pas marié, il a pas d'enfants et il a pas de copine…" forcément que je commence à être classé dans un... de toute façon plus on va prendre de l'âge et plus on va être suspect, on va éveiller des soupçons. »

La force d’inertie de l’hétérocentrisme et l’évidence de l’hétérosexualité qu’elle induit provoque donc une pression implicite sur les salariés qui ne répondent pas aux « attentes normatives », qu’ils soient homosexuels ou non. Par conséquent, ne pas prendre en compte le critère de l’orientation sexuelle dans sa politique diversité revient à entretenir l’hétéronormativité ambiante et la supériorité du « modèle classique », excluant de fait ceux qui ne peuvent s’intégrer à ce schéma dominant. Il nous semble donc qu’en ne se positionnant pas sur le thème de l’orientation sexuelle, si on s’en réfère à l’expression latine quid tacet

consentire videtur29, GRTgaz accepte implicitement l’ordre social et sexuel comme norme inviolable. Si cette

inaction se justifie en interne par le fait qu’aucune situation d’homophobie explicite ou implicite n’ait jamais

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été signalée, elle revient néanmoins à nier la problématique sociétale dont relève le sujet et renforce l’exclusion tacite de cette minorité qui s’avère d’autant plus tiraillée face à la question de sa visibilité.

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