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Cacher son homosexualité sur son lieu de travail revient à « vivre une existence sans cesse en danger de s’effondrer » (Goffman, 1996 : p.107), autrement dit, la crainte d’être démasqué pèse en permanence sur les épaules de ceux qui adoptent des stratégies de masque. Qu’ils soient investis dans un mensonge de taille ou qu’ils aient opté pour le mensonge par omission, ceux qui n’assument pas ouvertement leur homosexualité au sein de leur collectif de travail craignent d’être percés à jour et appréhendent le dévoilement de leur orientation sexuelle. Préoccupés par des problématiques qui ne relèvent pas de l’aspect professionnel, ils subissent une forte pression et ne peuvent se concentrer pleinement sur la tâche qu’ils doivent accomplir.

1. Un état de stress permanent

En effet, les salariés homosexuels qui ne veulent pas se dévoiler sur leur lieu de travail rencontrent des difficultés que les « normaux » ne connaissent pas ; comme le souligne Goffman, « l’individu affligé d’un défaut secret doit [être] attentif à la situation sociale, en scruter constamment les éventualités, devenant ainsi étranger au monde plus simple au sein duquel ceux qui l’entourent paraissent installés. » (1996 : p.108) Ainsi, alors que ceux qui participent de la norme peuvent consacrer toute leur énergie à la réalisation de leurs tâches professionnelles, les salariés qui cachent leur homosexualité s’engouffrent dans un mensonge qui nécessite de la concentration comme le souligne Fabien lorsqu’il évoque les efforts nécessaires à l’usage quotidien d’une terminologie neutre qui implique de recourir à des formulations qui n’ont rien de naturelles et qui demandent une attention particulière : « Des fois c’est vrai que "mon ami", "on a", des fois, ça devient compliqué. [Mes collègues] savaient qu’il était prof donc "ton ami a eu sa mutation ?" alors je retournais les phrases "pour la mutation…" donc c’est pesant quoi. »

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Mais plus le temps passe, plus le mensonge nécessaire à la dissimulation prend de l’ampleur, se fortifie et se complique. Le salarié se pose des questions sur les signaux qu’il renvoie et sur la cohérence de ses propos, il a l’esprit préoccupé par cette illusion qu’il essaye de maintenir à tout prix et n’est plus concentré sur son travail. En s’engageant sur la voie du faux-semblant ou de la couverture, il se perd dans le « labyrinthisme » et prend ainsi le risque de « s’enfoncer toujours plus avant dans les méandres du mensonge », (ibid. : p.103). Une situation parfois inextricable, toujours harassante, ce que confirme Benoît, Vice-Président d’Energay, lorsqu’il décrit la perte d’énergie et l’état de stress qu’implique la dissimulation :

« Le fait de se cacher et de se créer une double vie au sein de l’entreprise [provoque] un réel désarroi pour le salarié parce qu’il n’est pas lui, il n’est pas bien, et le fait de s’inventer, d’être toujours en train de se poser la question "j’ai dit ça, comment ça va être interprété, est-ce que c’est cohérent par rapport à ce que j’ai dit la semaine dernière, mais lui je lui ai dit ça, lui je lui ai dit autre chose, mince" … c’est un circuit infernal. »

Ces propos témoignent de la difficulté de créer et de maintenir l’illusion. Si l’individu veut s’assurer de ne pas être démasqué, il doit s’investir dans son mensonge, l’étoffer, et surtout, soigner sa cohérence. Il doit donc exercer « un contrôle stratégique sur les images de lui-même et de ses productions que les autres glanent à son entour » (ibid. : p.152), ce qui implique un investissement psychologique fort et la négation de son « identité pour soi » qui peut avoir des conséquences quant à l’estime qu’on a de soi-même. Ce déchirement entre deux identités peut d’ailleurs conduire à des situations extrêmement douloureuses comme en témoigne Benoît à travers l’histoire d’un salarié de sa connaissance :

« Le fait de venir travailler en 3x8 lui permettait d’avoir de grands week-ends et d’avoir des pauses assez importantes… il se mettait tellement la pression pendant qu’il travaillait dans son collectif de travail que généralement il passait 3 jours ou 4 jours à se bourrer la gueule pour tout oublier pour pouvoir repartir de bon pied après sur ses autres tranches horaires… donc… ces personnes-là arrivent à se détruire intérieurement justement pour garder la face vis-à-vis du collectif de travail. »

Si cette situation dramatique n’a pas eu lieu à GRTgaz, elle a été vécue au sein des IEG, un espace social qui n’est pas si éloigné comme en attestent les nombreuses mobilités au sein de la branche. Cet exemple nous permet dans tous les cas d’affirmer que la peur d’être découvert génère des inquiétudes, absorbe de l’énergie et peut aller jusqu’à causer de grandes souffrances aux personnes concernées.

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2. Un impact sur les relations professionnelles

En effet, cacher son homosexualité dans l’entreprise implique de fait une exclusion du collectif de travail, une mise à l’écart qui peut être volontaire mais qui est immanquablement pénible ; qu’elle soit partielle, lorsqu’il s’agit pour la personne homosexuelle d’user du faux-semblant ou d’une couverture pour éloigner les soupçons, ou qu’elle soit totale, lorsqu’il s’agit de garder ses distances et de refuser de s’engager sur le terrain des échanges relatifs à la vie privée, elle instaure des barrières invisibles entre ceux qui ne se posent pas de questions et ceux qui s’obligent à dissimuler une part de leur identité. Car comme le souligne Didier Eribon, la « peur d’être percé à jour, jugé, destitué de son image et de sa réputation dans et par le regard des autres peut avoir pour conséquence une attitude générale de réserve, une quasi-obligation de se tenir à l’écart de la vie sociale à l’intérieur du milieu professionnel afin de ne pas prendre le risque d’être "reconnu" » (2015 : p.75), ce que confirme Samuel, Président de l’association Energay :

« On s’exclut de tous les moments où on échange sur la vie privée et donc on va se cantonner au travail, on va éviter d’aller manger avec les collègues à midi par exemple à la cantine, on va éviter la machine à café pour vraiment rester sur l’aspect travail et éviter tous ces petits questionnements qui mettent mal à l’aise des fois et qui soit obligent à inventer une vie soit obligent à dire des fois en étant un peu négatif ou même désagréable "moi ça ne m’intéresse pas de parler de tout ça…" »

L’individu porteur d’une différence invisible est tiraillé entre « méfiance fondamentale » et « nécessité de coopérer » (Alter, 2012 : p.26), deux positions difficilement conciliables qui ne peuvent finalement trouver un semblant d’équilibre qu’à travers des formes de relations issues de la stigmatisation telles que le silence, l’observation, la dévalorisation ou encore l’exclusion ; l’hostilité à la fois réelle, supposée et crainte du monde extérieur conduit les salariés homosexuels à se protéger par des attitudes corporelles et émotionnelles défensives telles qu’une apparente timidité ou une évidente discrétion (Eribon, 2001). Le climat de GRTgaz, peu favorable à l’inclusion et au dévoilement, inciterait donc d’autant plus les personnes en inadéquation avec le modèle hétéronormatif à dissimuler cet écart par l’adoption d’une attitude permettant de renvoyer une image conforme aux « attentes normatives », entretenant par là-même l’invisibilité de la minorité homosexuelle au sein de l’entreprise, faussant la sincérité des relations professionnelles et influençant probablement les comportements et les tempéraments comme le laisse supposer Aurélien :

« Quand on n’est pas soi-même […] on passe une partie de son énergie à cacher, à retenir, à se demander si un tel n’a pas perçu, à rectifier, voilà, il y a cette espèce de vigilance… ce qui pour des personnalités qui sont effacées ne pose pas de souci parce qu’elles sont effacées et on les a mis dans des boulots où elles sont

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effacées… maintenant est-ce qu’elles sont vraiment des personnalités effacées ou des personnalités qui se sont effacées pour s’adapter à cette pression sociale là, je ne sais pas toujours… »

Mais quelle que soit l’ampleur de la stratégie de masque adoptée, il n’en reste pas moins que l’individu éclipse ou déguise une part de son identité auprès ses relations professionnelles, un artifice qui peut être mal reçu par les personnes dont il est proche, ce que Julien met en évidence lorsqu’il évoque le fait qu’un collègue avec qui il s’était « lié d’amitié » a été « assez vexé » lorsqu’il lui a révélé son homosexualité quatre ans plus tard. En effet, « ne rien dire de son stigmate prend un sens plus profond s’il s’agit de tenir des amis dans l’ignorance » (Goffman, 1996 : p.83) car cela peut nuire aux relations établies. Ainsi, plus le temps passe, plus le dévoilement peut constituer un risque pour les salariés homosexuels qui au-delà de craindre la stigmatisation peuvent craindre une détérioration de leurs relations professionnelles existantes due non pas au rejet de leur différence mais au sentiment de trahison que peut provoquer chez les collaborateurs dont ils sont proches la révélation de ce secret longuement entretenu et devenu constitutif de leur identité.

3. L’appréhension de la nouveauté

Mais quelles que soient les difficultés rencontrées par les salariés homosexuels, qu’ils aient choisi de se dévoiler ou d’user d’une stratégie de masque au sein de leur collectif de travail, la perspective de la nouveauté menace en permanence leur équilibre (Alter, 2012). Il suffit d’une mutation, d’un changement de manager ou d’un nouveau collègue pour que la situation bascule. Si l’impact peut être positif et permettre à une personne homosexuelle de passer d’un environnement hostile à un environnement bienveillant, il peut également être négatif, allant de l’acceptation au rejet, de l’exclusion au harcèlement ou encore de l’indifférence à la suspicion. Mais même dans le cas où le changement n’apporte aucune modification à la situation du salarié, voire même s’il s’avère bénéfique, il sera toujours source d’inquiétudes en amont puisque sa perspective ne s’accompagne d’aucune garantie. En effet, entre l’annonce du changement et son effectivité, le salarié peut vivre une importante période de stress, faite d’angoisses et de suppositions. Ne sachant pas ce qui l’attend, il est soucieux et une partie de sa concentration se perd dans des préoccupations autres que professionnelles, si bien qu’au-delà de nuire à la qualité de vie au travail du salarié, cette incertitude impacte directement la productivité et la performance de l’entreprise.

Par conséquent, en n’abordant pas le critère de l’orientation sexuelle dans sa politique diversité, GRTgaz ne favorise pas le dévoilement des salariés homosexuels puisqu’elle n’encourage pas à leur inclusion, mais plus encore, elle ne leur garantit pas le soutien qui leur permettrait d’appréhender avec plus de sérénité les changements auxquels ils devront probablement faire face au cours de leur carrière. En effet, l’absence d’un positionnement clair et explicite de la Direction de l’entreprise sur le critère de l’orientation sexuelle favorise

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des attitudes contrastées d’une équipe à l’autre et d’un manager à l’autre ; l’inclusion de la minorité homosexuelle n’étant pas élevée au rang d’évidence au même titre que celle des femmes ou des personnes en situation de handicap, l’acceptation de l’homosexualité dans les équipes reste soumise au bon vouloir de ses membres comme le relève très justement Gaëlle :

« Je pense que GRTgaz c’est quand même une entreprise où on est plutôt bien [mais] il suffit d’être dans une équipe qui n’est pas ouverte sur cette thématique-là et les personnes homosexuelles peuvent être mal à l’aise […] J’ai envie de dire que ça dépend beaucoup du manager, de l’équipe, de l’ambiance dans l’équipe. »

Le changement provoque donc une appréhension légitime pour les salariés homosexuels puisqu’il constitue un potentiel risque de dégradation de l’ambiance de travail ; plus encore, il nécessite, pour ceux qui avaient procédé au dévoilement de leur homosexualité et qui souhaitent continuer à s’assumer auprès de leurs collègues, de réitérer le processus de divulgation avec toute la pression et l’incertitude que cela implique, sans savoir s’ils seront mieux ou moins bien accueillis (Eribon, 2001). Cette appréhension est probablement d’autant plus répandue à GRTgaz où la mobilité est fortement encouragée :

« A GRTgaz on a quand même, pas un turnover, mais on peut quand même changer d’équipe et de poste régulièrement, plus que dans d’autres boîtes, donc le fait de pouvoir changer, ça rajoute un peu de risque parce que tu changes de manager donc tu changes d’ambiance… »

Ces propos tenus par Claire relèvent le caractère dérisoire des recrutements externes31 mais mettent surtout en avant l’existence d’une forte politique de mobilité, portée et encouragée par l’entreprise. La crainte du changement pèse donc d’autant plus sur les épaules des salariés homosexuels qu’ils peuvent soudainement devoir affronter l’arrivée d’un nouveau manager ou d’un nouveau collègue voire être eux-mêmes affectés dans une autre équipe, en terrain inconnu, potentiellement hostile. Le fait de redouter le changement pourrait donc les pousser à se mettre des freins vis-à-vis d’une mobilité interne, qu’elle soit horizontale ou verticale. Ainsi, ne pas intégrer le critère de l’orientation sexuelle dans sa politique diversité constitue un obstacle supplémentaire au plafond de rose existant ; non seulement les salariés homosexuels se heurtent à cette barrière invisible, mais inquiets à l’idée de changer de poste, ils pourraient préférer ne pas prendre de risques et ralentir d’eux-mêmes leur évolution de carrière, GRTgaz ne leur garantissant pas l’existence d’un climat inclusif et respectueux des différences à tous les niveaux de l’entreprise.

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Par conséquent, il nous semble que le fait d’occulter le critère de l’orientation sexuelle de sa politique diversité favorise la persistance et la fermeté du tabou qu’il recouvre et contribue à entretenir l’appréhension inhérente au fait d’être porteur d’un stigmate. Préoccupés par leur intégration dans l’entreprise, les salariés homosexuels subissent une réelle pression, consciente ou inconsciente, endormie ou apparente, qui pèse sur la disponibilité de leur esprit et donc sur la qualité de leur travail.

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