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Pourtant, malgré l’impact que le silence et la dissimulation peuvent avoir sur leur qualité de vie au travail, les salariés homosexuels que nous avons rencontrés insistent sur le fait que leur orientation sexuelle relève de leur vie privée et n’a pas sa place dans la sphère professionnelle ; dans le même temps, ils ont reconnu fournir des efforts pour dissimuler leur homosexualité, éprouver un soulagement lorsqu’ils ont pu la dévoiler auprès de certains membres de leur collectif de travail, souhaiter que le sujet puisse se libérer des tabous et des préjugés qui l’accablent et enfin aspirer à une plus grande visibilité des LGBT dans l’entreprise. Nous assistons donc à un véritable paradoxe qui consiste à refuser de considérer son orientation sexuelle comme une caractéristique déterminante de son identité, ce qui justifie l’adoption de différentes stratégies de masque, tout en aspirant à une prise en main du sujet par l’entreprise au nom de la liberté d’être soi-même, ce qui suppose la possibilité de recourir au dévoilement auprès du collectif de travail.

1. Le refus d’être défini par son orientation sexuelle

Dans Homophobie dans l’entreprise, Christophe Falcoz revient sur la construction de l’identité sexuelle des personnes homosexuelles ; les différentes études sur le sujet montrent qu’elles se sentent « des adultes accomplis en phase avec leur sexualité, souvent beaucoup plus tardivement que […] les personnes hétérosexuelles » (2008 : p.31). L’enquête constate que c’est souvent autour de 11 ans que l’individu éprouve le sentiment d’être différent, aux environs de l’adolescence qu’il prend conscience de son orientation sexuelle tandis que la construction d’une identité homosexuelle s’élabore après la majorité, en moyenne autour de 22 ans. Pour atteindre cette dernière phase, qui correspond à l’acceptation de soi, de nombreuses années sont parfois nécessaires ; pour 47% des répondants à l’enquête, il aura fallu plus de 11 ans pour qu’ils se sentent en accord avec eux-mêmes. Un processus long, souvent douloureux, qui une fois abouti rend l’individu plus susceptible de révéler son orientation sexuelle à ses collègues de travail. Mais accepter son homosexualité comme une part de son identité, c’est aussi refuser de se définir par elle :

« Je ne vois pas l'intérêt pour moi de me définir en tant qu’homosexuel, les gens se définissent pas en tant qu’hétérosexuel donc je ne vois pas pourquoi moi je me définirais en tant qu'homosexuel. […] C’est ma sexualité, c’est sûr, je l’assume, je la vis bien, et en même temps ce n’est pas que ça, parce que je le suis,

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mais ce moi n’est pas que ça… enfin ça fait partie de ma personnalité mais je ne vis pas que pour être gay, je ne vis pas dans un milieu gay… je ne pense pas que si je vous retourne la question, est-ce que vous vous devez définir en tant qu’hétérosexuelle… vous n’avez pas à le dire parce que tout le monde considère que vous l’êtes donc moi je pars du principe que les gens m’acceptent, enfin que les gens m’acceptent, c’est faux, mais je n’ai pas à me définir en tant que… je n’ai pas à le dire. »

A travers ces propos, Julien insiste sur le fait que l’orientation sexuelle est une partie fragmentaire de l’identité. En effet, comme le soulève Laura Mellini, « personne n’est uniquement homosexuel. Bien au contraire, à côté de l’identité homosexuelle, chaque individu possède une pluralité d’identités qui, réunies, forgent son identité sociale » (2009 : para.10). L’orientation sexuelle ne devrait donc pas influer sur les relations avec les membres du collectif de travail puisqu’elle relève de l’intime et ne constitue qu’une petite part de l’identité sociale des individus. Procéder au dévoilement de son homosexualité devrait donc, pour reprendre les propos de Julien, « ne rien changer » ; pourtant, il est possible que celui qui s’y risque constate un changement et voit sa différence se matérialiser dans le regard que les autres porteront sur lui. Confronté à son « imperfection » (Goffman, 1963), rappelé à son écart par rapport à la norme dominante, le salarié homosexuel qui décide de se dévoiler devra donc probablement passer par une énième phase d’acceptation qu’il ne souhaite pas nécessairement affronter, d’où le recours à la dissimulation.

Mais d’après l’étude de Christophe Falcoz, 78% des salariés homosexuels qui se sont dévoilés au travail ont constaté au moins une fois une « absence de changement de [leurs] relations professionnelles » tandis que 72% d’entre eux n’ont jamais constaté de « détérioration » (2008 : p.81). Par conséquent, même si plus d’un quart a été concerné au moins une fois par une dégradation de ses rapports sociaux dans la sphère du travail, les chiffres sont moins impressionnants qu’on aurait tendance à le croire. Il nous semble donc que si la crainte du dévoilement est fondée, elle est également décuplée par l’occultation du sujet dans la politique diversité de l’entreprise qui favorise les scénarios les plus sombres. En effet, le silence qui pèse sur le thème de l’orientation sexuelle encourage les salariés à craindre le dévoilement de leur homosexualité, d’autant plus lorsqu’il existe un climat propice à la stigmatisation comme en témoigne cet épisode relaté par Julien : « je ne sais plus comment le sujet a été amené […] il y en a un qui a sorti “dans la population il y a toujours un certain pourcentage d'homosexuels, ça veut dire que dans la salle il y en a forcément un ou deux”. Et le but du jeu était de désigner qui c'était. » S’il serait démesuré de parler d’homophobie latente, nous pouvons néanmoins affirmer que ce type de comportement, à la fois stigmatisant et intrusif, favorise le malaise des personnes homosexuelles et encourage implicitement le recours aux stratégies de masque ; « sachant ce qu’il risque d’affronter […] l’individu stigmatisé peut d’avance se protéger en se faisant tout petit » (Goffman, 1996 : p.29). Ainsi, si l’entreprise ne favorise pas un climat respectueux des différences, les personnes homosexuelles auront tendance à se cacher sur leur lieu de travail afin d’échapper à la stigmatisation qu’ils

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pressentent et qui pourrait faire de leur homosexualité le seul élément constitutif de leur identité sociale, une perspective déplaisante à laquelle ils se refusent. La dissimulation s’impose donc comme une alternative au dévoilement qui implique le risque d’être défini par son orientation sexuelle.

2. Le besoin d’être soi-même

Pourtant, si les salariés homosexuels rejettent l’idée d’être identifiés par leur orientation sexuelle, ils expriment quand même le besoin d’être eux-mêmes au sein de leur collectif de travail. Conscients de l’impact négatif de la dissimulation sur leur efficacité et sur leur bien-être, ils souhaiteraient s’assumer dans la mesure où leur homosexualité ne résumera pas leur identité. Aurélien revient sur ce besoin qu’il ne limite pas au critère de l’orientation sexuelle et dont il explicite les bienfaits aussi bien en termes de qualité de vie au travail qu’en termes de performance, à la fois individuelle et collective :

« Être moi-même c’est être homo et être moi-même c’est aussi avoir un esprit un peu particulier et assumer la façon dont il fonctionne […] J’ai eu deux espèces de coming-out en gros […] Et du coup, oui je peux vraiment témoigner qu’on travaille mieux en étant soi-même. […] Quand on n’est pas soi-même il n’y a pas de support, si on n’est pas soi-même, on est soit quelque chose d’un peu fade […], soit on est glissant, on n’a pas de structure, et avoir une structure à donner aux autres dans l’entreprise, ça aide énormément, ça ouvre plein de choses au niveau du boulot et on fait un bien meilleur travail. […] Avant que j’arrive dans l’état où je suis là, c’est-à-dire relativement à l’aise avec tout ça, il y a eu plusieurs années de contrôle. Je contrôle, je fais attention, je fais en sorte que ce ne soit pas dit à tout le monde, et encore maintenant, je n’ai pas du tout envie que mon nom soit associé à ça, je veux pouvoir maîtriser la façon dont c’est fait. »

À travers ces propos, Aurélien élève le besoin d’être soi-même au sein de son collectif de travail à une dimension universelle, valable aussi bien pour le critère de l’orientation sexuelle que pour d’autres critères. Le fait qu’une organisation ne valorise pas suffisamment les différences, qu’elle favorise l’homogénéité des modes de pensées et des modes de fonctionnement, qu’elle ait du mal à se détacher d’un schéma classique, traditionnel et indubitablement lisse, est un obstacle à son efficacité. En réprimant les spécificités des uns et des autres, l’entreprise cultive un conformisme qui fait obstacle à la créativité, à l’innovation et à la performance de ses équipes. Le déploiement d’une politique diversité est donc l’occasion de lutter contre les effets de la « normification ». En y intégrant le critère de l’orientation sexuelle, l’entreprise favorise la visibilité des salariés homosexuels qui souhaitent pouvoir s’assumer malgré leurs réticences, ce que souligne Fabien lorsqu’il évoque le paradoxe de son invisibilité à la fois imposée et désirée :

« Je ne sais pas si je suis tout seul ou si on est plusieurs. À la limite peu importe hein, mais c’est vrai que si je n’étais pas tout seul, peut-être que je m’ouvrirais plus facilement et je me dirais voilà, on est nombreux, du

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moins je ne suis pas tout seul. C’est paradoxal parce que d’un côté je me dis c’est ma vie privée je n’ai pas envie de la montrer et de l’autre je me dis que je suis tout seul et que si on était plus peut-être que j’oserais plus dire les choses. C’est paradoxal. Mais je maintiens quand même que voilà, c’est ma vie privée et que… peu importe qui je suis et peu importe qui sont les autres en face quoi, il faut respecter la personne comme elle est. Après, qu’elle soit différente, après différent c’est toujours relatif, mais… il y a un paradoxe, je ne sais pas répondre. D’un côté ce serait bien et de l’autre, je ne sens pas que ce soit vraiment possible. »

Ce témoignage nous permet de confirmer l’existence d'un paradoxe entre le refus de dévoiler son homosexualité et la volonté d’être soi-même au sein de son collectif de travail. Or, il nous semble que c’est à l’entreprise de mettre fin à cette contradiction ; en prenant en compte le critère de l’orientation sexuelle dans sa politique diversité et en affirmant ainsi sa volonté d’inclure les salariés homosexuels, elle permettrait aux personnes concernées de faire un choix entre dissimulation et dévoilement, un choix qui résulterait de leur seule volonté et non pas des circonstances extérieures qui aujourd’hui semblent peser pour beaucoup dans l’invisibilité de cette minorité. Par conséquent, en levant le voile sur ce tabou, GRTgaz encouragerait un climat inclusif et respectueux des différences et donnerait plus de poids à la diversité comme le souligne Fabien lorsqu’il évoque l’intérêt de donner de la visibilité à Energay dans l’entreprise :

« Ca peut peut-être, comment dire, faire parler un peu de l’homosexualité, de la diversité d’une façon large en fait. Comme avec les Elles du réseau32 pour l’égalité hommes-femmes… après, comme je l’ai dit, c’est de la vie privée donc ça n’a pas forcément sa place en entreprise, c’est moins primordial quoi, par contre le fait d’accepter la différence et de faire évoluer les mentalités, ça c’est important au sens large. »

Par conséquent, il nous semble qu’il en va du devoir de l’entreprise d’intégrer le critère de l’orientation sexuelle dans sa politique diversité afin de mettre fin à l’invisibilisation forcée de la minorité homosexuelle et plus largement d’impulser un climat propice à l’expression des différences. En effet, en créant un environnement favorable au dévoilement, GRTgaz revendiquerait une véritable politique d’ouverture tout en mettant en avant de fortes ambitions en matière de qualité de vie et de bien-être au travail.

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