• Aucun résultat trouvé

A. UNE ÉVOLUTION DE LA RELATION MÉDECIN-MALADE IMPLIQUANT

1. Une évolution considérable de la relation médecin-malade

La relation médecin-malade se trouve perturbée soit parce que le médecin en sait trop par rapport à un patient qui souhaite ne pas savoir, soit parce que le patient vient le consulter avec son génome dans son téléphone portable.

Auparavant, le patient était conscient que le médecin ne pouvait pas tout savoir,

(1) Président du Comité d’éthique de l’INSERM, directeur du laboratoire de neurosciences de l’Institut de biologie de Paris-Seine, membre du Conseil scientifique de l’OPECST, audition publique du 25 juin 2013.

(2) Immunologiste, président du Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé (CCNE), audition publique du 25 juin 2013.

mais désormais, quand celui-ci sait que le malade va contracter telle ou telle maladie, cela modifie leurs rapports. S’il est utile pour le praticien de disposer de nouveaux examens qui enrichissent sa connaissance de la maladie dont souffre son patient, il se retrouve enfermé dans un carcan, bien plus dépendant que par le passé des modèles et données que lui fournissent des technologies de plus en plus performantes. Le praticien se voit également contraint de respecter un modus operandi et des protocoles plus ou moins rigides de soins, ce qui ne lui laisse qu’une marge réduite d’appréciation. Or, il est essentiel qu’il puisse rester le référent du malade pour l’orienter et le guider, ce qui implique qu’il soit suffisamment formé aux nouvelles technologies et qu’il suive une formation continue.

a. Vers un bouleversement de la consultation traditionnelle ?

Selon le Pr Philippe Amouyel (1), à la consultation du spécialiste, on obtiendra une meilleure description de chaque patient qui répond à une demande, les nouveaux examens complexes ajoutent à la précision du diagnostic, à l’amélioration de la prise en charge. On se situe alors dans une médecine de précision. Selon lui, « on est vraiment toujours dans la même relation, avec un apport d’information supplémentaire ». En revanche, « pour ce qui est de la consultation du généraliste, on change complètement de modèle », car pour un individu donné il y aura un énorme potentiel d’informations, qui fournira des probabilités plus ou moins importantes de survenue d’évènements.

i. L’impact du degré d’information du patient

La relation médecin-malade sera un colloque singulier avec une augmentation colossale du volume d’informations, essentiellement sous forme de valeurs probabilistes. « On passe vraiment de la notion d’art « médical » comme la voyait Auguste Comte à celle de science ». Il faudra commencer à utiliser des outils scientifiques, ce qui pose la question de l’accès aux données du patient par le médecin, du dossier numérique et des coûts générés par le stockage. Il faudra aussi que le médecin généraliste gère le patient surinformé voire parfois, mal informé qui disposera de résultats de tests génétiques obtenus par Internet dans son téléphone portable. Parallèlement comment gérera-t-il le patient qui exerce son droit de ne pas savoir ?

ii. Des risques de dépersonnalisation de la relation médecin malade

Comment le lien entre la pratique d’une médecine personnalisée dans de grands centres souvent des canceropôles et la médecine de ville individuelle s’établira-t-il ? se demande Mme Anne-Yvonne Le Dain (2) ; elle précise « Ce lien me paraît compliqué et malaisé à construire. En tant que parlementaires, notre ambition est de construire un projet de société autour de cette question de la

(1) Professeur d’épidémiologie et de santé publique au Centre hospitalier et universitaire de Lille, directeur général de la fondation Plan Alzheimer, audition publique du 25 juin 2013.

(2) Députée de l’Hérault, vice-présidente de l’OPECST, audition publique du 27 mars 2013.

médecine personnalisée. Comment va-t-on le construire ? Cette question importante est centrale du point de vue du patient et nous préoccupe car on se trouve face à des attentes et des perceptions contradictoires parfaitement relevées par le Pr Anne Fagot-Largeault (1), « Je me place maintenant dans la position du malade, du patient, et je fais la remarque générale suivante : il y a souvent à l’heure actuelle une expression des patients qui se plaignent d’une frustration à l’égard de la médecine, qui souffrent d’être pris pour des machines et d’être traités comme tels. Vous téléphonez à l’hôpital, c’est une machine qui répond, vous devez discuter avec une machine. Vos données personnelles, vos paramètres individuels sont numérisés. Ils sont une colonne de chiffres. La pratique des médecins est standardisée ».

Elle observe que nombre de patients demandent une médecine qui les comprendrait mieux, personnellement, avec un abord des médecins ou des services médicaux qui prendrait toutes leurs dimensions en compte. « La publicité pour la médecine dite personnalisée tombe dans ce contexte où il y a l’aspiration à un contact personnel, à une empathie du médecin qu’on ne trouve pas, qu’on a le sentiment de ne plus rencontrer. Et l’on croit tout naturellement que la médecine personnalisée va remplir cette attente. C’est faux ».

Derrière ce concept de médecine personnalisée assez engageant qui implique une individualisation souhaitable des traitements, se profile une forme de dépersonnalisation de médecine que le Dr Catherine Bourgain (2) a soulignée. La montée en puissance de toutes les technologies qui permettent ces progrès conduisent à l’introduction de tiers dans la relation médecin- malade.

b. L’intervention d’un tiers dans la relation médecin malade

L’intervention fréquente d’un tiers scientifique dans le colloque singulier médecin-malade devient déterminante au travers des analyses génétiques et biologiques, qui vont bien au-delà des analyses de sang classiques. En effet, la médecine personnalisée multiplie les données sur le patient et l’usage de technologies complexes qui exigent l’implication d’experts capables de les interpréter. Pour leur mise au point comme pour leur utilisation, un travail en équipe interdisciplinaire est nécessaire, souvent jusqu’au lit du malade.

Doivent s’allier les compétences de mathématiciens, de physiciens, d’ingénieurs en microélectronique, d’informaticiens spécialisés dans la mise au point de logiciels, le transfert et la gestion de données, afin de rendre les résultats multiples sous forme visible, lisible et interprétable pour les bio-informaticiens et les médecins. Les utilisateurs eux-mêmes doivent en fait être formés à diverses disciplines.

(1) Professeure au Collège de France, membre de l’Académie des sciences, audition publique du 25 juin 2013.

(2) Chargée de recherche en génétique humaine et statistiques à l’INSERM, audition publique du 25 juin 2013.

« Si l’on intègre dans la médecine personnalisée la pharmaco-génomique, la thérapie cellulaire, ainsi que les traitements partant du patient avec réinjection de ses propres cellules, qui sera maître de ces technologies ? Si le laboratoire arrive au chevet du malade, les liens entre techniciens et patients deviendront très étroits à travers les équipes médicales hospitalières qui disposent de plateaux techniques médicaux » observe M. Didier Tabuteau (1). Le patient se trouvera face à de multiples interlocuteurs. Cette évolution, déjà largement initiée dans les cancéropoles, parait inéluctable comme l’a confirmé le Pr Marie-Christine Favrot (2), adjointe au directeur général de la santé, chef des politiques de santé.

Quand les traitements deviennent complexes même pour des pathologies de masse, est-ce alors le généraliste isolé qui sera le point d’entrée ? Ne va-t-on pas s’adresser d’abord à d’autres structures, comme les centres de santé ou les organismes travaillant en équipes ? Qui décidera des traitements à appliquer au malade ? Qui sera maître des technologies ? Qui en sera responsable ? Qu’exigera-t-on du patient ?

c. Vers une responsabilisation croissante du patient ?

« La notion de médecine personnalisée donne une image attractive mais fausse, d’une vérité à la fois attirante et préoccupante : nous avons été habitués à croire que notre médecine, notre système de santé, sont les mêmes pour tous. Or, l’époque de la même médecine pour tous est révolue. Elle devient personnalisée, c’est-à-dire différente pour chacun, « customised », comme on dit, et on le craint, proportionnelle aux ressources de l’individu qui sera capable ou non de se l’offrir » prévient le Pr Anne Fagault-Largeault (3).

L’intervention de la médecine se fera plus tôt dans la vie des personnes : même en étant bien portant, sans signe clinique apparent, le patient aura noué une relation avec le médecin, car les possibilités médicales permettront d’anticiper une pathologie susceptible d’apparaître dans cinq ou dix ans. Ce n’est plus la maladie qui crée le lien avec le médecin comme aujourd’hui. La limite entre le normal et le pathologique deviendra de plus en plus délicate. Ce changement profond de la place du médecin et des centres de santé est la conséquence directe de la disparition de la frontière entre prévention et soin. Les prévisions du Dr Knock seront mises en œuvre, « l’avenir sera sombre pour les hypocondriaques ! » s’exclamait le Pr Axel Kahn (4).

(1) Responsable de la Chaire santé de l’Institut d’études politiques (IEP). Audition privée du 19 décembre 2012, audition publique du 25 juin 2013.

(2) Adjointe au directeur général de la santé, chef des politiques de santé, audition des rapporteurs du 7 janvier 2014

(3) Professeure au Collège de France, membre de l’académie des sciences, audition publique du 25 juin 2013.

(4) Doyen honoraire de l’Université Paris V Descartes, audition publique du 27 mars 2013.

Le médecin généraliste disposera d’informations génétiques délicates à communiquer au patient, qui le concerneront aussi bien lui-même que ses apparentés et que celui-ci n’aura pas nécessairement envie de connaître. Le praticien devra-t-il les communiquer ou non à son patient ? Devra-t-il faire appel à un généticien, plus formé que lui à l’exposé des conséquences induites par le résultat d’un test génétique ?

Comme le remarquait encore M. Didier Tabuteau (1) : « sur un plan juridique ou administratif, la médecine personnalisée remet en cause des frontières traditionnelles, les distinctions prévention-soins, actes-produits, médicaments-dispositif médical. Ces distinctions vont voler en éclat vu les perspectives scientifiques et médicales ouvertes par les thérapeutiques et les pratiques qu’elles permettront. Or, ce sont ces frontières qui structurent notre organisation administrative et juridique. Les codes de la santé publique et de la sécurité sociale s’appuient sur ces concepts traditionnels pour les définitions, les processus d’autorisation, de contrôle, d’évaluation. Il faudra dépasser ces clivages, ces frontières traditionnelles. Ce ne sera pas simple car nous y sommes habitués ».

La multiplicité des informations dont disposera le patient induit aussi une plus grande participation, une responsabilité accrue de sa part dans la prise en charge de sa propre santé. On lui explique qu’il peut encore être mieux soigné dès lors qu’on séquence son génome, qu’on cible ses modes de vie plutôt que de lui donner un médicament standard qui ne lui conviendra peut-être pas, et qu’ainsi on trouvera le dosage parfait, voire son propre médicament.

Pour Christian Byk (2), « La contrepartie est qu’il devra être encore plus coopératif, il devra donner des informations sur son mode de vie et, en plus, une fois qu’on aura analysé le traitement approprié, il ne pourra pas se permettre de ne pas le suivre. On évoque parfois le caractère pervers, sinon à risque potentiel de la médecine personnalisée ». On peut dissimuler des informations, mettre en avant la mise en place de médicaments personnalisés et, en pratique aboutir à une médecine pour une catégorie de la population, une médecine stratifiée.

Faut-il prendre en compte une demande, susceptible d’accroître les devoirs des patients envers eux-mêmes ? Certains seront demandeurs et arriveront bientôt chez leur médecin avec le séquençage de leur génome sur leur téléphone portable.

D’autres ne seront pas prêts à se plier à des techniques d’analyses médicales au sens large, voire de vérifications du degré d’observance de traitements ciblés prescrits. On risque le contrôle intrusif des patients.

(1) Conseiller d’État, responsable de la Chaire de santé de l’IEP, audition publique du 25 juin 2013.

(2) Conseiller à la Cour d’appel de Paris, secrétaire général de l’Association internationale Droit, éthique et science, audition des rapporteurs du 28 mai 2013.

Des populations à risques connus plus faibles que d’autres, pourraient demander une tarification médicale en fonction du risque. On l’observe déjà à l’étranger avec les assurances privées qui personnalisent la tarification du risque et évoluent en fonction du risque et de l’observance du traitement par le malade.

Plus on multiplie les informations sur la connaissance du risque et les moyens d’y pallier, plus la tentation de lier l’assurance-maladie au comportement du patient sera forte : le risque de remise en cause de la médecine de solidarité entre les biens portants et les malades augmentera.

La médecine personnalisée déchire le voile d’ignorance de l’avenir pour le patient, sa famille, voire pour les tiers, ce qui n’est pas sans conséquences éthiques et juridiques. L’information génétique et identifiante, bien que personnelle par nature, touche l’ensemble des membres d’une famille, voire d’une communauté ethnique avec des particularismes locaux.

Certains traitements tout en étant utiles peuvent aussi être sources de discriminations, voire comprises ou vécues comme telles. « La personnalisation de la médecine peut en ce sens entraîner des distinctions au sein de la population générale si des traitements et diagnostics individuels se dégage un constat collectif. Cependant, si toute distinction entre groupes d’individus au sein d’une population générale n’implique pas nécessairement une stigmatisation des individus, il existe des risques de rupture d’égalité entre les patients, voire des risques de discrimination dans certains cas ». soulignait Mme Audrey Aboukrat (1).

À l’appui de sa démonstration elle citait d’une part le cas du BiDil, un médicament destiné au traitement de l’insuffisance cardiaque au sein de la population africaine américaine exclusivement, et d’autre part, le test génétique commercialisé par l’entreprise Myriad Genetics pour le dépistage d’une prédisposition aux cancers du sein et des ovaires chez les femmes juives ashkénazes exclusivement. Elle rappelait aussi que ces ciblages avaient été en plus figés dans les revendications d’un brevet intensifiant à la fois le risque de discrimination et la responsabilisation des patients concernés aux États-Unis.

Ces évolutions scientifiques et technologiques provoquent et provoqueront des bouleversements considérables dans tout le secteur de santé. Ils exigeront rapidement des réformes afin de l’adapter à ces nouvelles réalités. C’est d’ailleurs le sens des recommandations du rapport de Commission « Innovation 2030 et de la « Stratégie nationale de santé ».

(1) Doctorante à l’École de droit de l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne, audition publique du 25 juin 2013.

2. Une réforme de la formation des personnels de santé à mettre en