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Distribution des raisons du code-switching selon que la langue donatrice est l'arabizi ou le français

4. Une écriture régie par des rites extralinguistiques :

Les échanges sur Facebook ne sont pas toujours le fruit d’une pulsion créatrice, originale et individuelle. Ils répondent parfois à des besoins et à des exigences sociales et interactionnelles de politesse et de savoir-vivre ensemble. Loin d’être un choix personnel, ces actes répétitifs, automatiques et fortement prédictibles relèvent du social, du psychologique, du rituel, du religieux, des us et des coutumes, en un mot, de l’extralinguistique.

Il convient tout d’abord de définir ce que c’est qu’un rite, un rituel et une routine. Dans la terminologie goffmanienne, les rites désignent les activités cérémonielles telles les salutations, les 112 Tr. " Alors qu'à la base, c'était un statut d'incitation et des clins d’œil ".

113 Tr. " Tout est dans les clins d’œil, justement "

Alors qu'à la base, c'était un statut d'incitation w fazete.. (s)112

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compliments, les excuses, l’offense, la réparation, etc. Ils concourent à maintenir l’ordre rituel. Véronique Traverso a précisé en ces termes la nuance sémantique entre « rituel » et « routine » :

« J’utilise « rituel » pour désigner globalement le type de comportement et « routine » pour renvoyer à la réalisation particulière du rituel. En d’autres termes, saluer à l’ouverture d’une interaction est un comportement rituel : le faire en disant « bonjour », « salut », « ciao », « hello », « quelle bonne surprise » sont autant de routines. » (Traverso, 1996 : 41).

Bref, les rites sont des actes pragmatiques au moment où les routines sont les différentes réalisations de ceux-ci. Si l’acte est unique (saluer, insulter, s’excuser, etc.), inversement, les réalisations sont infinies.

En vue de dresser la nomenclature des routines les plus fréquentes sur Facebook, nous nous sommes appuyée sur la fonctionnalité « segments répétés », proposée par le logiciel Lexico, un logiciel d’analyse statistique du texte développé par André Salem (voir annexe), grâce à laquelle le repérage et le calcul des expressions figées donc des rites s’effectue en un clin d’œil. Notre exposé ne traitera que les quatre rites les plus fréquents : la culture du partage, les rites discursifs, les rites religieux, et, enfin, les rites interpersonnels.

Figure 31 : Pourcentage des rites conversationnels

Le réseau social Facebook génère automatiquement des phrases : « X a été marqué dans un article », « X a partagé une vidéo », « bloquer quelqu’un », « envoyer un poke à quelqu’un », etc. Mises en circulation par le serveur, ces tournures et ces locutions ont été tellement réitérées par les internautes qu’elles sont devenues des rites. Le rite le plus typique de Facebook demeure celui du partage. Il se réalise grâce à différentes routines : une première possibilité est de recourir à la formule magique « je partage » ou à ses dérivations flexionnelles (« je partage », « partagez », « partageons », etc.). Voici quelques exemples :

moi aussi je partage lina, merci pour ton goût très raffiné j'adore et je partage

J'approuve et je partage je peux le partager?

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À la manière d’un vers de poésie qui est composé de deux hémistiches séparés par une césure, l’intervention qui verbalise l’acte du partage est, le plus souvent, divisée en deux temps marqués par une césure ou par la copule « et ». Le premier moment peut prendre deux formes : soit il est réservé à l’expression de la cause, celle-là même qui a poussé le locuteur à vouloir partager ce contenu (dans ce cas de figure, c’est une adhésion cognitive « j’approuve » ou une pulsion affective « j’adore ») ; soit il est consacré aux remerciements (« merci pour ton goût très raffiné »). Un second temps, l’internaute verbalise son intention de partager le contenu « je partage ». Ces deux temps sont réversibles et sont reliés sémantiquement par un rapport de cause et de conséquence.

Une seconde possibilité s’offre aux internautes pour réaliser l’acte de partage notamment en prononçant l’incantation « je pique » itérées 66 fois dans le corpus et ses variantes « je pik» / « je pikk[2-n] fois) » répétées à 23 reprises, comme en témoigne ces extraits :

Je pik j pik! JE PIK ma7leeeehhh!!! je te la pik!! 114 j pikkkkkkkkkkkkkk JE PIKE!!!

« Je partage » est équivalent à « je pique » sur le plan pragmatique. Seulement voilà, le second énoncé rajoute une dose d’humour, de légèreté et de plaisanterie au premier. En effet, le sens du terme « piquer » en français familier signifie « voler ». Cependant, normalement, un vrai voleur ne demande pas l’avis du propriétaire avant de voler. Mais, ici le locuteur se précipite à s’auto-accuser de vol juste pour jouer un tour de magie et faire un renversement de situation ludique : l’accusé se transforme en accusateur. C’est pour cette raison que le « topos » du vol s’accompagne souvent du rire (« hihihi » / « hahaha »). Dans cette mise en scène de la vie facebookienne, l’accusé accepte volontiers de porter le masque d’un voleur le temps du partage. Les correspondantes arabes des termes « partage » (« رشنلا »), « piquer » (« ةقرس ») sont rarement utilisées. On a recensé 4 occurrences de ces termes :

ةينغلاا ةقرس يف كنذاتسا ةيكوبسيف ةغلب...انيل رونلا حابص ههه ةماخضب ةقرس

115ديعس كراهن

114 Tr. " Comme il est beau !!!Je te la pique !! 🙂 "

115 Tr. « Bonjour X…Avec une langue facebookienne je demande de voler ta chanson. Un vol au grand jour. HIHIHI Bonne journée. »

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Le rite du partage est sacré sur Facebook. La pratique du partage obéit à des règles bien fixes. Il se déroule en trois phases : la phase de sélection, la phase de demande de permission et, enfin, la phase de l’exécution de l’acte.

D’abord, vient la phase de sélection pendant laquelle le facebookeur à partir du stock de données et de liens hypertextuels (vidéos, images, textes, etc.) va opérer un choix et opter pour le contenu qui serait digne d’être partagé. À la manière du locuteur qui va sélectionner les mots qu’il va combiner pour fabriquer des phrases dans la chaîne verbale. C’est de cela qu’il s’agit quand un facebookeur sélectionne un ensemble de contenu qui agencé et rassemblé sur son mur, va fabriquer son identité c’est-à-dire l’ensemble de ses traces numériques. L’acte de « partager » a, donc, une fonction identitaire. Choisir, c’est sélectionner des goûts musicaux, cinématographiques, littéraires, culinaires, etc. qui permettent de définir son image, son identité et sa classe sociale mais aussi c’est « [le] dégoût des goûts des autres » (Ina.fr, 1979). Il est important de noter qu’à partir de ces goûts et de ces dégoûts, à partir de ces préférences et ces choix, des affinités et des amitiés seront inventées et crées. Les relations interpersonnelles et la socialisation relient des locuteurs qui ont des goûts semblables, des idées identiques ou des passions communes.

Après la sélection, intervient alors la seconde étape du partage qui relève de la nétiquette : la demande de permission. Les règles de bienséances facebookiennes font de cette demande d’autorisation de partage un passage obligé sinon le partageur sera accusé de vol au nom du droit de l’auteur et de la propriété intellectuelle. Lors de cette phase, le locuteur choisit la langue avec laquelle il exprimera sa demande : cela peut être en français, ce qui est généralement le cas, ou en arabe.

Enfin, l’étape ultime c’est l’acte même de partager en cliquant sur le bouton qui porte ce nom. Il est utile de signaler à quel point ce rite a même influencé la langue française. « Le Petit Robert » classe le verbe « partager » comme un verbe transitif : il est obligatoirement accompagné d’un complément ; or, dans les pratiques facebookiennes ce verbe est employé intransitivement. Grâce à Facebook, de transitif le verbe « partager » se mute en verbe intransitif. Encore mieux, de bivalent, il devient monovalent.

Les conversations ordinairessur Facebook sont parcourues de part en part par des phénomènes de polyphonie, de métissage des voix, d’hétérogénéité énonciative et de dialogisme. Ce concert numérique de voix en effervescence continu va créer un nouvel espace de liberté où la parole circule librement sans contrainte et sans censure. À la manière de l’agora grecque ou la place publique, Facebook est la scène de joutes verbales, de parlures conflictuelles qui laissent percevoir des tensions sociales et des luttes de pouvoir. L’homme ordinaire utilisera ce lieu virtuel pour débattre de la chose publique, de la politique et des problèmes actuels pour partager son opinion, pour participer à un débat d’idées et à des affrontements idéologiques. C’est pour cette raison que le style collectifsur Facebook est à dominante argumentative. Il suffit de jeter un coup d’œil sur le résultat des segments répétés (figure 32) pour se rendre à l’évidence que les segments qui reviennent comme un leitmotiv dans notre corpus sont des marqueurs discursifs argumentatifs.

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Figure 32 : Nuage de mots des segments les plus répétés sur Facebook

Le nuage de mot ci-dessus permet de mieux visualiser les résultats puisque la taille de la police est proportionnelle à la fréquence de l’expression. Le discours argumentatif est bâti sur des arguments, des idées et des pensées. C’est ce qui explique l’omniprésence de l’expression « je pense », qui itérée 87 fois et qui occupe le premier plan du schéma. De surcroît, des verbes d’opinion abondent dans des expressions comme « je vois », « je trouve », « je crois ». Dans cette agora du XXIème siècle, les locuteurs expriment leurs pensées, leurs opinions, leurs visions et leurs divisions pour convaincre, persuader ou encore délibérer. Les traces de la réussite de cette persuasion sont bien présentes telles les formules d’approbation « bien dit », « je confirme », « tout à fait d’accord avec toi ».

La plupart des rites qui occupent le premier plan sont en arabe. Ce qui attire la curiosité est que ceux-ci sont en langue arabe classique et ils sont issus de la religion musulmane :

,الله نذإب ,يبر و ,الله و ,كاعم يبر ,كقفوي يبر ,همحري الله ,الله ءاش نا الله ,ناعتسملا الله ,الله همحر ,الله كقفو ,لله دمحلا ,الله ءاش نا قيفوتلاب

وثم لعجيو همحري الله ,كرصني يبر ,كنيعي يبر ,كرابي يبر ,مكاعم يبر ,بر اي ,كظفحي يبر ,بلاغ

ةنجلا ها , Rabi m3ak, نوعجار هيلا

يبر هاجب ,هيلع الله ىلص.116

Toutes ces formules partagent en commun, des mots qui réfèrent à Dieu « rab » (بر) ou « allah » (الله). Dieu est omniprésent dans tous les actes du discours de la vie quotidienne des plus futiles aux plus sérieux, chez les moins croyants au plus croyants. Ce qui reflète une représentation du monde qui accorde à Dieu tous les pouvoirs : pour réussir, il faut invoquer Dieu (كقفوي يبر), pour vaincre (كرصني يبر), pour être plus fort (Rabi m3ak), pour guérir ءاشن) سابلا الله), pour gagner un match de foot (ةحوبرم الله ءاشنإ), pour justifier son échec (بلاغ الله), etc.

116 Tr. " Inch Alla, mes condoléances, que Dieu vous bénisse, que Dieu vous protège, si Dieu le veut, que Dieu vous préserve, Dieu est avec vous, Que Dieu ait son Ame et l'accueille dans son vaste paradis, etc."

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Loin d’être neutres, ces actes linguistiques posent le problème de la limite fragile entre langue et culture, entre langue et religion, entre langue et conception du monde. Parler, c’est se positionner culturellement, c’est choisir une identité, une religion. Les rites religieux jouent le rôle de marqueurs d’identité ou de marqueurs d’appartenance à une communauté. Notons cependant que certaines formules ont perdu leurs sens originels religieux pour devenir une habitude linguistique vide de sens. Prenons l’exemple d’« Incha Allah » qui a été répété 681 fois, cette expression est tellement utilisée qu’elle a intégré de nos jours la langue française.

De même pour la formule « wallah » qui a quitté le territoire arabo-musulman pour intégrer la langue française. Cette expression était à l’origine un serment par Allah, signifiant « je jure par Allah ». Il s’agit pour un locuteur musulman à prendre Allah pour témoin afin de garantir que ses propos ne sont pas mensongers. Toutefois, en France, le terme a connu un autre sort, il est devenu un marqueur du parler djeun indépendamment des croyances religieuses.

Il est utile de souligner que les routines sont une arme à double tranchant : d’un côté, en apparence, elles prennent la forme de formules toutes prêtes, toutes faites, préfabriquées et idiomatiques Traverso (Traverso, 1996 : 41). Leurs sens sont presque vides. D’un autre côté, bien que le contenu sémantique de ces routines soit nul ou quasi nul. Leurs fonctions dépassent le simple sens. Comme elles ont été imposées dans une situation donnée au sein d’une communauté bien précise, les routines conversationnelles constituent un degré zéro de la conversation où le locuteur et l’interlocuteur entrent en communication sans pour autant rien se dire l’un l’autre puisque les paroles échangées sont vides de sens. Loin d’être le produit personnel de l’individu, elles sont préfabriquées et préparées par les valeurs culturelles de la société.

Ces activités cérémonielles préexistent avant l’échange dans les us et coutumes d’une société donnée. En les utilisant, le locuteur choisit de s’inscrire dans l’ordre rituel conversationnel d’une société donnée. Il imite ce que les autres diraient à sa place en pareille situation. Sur le plan psychologique, les routines conversationnelles assurent une certaine sécurité, c’est le moment de la conversation où il n’y a aucune menace sur la face, des moments de trêve, de répit et de paix. L’enchaînement des tours est prévisible et attendu. Il n’y a aucune place aux malentendus, aux quiproquos ou à l’incompréhension. De plus, les routines peuvent parfois être lues comme des marqueurs d’identité ou des marqueurs d’appartenance à une communauté. Enfin, sur le plan interpersonnel, les routines permettent de tisser des amitiés et des relations comme on le verra dans le cas des rites interpersonnels qui se réaliseront à travers les rites de politesse.

D’après Goffman, la déférence c’est « un composant symbolique de l’activité humaine dont la fonction est d’exprimer dans les règles à un bénéficiaire l’appréciation portée sur lui, ou sur quelque chose dont il est le symbole, l’extension ou l’agent ». (Goffman,1998 :50,51) Manifester de la déférence envers

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quelqu’un peut être réalisée grâce à des rites de politesse (appréciation positive) ou des rites d’impolitesse (appréciation négative).

En définitive, Facebook possède ses rituels et ses rites, des évènements de langage qui reviennent comme un leitmotiv qui structurent les échanges et qui construisent un savoir partagé qui fonde la culture et l’identité d’une communauté (savoir partager, savoir insulter, savoir invoquer Dieu, savoir argumenter, etc.)

Quelle est la langue de la communicationsurFacebook ? 5. Une écriture qui revalorise les langues premières :

Il est utile de souligner que malgré l’apparente ouverture vers les autres langues, les langues nationales ont joui d’une place privilégiée sur Facebook. L’arabe tunisien (« elammia ») réservé à l’oral uniquement force la porte de l’écrit. Il s’agit d’un changement important dans l’histoire linguistique du pays. Laissons la parole à Laroussi :

« L’arabe tunisien, langue, qui reste malgré tout, officiellement minorée, grâce notamment aux réseaux sociaux, Facebook, en particulier, a envahi toutes les sphères publiques (radio, télévision, réseaux sociaux, etc.). Il y a des voix qui s’élèvent, aujourd’hui, en Tunisie, pour réclamer sa standardisation. » (Laroussi, 2020)

Nous avons dressé les statistiques des langues utilisées chez L3 et sa communauté et nous avons obtenu les résultats suivants (figure 33) qui sont si représentatifs de la situation linguistique en Tunisie.

D’autre part, il est à constater qu’au moment où l’usage de l’anglais ne change pas (trajectoire rectiligne en vert), on enregistre le déclin de l’arabe classique et de l’arabizi. Une bataille sans précédent est livrée entre l’arabe tunisien et le français. Et c’est l’arabe tunisien qui finit par remporter la victoire (courbe ascendante en jaune). Les mêmes résultats s’observent chez tous les locuteurs (figure 34).

Figure 33 :Retour en force des langues premières : exemple-type de L3 et de sa communauté

0 1000 2000 3000 4000 5000 6000 7000 8000 9000 10000

Avant la révolution Pendant la révolution Après la révolution Arabe tunisien Arabe classique Arabizi Français Anglais

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Figure 34: De l'usage de l'arabe tunisien, de l'arabe classique, du français, de l'anglais et de l'amazigh avant, pendant et après la révolution chez tous les locuteurs en Tunisie

Après avoir montré que le discours électronique est traversé par différents paradoxes : libertés et contraintes, ouvertures vers d’autres langues et repli sur les langues nationales, appartenance à l’oral mais aussi à l’écrit, il est temps de souligner que cet espace réservé habituellement à la critique, à l’ironie et aux moqueries est aussi rythmé par des règles de politesses et de savoir-vivre virtuel (la nétiquette).