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Distribution des raisons du code-switching selon que la langue donatrice est l'arabizi ou le français

6. Une écriture de l’établi et de la politesse :

Loin d’être un espace réservé uniquement à la transgression, à l’impolitesse et au lancement des flammes, le cyberespace, comme tout espace publique, est aussi un lieu régi par la nétiquette et les règles de politesse. Nous proposons de considérer de plus près le fonctionnement de ces rites de politesse.

Développée, d’abord, par Goffman et puis par, Brown & Levinson dans les années 1970, la politesse linguistique a pour but de préserver la face positive du locuteur et de ses interlocuteurs (ce que Goffman appelle « travail de figuration » « face work »).

Pour appliquer la terminologie goffmanienne sur notre terrain, on pourrait dire que la face positive est la ligne de conduite que le locuteur adopte tout au long de son histoire conversationnelle, c’est l’image avec laquelle il veut être perçu, c’est l’autoportrait qu’il peint grâce à toutes ses traces numériques (le choix du pseudonyme, de la photo de profil, de ses amis, ses « j’aime », ses partages, ses commentaires, ses identifications, etc.).

Dans le cadre de ce jeu de figuration et de cette mise en scène de la vie facebookienne, chaque internaute va développer des stratégies discursives et des ruses conversationnelles pour atténuer les actes

0 20000 40000 60000 80000 100000 120000 140000 160000

Avant la révolution Pendant la révolution Après la révolution Arabe tunisien § arabizi Arabe classique Français Anglais Amazigh

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menaçants [Face Threatening Acts (FTAs)]. La fonction essentielle et profonde des formules de politesse est d’ordre interpersonnel : ils permettent d’établir des liens sociaux, de les consolider et de les renforcer.

Considérons cet échange :

Bonjour X! J'ai mis sur mon mur les manifestations de Manish Msameh, mais quels sont les objectifs? Une courte information en arabe et en français si possible serait bien. Bon courageX!

Rassemblement à la mémoire des martyrs de notre révolution.Sept ans après le départ de ZABA, on n 'a pas les listes définitives des martyrs et des blessés de la révolution

Merci X! Et bravo pour ton action

Dans cette interaction entre une blogueuse et un interlocuteur étranger à la communauté de « Manish Msameh » (« Non au pardon ») : les rites de politesse abondent. Le journaliste commence son échange par une salutation interpellative (« Bonjour X »). Il demande une information sur un mouvement de jeunes révoltés qui s’appelle « Non au pardon » (Manish Msemah) et, par la suite, il propose une requête qui consiste à donner plus d’informations sur ce mouvement qu’il atténue avec des adoucisseurs comme l’emploi du conditionnel (« serait ») et de la locution adverbiale (« si possible »).

Toutes ces stratégies conversationnelles sont employées pour éviter les actes menaçants pour le territoire ou encore pour la face positive de l’interlocutrice car la demande de celui-ci pourrait être entendue comme un ordre et pourrait toucher à la liberté de la personne à disposer de son temps et de ses actes. Ce type de politesse correspond à la politesse négative.

Après une intervention réactive de la part de l’interlocutrice qui est dépourvue de formules de politesses, le locuteur enchaîne avec une autre réplique composée par d’autres formules de politesses : remerciement (« merci x ») suivie d’un encouragement (« Et bravo pour ton action »). Ce qui est étrange est que le journaliste a utilisé cinq fois des formules de politesse alors que la blogueuse n’a utilisé aucune. Comment expliquer cette inégalité d’usage des règles de politesses, cet usage unidirectionnel de la politesse ?

Selon le modèle de Brown & Levinson, plus la distance entre les interlocuteurs est grande (axe horizontal), plus les formules de politesse se prolifèrent. Moins il y a de hiérarchie politique et sociale entre les locuteurs, plus il y a de proximité, donc moins il y a de rites de politesses. Dans notre exemple, il n’y a pas de proximité entre les intervenants : un journaliste qui n’appartient pas au groupe demande des informations d’une blogueuse. Mais aussi il y a une hiérarchie sous-jacente à cet échange qui ne relève pas du pouvoir mais plutôt du savoir : celui qui ne sait pas est en position subalterne à celui qui sait.

Voici un autre exemple, où un lien horizontal et amical de proximité relie les interactants :

ةدرق اي تيذعتلا ةضهانمل كيب او يكشي انأ هتفش ىلإ اوفوشي ناك يت ؟؟ةنايزم كيلع تدج 117

117 Tr. " Tu crois vraiment que t’es belle ?? Bon s’ils voient ce que j’ai vu ils porteront plaintes contre toi auprès les instances de lutte contre la torture ! Espèce de singe "

183 كمف يعلب نوكارلا بلك 118

تنإ يعلب هيف يلارخت وتو ةباجنس تنإ =D119

Dans la conversation précédente, il n’y a aucune formule de politesses mais il y a, en revanche, beaucoup d’impolitesses dans le discours utilisé à des fins ludiques sans mettre en danger les faces des interlocuteurs. Il s’agit d’une impolitesse neutre à finalité humoristique car les actes menaçants (Face-Threatening Acts (FTAs)) sont absents.

Conclusion :

Une fois le livre est fermé, que reste-t-il de ce chapitre dans la mémoire du lecteur ? Il se peut que le passeur, une fois ayant traversé le texte comme on traverse une rue ou un jardin public rentre chez lui sans se souvenir des tours, des contours, des couleurs locales, des tableaux de signalement, des insistances, des nuances et des détails. Nous voudrions souhaiter qu’il garde au moins dans la mémoire deux choses qui nous semblent être essentielles : la première concerne la forme ou plus exactement la méthode d’appréhension ou disons en un mot la posture, la deuxième concerne le fond ou le questionnement ou l’interrogation qui traverse le chapitre du bout en bout.

En ce qui concerne la forme de l’énonciation, nous avons suivi cette fameuse thèse, antithèse, synthèse de Hegel, une gymnastique intellectuelle que nous avons apprise à l’école. Il s’agit dans un premier moment de porter la thèse dans le corps et dans l’âme pour insister sur ses aspects, ses points ou ses côtés les plus forts, les plus consistants, les plus féconds et les plus sérieux. Dans une deuxième étape, nous devons nous distancier de cette thèse que nous avons défendue bec et ongles et ne voir en elle que les points ou les pièces défectueuses et, somme toute, abracadabrantes. Dans une troisième direction, nous devons confronter le pour et le contre, le positif et le négatif, les points forts et les points faibles dans l’espoir d’inventer par cette espèce de maïeutique une nouvelle optique, des nouvelles lunettes beaucoup plus précises et beaucoup plus fiables dans la manière de voir, de concevoir et de construire.

Évoquant son itinéraire intellectuel, Claude Lévi-Strauss dans « Tristes tropiques » disait : « Là, j'ai commencé à apprendre que tout problème, grave ou futile, peut être liquidé par l'application d'une méthode, toujours identique, qui consiste à opposer deux vues traditionnelles de la question ; à introduire la première par les justifications du sens commun, puis à les détruire au moyen de la seconde ; enfin à les renvoyer dos à dos grâce à une troisième qui révèle le caractère également partiel des deux autres, ramenées par des artifices de vocabulaire aux aspects complémentaires d'une même réalité : forme et fond, contenant et contenu, être et paraître, continu et discontinu, essence et existence, etc. Ces exercices deviennent vite verbaux, fondés sur un art du calembour qui prend la place de la réflexion, les assonances entre les termes, les homophonies et les ambiguïtés fournissant progressivement la matière de ces coups de théâtre spéculatifs à l'ingéniosité desquels se reconnaissent les bons travaux philosophiques. » (Lévi-Strauss, 1955 : 42-43)

118 Tr. " Chien viverrin ! Ferme ta gueule !"

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Et il ajoute :

« Cinq années de Sorbonne se réduisaient à l'apprentissage de cette gymnastique dont les dangers sont pourtant manifestes. D'abord parce que le ressort de ces rétablissements est si simple qu'il n'existe pas de problème qui ne puisse être abordé de cette façon. Pour préparer le concours et cette suprême épreuve, la leçon (qui consiste, après quelques heures de préparation, à traiter une question tirée au sort), mes camarades et moi nous proposions les sujets les plus extravagants... Non seulement la méthode fournit un passe-partout, mais elle incite à n'apercevoir dans la richesse des thèmes de réflexion qu'une forme unique, toujours semblable, à condition d'y apporter quelques correctifs élémentaires. » (Lévi-Strauss, 1955 : 255-256.)

Pour échapper à cette rhétorique scolaire ou universitaire qui tourne souvent, certes, dans le vide, Claude Lévi-Strauss a décidé de larguer les amarres en allant pointer l’enquête chez les Bororos au Brésil.

Seulement voilà, nous autres nous n’avons aucune échappatoire. C’est la nature même du sujet (nous en reviendrons tout de suite après) qui nous contraint par la force des choses à épouser cette rhétorique pour scolaire,pour artificielle qu’elle soit et à adopter cette fameuse thèse, antithèse, synthèse de Hegel.

Venons-en à la question de fond, à l’objet même de notre étude. Il s’agit dans ce chapitre de faire la description de l’écriture sur Facebook. Or, justement l’écriture est, à l’instar de tout autre phénomène culturel, n’est pas une chose qu’on pourrait toucher, palper et voir à l’œil nu mais elle est un ensemble de signes qui signalent et qui signifient, qui connotent et qui dénotent, qui s’affiche dans un état autre que ce qu’elle est réellement, bref qui se définit toujours par ce qu’elle n’est pas. Nous sommes en face d’un phénomène qui parle pour se masquer encore davantage. Nous sommes en face d’un véritable paradoxe. Un facebookeur ou un blogueur lorsqu’il écrit sur son mur ou sur son palimpseste, ne se rend pas compte de cela comme exactement l’écrivain qui se trouve en face de la page blanche. Et cela n’est pas son souci dans tous les cas. Mais un chercheur ou une chercheuse comme c’est mon cas, s’il ne se rend pas compte qu’il est devant un paradoxe, il ou elle n’arrivera jamais à comprendre quoi que ce soit.

En dépit de ses inconvénients manifestes, cette fameuse rhétorique de Hegel nous a permis de mettre cette écriture sur la table, de la disséquer comme font toutes les pratiques intellectualistes scolastiques et scolaires – c’est peut-être en cela où l’on reconnaît son mérite – pour voir ce qu’elle affiche et ce qu’elle est réellement. Toute écriture y compris l’écriture électronique, nous dirons même toute culture et tout langage cherche à se dissimuler et à se définir par ce qu’elle n’est pas. C’est au chercheur de le ou de la démasquer et de le ou de la mettre à nu. C’est ce que nous avons essayé de faire dans ce chapitre.

Nous aussi nous sommes partie pour découvrir cette écriture de Facebook qui se veut rebelle aux valeurs en cours et qui se donne à voir comme une voix authentique qui refuse d’être attachée, qui donne à croire que les jeunes ne contrôlent pas leurs discours ; qu’ils abrègent, tronquent et raccourcissent les mots au gré de leurs caprices et de leurs fantaisies, mélangent les langues comme ils le souhaitent et manient les codes à leurs guises, qu’ils font des acrobaties et des jongleries linguistiques pour jouer et se divertir. Le texte numérique laisse croire qu’il est exempt de normes parce qu’il tolère les écarts, les erreurs et les déviations

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par rapport au discours dominant, parce qu’il simplifie la syntaxe et la réduit à une ossature, parce qu’il efface les distinctions habituelles entre oral/ écrit, français /arabe, image/ texte, etc.

Seulement voilà, nous avons découvert tout au long de ce chapitre que malgré le désordre apparent, il y a bien un ordre, une logique pour l’écriture sur Facebook. Encore plus, loin d’être complètement dépourvu de normes, le texte numérique possède sa propre norme, une norme endogène, parallèle et différente de la norme officielle. Bien qu’il tolère certains écarts (erreurs de saisie, troncations, syllabogrammes, etc.), certaines déviations sont sanctionnées par les usagers de Facebook. Parmi les écarts qui ne sont pas acceptés figurent essentiellement les erreurs de langues proprement dites qui sont de bons indicateurs sur le statut social du locuteur et sur son degré de maîtrise de la langue. Aussi, les erreurs néographiques indiquent sur la non-maîtrise de la compétence néographique. En effet, pour abréger des termes, il existe des clés de diminution des signifiants des mots qu’il convient de maîtriser (syllabogrammes, abréviations, squelettes consonantiques, etc.). Pour colorer le discours d’une tonalité émotive, il y a des techniques bien définies comme (les émoticônes, les émojis, les étirements graphiques, les ponctuations excessives, etc.) Parmi les contraintes du discours électronique, les lettres étirées sont toujours des voyelles. Les mots abrégés, apocopés et tronqués sont des mots multisyllabiques. Les locuteurs ne switchent pas n’importe comment les langues. Il y a des règles d’accord mixtes qui facilitent la forte hybridité morpho-syntaxique. La conversation est rythmée par des répétitions et des rites qui répondent aux règles de nétiquette et de bienséance.

Il y a là un constat : l’écriture électronique affiche une image et se trahit en cours de route. En réalité, le texte de Facebook échappe à toutes les classifications classiques. Il s’agit d’une forme bâtarde, mixte et métissée qui a la force d’associer les contraires ou ceux qui ont été considérés comme injoignables et inconciliables.

La question de savoir si la communication électronique relève de l’oral ou de l’écrit a fait couler beaucoup d’encre d’où des néologismes comme « écrit conversationnel » (J. Anis) « conversation écrite » (Anis, 1999), « parlécrit » (Jeay, 1991), « écrit oralisé », « langue orale scriptée ». La communication électronique réduit à néant toutes ces tentatives.

Pour dépasser ces problèmes de classifications et de catégorisations, Laroussi et Liénard proposent le terme « d’écrilecte » :

« Nous pensons que la notion d’écrilecte a l’avantage de neutraliser les oppositions de type oral/écrit ou parlé/écrit qui sont régulièrement suggérées pour qualifier l’écriture électronique sous sa forme la plus altérée. Autrement, l’écrilecte neutralise toute opposition de type forme soutenue/relâchée, forme standard/forme non standard, forme orale/forme écrite. L’écrilecte serait une forme spécifique à un type particulier de communication : les écrits électroniques. » (Liénart, 2012 : 151)

Pour conclure, l’écriture électronique est un écrilecte qui se situe sur un continuumlinguistique entre l’oral et l’écrit, à mi-chemin entre le relâchement du discours et la correction, entre la tradition (rites conversationnels) et l’invention (néologismes), à la frontière de la distinction classique entre les langues. Il

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s’agit d’un pachwork linguistique qui se situe sur une zone mixte et hybride où fusionne l’arabe avec le français.

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