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Tunisiens sur Facebook

I. Différences ou libertés affichées :

3. Oublier la règle, aller au-delà du niveau et de la barrière :

Afficher une rage et une révolte contre toute réglementation se donne à voir non seulement au niveau morphologique et au niveau lexical comme nous l’avons vu mais également au niveau de la syntaxe et de l’ordre du discours. Il y a là une tendance dans ce « dire-écrire » de Facebook d’aller au-delà des structures complexes, d’aller au-delà de la phrase de Proust qui ne finit pas ou même de celle de Flaubert, pour séduisante qu’elle soit, pour parler et écrire sans se donner une importance à la norme mais aussi à la forme et la mise en forme. D’où l’appel à l’oubli du langage standard et de la langue légitime. Et d’où également le recours de plus en plus au style télégraphique et à la concision.

Voilà comment Herring, une des spécialistes canadiennes les plus connues de l’analyse du discours électronique, décrit le « dire-écrire » du Facebook :

« The syntax of computer mediated English, when it deviates from standard syntax, is sometimes described as telegraphic and fragmented. Parts of speech such as articles and subject pronouns may be elided in informal style, and messages that do not contain a complete grammatical clause (with a subject and finite predicate) are common, especially in CMC modes characterized by brief, informal messages, such as chat, IM, SMS, and microblogging. The usual reason given for elision is to save keystrokes, whereas sentence fragments may be caused by people typing speech like utterances

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and/or the requirement in some CMC systems that messages be brief, which can lead users to break longer utterances into several messages. » (Herring, 2012 :5)

La figure 19 met en exergue les caractéristiques les plus significatives de ce type d’écriture. Comparée à un style télégraphique ou à la syntaxe de la prise de notes, la « e-grammaire » se caractérise, d’un côté, par la prédilection de l’ellipse, d’un autre côté, par la domination des formules, des interjections, des onomatopées, d’énoncés brefs et elliptiques, de bruits, voire de rien ou de presque rien.

Figure 19 : Phénomènes syntaxiques remarquables sur Facebook

Retenons qu’il y a une tendance dans cette manière de parler et d’écrire à privilégier l’ellipse, les formules brèves et le rythme poétique. Nous examinons ces trois procédés un à un.

En ce qui concerne l’ellipse, il est à noter que cette dernière est la figure de rhétorique la plus investiesur Facebook. « (Elle) consiste à ne pas utiliser dans une phrase des éléments qui devraient s’y trouver. » (Suhamy, 2016 : 100, chap. VI) et peut toucher toutes les parties du discours (tableaux 5 et 6).

Types d’ellipses Exemples

Ellipse du « ne » de négation • Parle pas de malheur ! • Je sais pas

Ellipse du « ne » de négation et de « pas » • T’inquiète

Ellipse du clitique « il » Faut bien ça pour pas se pendre

Ellipse du sujet suis TAKKKRIZ

Ellipse du « ne » de négation + du clitique « il » • Y'a pas que France Gall qui est morte, y'a notre liberté d'expression agonisante qui a trépassé...

• faut pas déconner non plus, Ellipse du « ne » de négation et de « est » C pa tré rigolo

Ellipse de « ce n’est » pas étonnant pour un maçon

29 28 17 7 6 6 5 1 0 5 10 15 20 25 30 35 Interjections Usage du pronom neutre "ça" Chute du "ne" ou "pas" de négation Formules et formes elliptiques Ellipse du sujet (du clitique "il") Dislocations et redondances des pronoms Formes contractées Formes présentatives

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Ellipse du COI Par peur de vous décevoir, je m'abstiens de .

Ellipse d’une proposition Pas que

Ellipse d’une phrase « déception énorme »

Tableau 5 : Typologie des formes elliptiques remarquables chez les jeunes Tunisiens sur Facebook

hope u were there I hope you were there

ya ke toi ki reste … Il n’y a que toi qui reste

yehlkek nchalla rabbi yehlkik

n3ref twahchtni ama allaghaleb khidma 🙂 n3ref (illi inti) twahchtni ama allaghaleb (9a3ed ni5dem)khidma 🙂

Tableau 6 : L'ellipse, une figure rhétorique qui touche toutes les langues : l’arabe, le français et l'anglais

Les tournures elliptiques les plus répanduessur Facebook (comme l’illustre la figure19 ci-dessus) proviennent de l’oral : d’un côté, la chute du « ne » ou du « pas » de négation ou des deux à la fois (17 %) et, de l’autre côté, l’ablation du sujet et surtout du clitique « il » (6 %).

Dans un article Van Compernolle et Williams (Compernolle et Williams, 2007) ont montré à quel point l’environnement linguistique peut influencer et conditionner l’apparition ou la disparition du « ne » de négation et du clitique « il ».

Selon ces deux chercheurs américains, la présence dans la phrase de syllabogrammes, de mots transcrits phonétiquement, de logogrammes, en un mot, de formes orales peuvent favoriser la disparition du « ne » et du clitique « il ». On a pu vérifier la validité de cette hypothèse comme le montrent les exemples ci-dessous. La présence du syllabogrammes « c » est souvent suivie de l’absence du « ne » de négation. Donc, les mots dans une phrase agissent et interagissent les uns sur les autres et s’influencent réciproquement et mutuellement.

Exemples Traductions

c pas que je suis rancunier ,ama g une bonne mémoire .

C’est pas que je suis rancunier, mais j’ai une bonne mémoire.

w encore, c pas sur. Et encore, c’est pas sûr.

amane c pas en suicidant qu'on va arriver a une solution!!

S’il vous plaît, c’est pas en se suicidant qu’on va arriver à une solution !!

Tableau 7 : Exemples de l'influence de l'environnement linguistique sur la disparition de "ne" de négation

Si d’un point de vue interne, l’ellipse n’est pas réellement un choix puisqu’elle est conditionnée par son voisinage et son entourage linguistiques, d’un point de vue externe, elle émane d’un choix

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linguistique bien réfléchi. Il est donc légitime de nous demander pourquoi les internautes chérissent tant l’ellipse.

Pour tenter de répondre à ce genre d’interrogation, on pourrait poser que l’ellipse, cet art de la brièveté et de la concision, permet de réduire le message à l’essentiel, aux moins de mots possibles, ce qui par conséquent, permettra aux scripteurs d’éprouver moins de fatigue liée à l’effort fourni pendant le pianotage sur le clavier. Les constructions elliptiques ne sont pas fortuites. Elles ont une fonction linguistique et répondent, selon Frei, au besoin de brièveté ou d’économie discursive :

« Le besoin d’économie exige que la parole soit rapide, qu’elle se déroule et soit comprise dans le minimum de temps. De là les abréviations, les raccourcis, les sous-entendus, les ellipses, etc. que la langue parlée présente en si grand nombre. » (Frei, 2011 : 28)

Il arrive que l’ellipse soit poussée à son paroxysme si le message est réduit à des formules toutes prêtes, à des interjections, à des onomatopées, à des bruits, à des riens ou à des presque riens. Mais on privilégie aussi les formules brèves.

En ce qui concerne ces dernières, on est en droit de constater que dans cette même logique d’économie linguistique et de la loi du moindre effort, les formes brèves sont très privilégiées : d’abord, les formules toutes prêtes sont souvent employées comme à titre d’illustration la locution « just for fun », anglicisme qui signifie « c’est juste pour rire », utilisé pour atténuer le sens offensant d’une blague ou d’une histoire drôle. Beaucoup de statutssur Facebook commencent par « en mode » comme dans cet exemple : « En mode : boulo - métro – dodo » (sic). Ce message, qui est un slogan de mai 68, signifie que le locuteur mène une vie quotidienne plate et ennuyante rythmée par des actes répétitifs et rébarbatifs. Ensuite, les réponses minimales sont récurrentes : sous la forme de mots-phrases (« oui » ou « non ») ; ou d’émoticône ou encore d’un simple signe de ponctuation en laissant à l’interlocuteur le soin de chercher le sens caché du message et le sous-entendu qui se cache derrière ces signes. Du fait de leurs concisions exagérées, certains échanges deviennent opaques et inaccessibles aux non-initiés comme c’est le cas dans cet échange où la conversation a pris la forme de formules mathématiques énigmatiques, cryptiques et secrètes :

- (L3) gmal + sibene = barghouth - Gmal- (bargouth + siben) =? - (L3) marque (L3) - hahahahahaha

Notons, aussi, parmi les formules brèves, la prédilection des onomatopées et des interjections qui s’explique par l’aisance à les transcrire puisqu’elles sont monosyllabiques. Leur emploi s’explique, ainsi, par leur fonction expressive. Du reste, avons-nous besoin de remarquer que si beaucoup d’interjections sont attestées dans l’usage comme : « ah », « Oh », « ouf », etc., beaucoup d’autres interjections ne correspondent à aucune entrée dans le dictionnaire. Elles ont été inventées soit parce qu’elles mimaient le son que le locuteur était en train d’imiter lors d’une conversation en face-à-face comme le terme « mouah » qui correspond au son d’un bisou ou « Waaaw » à celui de la surprise ou « Emmm » à celui de la gourmandise ou encore pour mimer le rire « haaaaaaaaaaaa33333 », « niah niah niah », etc. soit parce qu’elles sonnent

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comme de simple bruitage, de simples transcriptions graphiques de bruit comme le terme « ben », « Uuuuuhhhhh », etc.

À vrai dire, il n’y a pas de raisons qui expliquent réellement leurs apparitions dans le discours à part la fantaisie et la volonté de transcrire ce qu’on prononcerait dans telle ou telle situation en faisant fi des mots qui sont autorisés par le dictionnaire de ceux qui ne le sont pas et en laissant libre cours à sa pulsion créatrice et à son imagination.

En définitive, la syntaxe du discours électronique peut se lire comme un essai de simplification de la langue et d’élimination des lourdeurs syntaxiques. Ainsi, ce qui est supprimable et superflu a été supprimé tels que le « ne » de négation, le clitique, les suites de voyelles qui se suivent, etc. Ces changements linguistiques par rapport au code écrit et normé s’expliquent par l’évolution naturelle des langues vers moins de complexité et plus d’efficacité. Idée qui a été clairement exprimée par Pierre Guiraud qui l’exprime comme suit :

« Livrée à elle-même, la langue tend à une simplification du système par l’élimination des formes parasitaires et, à la longue, par celle des paradigmes secondaires. Il y a, donc, une économie de la langue, fondée sur les besoins de la communication, et qui en règle naturellement l’évolution dans le sens d’une structure plus simple et plus cohérente » (Guiraud, 1973 : 17).

Enfin, en ce qui concerne le recours à ce qui est poétique, on ne peut pas ne pas noter que le texte écritsur Facebook est traversé du bout en bout par le rythme. Il y a là un travail colossal sur les sonorités. Une poésie faite par tous qui s’adresse à tous et en plus grand nombre.Sur Facebook, la musique ici est avant toute chose comme disait Verlaine (Verlaine, 1999 :126). Même si les mots en eux-mêmes ne sont pas toujours compréhensibles, il faut en tout cas qu’ils soient dressés, scandés, rythmés comme un véritable chant. Des mots qui étonnent, qui séduisent et qui émerveillent, des mots qui bercent et qui font dormir les enfants, des mots ailés et beaux, poétiques et doux comme dans cet extrait :

Comme nous étions en train de les voir, ces libertés affichées à l’égard de la norme cherchent à s’exhiber, à se montrer et à se donner à voir tant au niveau de la morphologie, du lexique ou du vocabulaire qu’au niveau de la syntaxe. Mais ces libertés ne s’affichent ni uniquement ni exclusivement ni seulement à la façade de ces niveaux de cette écriture, niveaux sur lesquels nous nous sommes arrêtée jusqu’ici. Elles se déploient aussi et également au niveau du code.