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« Il n’est pas d’usage de la langue qui ne remplisse (plus ou moins

économiquement) une fonction de communication et,

inséparablement, une fonction de distinction (positive ou négative) : les usages vulgaires ou distingués de la langue ne remplissent leur fonction symbolique du premier ordre, qui est de communiquer et d’unir symboliquement, qu’en remplissant une fonction symbolique du second ordre (ce qui ne veut pas dire secondaire) qui consiste à séparer symboliquement ».

Pierre Bourdieu (1975), Le fétichisme de la langue, in « Actes de la recherche en sciences sociales, volume 1, numéro 4, p.18.

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Introduction :

Dans sa fameuse introduction de l’œuvre de Mauss, Claude Lévi-Strauss, en parlant de ce coup d’État méthodologique de l’auteur de l’essai sur le don, disait « qu’après avoir décomposé, il s’agit de recomposer le tout ». (Lévi-Strauss, 1966 : XXV). Cela veut dire précisément que la production du sens en sciences humaines se fait en deux moments :

Dans un premier temps, pour comprendre, pour saisir les répétitions et les corrélations profondes mais cachées entre problèmes ou entre concepts, ce qui revient au même, il s’agit non seulement de diviser et de décomposer l’Homme des sciences humaines en plusieurs champs de spécialités, comme nous l’avons déjà montré précédemment, mais aussi d’étudier à l’intérieur d’un seul champ – comme pour notre cas le champ linguistique – les correspondances et les rapports entre concepts ou entre problèmes indépendamment de leurs conditions de production et de réalisation tout se passe comme si la décontextualisation de l’objet était, de ce point de vue, la clé de la réussite de sa compréhension.

Et puis, dans un deuxième moment, pour interpréter et donner sens, il s’agit, disait Lévi-Strauss, « de recomposer le tout. » Autrement dit, de contextualiser ce qui a été décontextualisé, de rendre compte du contexte et de la situation en ce sens où nous devons renvoyer notre objet construit à une totalité, autrement dit, à quelque chose comme une batterie mère, comme une structure ou une genèse structurante, comme un système beaucoup plus vaste et beaucoup plus profond, comme un ensemble ou un agencement plus général et plus parlant, bref, en un mot, pour interpréter et pour pouvoir passer du manifeste au latent et de la « description légère » à la description plus dense et plus profonde, nous devons renvoyer notre objet d’étude à une Histoire générale qui donne sens aux expériences particulières ou disant à un « Tout » qui gouverne non seulement les rapports sociaux fondamentaux (Marx, 1972 :1) mais même nos gestes quotidiens apparemment les plus anodins et les plus minuscules puisque c’est ce « Tout » qui donne sens aux parties et aux éléments et non pas l’inverse.

« Le social n’est social qu’intégré en système » disait Lévi-Strauss dans cette même introduction (Lévi-Strauss, ibid., même page) comme pour faire l’écho à ce propos célèbre de Marx que l’on retrouve dès les premières pages de « l’Introduction à la critique de l’économie politique », propos qui commence ainsi : « dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent en des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté ». (Marx, 1980 :2)

C’est ce deuxième moment de l’analyse qui nous intéresse ici particulièrement. Il y a là une étape fondamentale de la production ou de la construction du sens où le chercheur tend à renvoyer les répétitions ou les correspondances qu’il a obtenues à un « Tout » qui prendra le nom de « Mode de production » ou des « Rapports sociaux de production » pour Marx, « d’Ethos », de « Cité » ou de « Communauté » pour Weber, d’ « Inconscient » pour Freud, de « Conscience collective » pour Durkheim, de « Rapport d’échange » pour

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Mauss, d’«Institution totalitaire » pour Goffman, de « langue » pour Saussure, d’« Histoire générale » pour Mills, d’« Agencement » pour Deleuze, d’« Epistémè » pour Foucault, etc.

Mais peu importent les noms qu’on invente à cette totalité pour la construire, (et combien ils sont nombreux !) il n’en demeure pas moins que cette totalité pourrait se référer en définitive, grosso modo, à trois concepts.

En effet, certains chercheurs tendent à traduire cette notion de « totalité » en termes de « situation » ou de « contexte » ou de « champ », ou disons en un mot, en termes d’espace anthropologiquement constitué. On pourrait citer ici comme exemple d’illustration le travail de Jean-Louis Calvet « Linguistique et colonialisme » ( 1974) où il montre comment la situation coloniale au Maghreb, en tant qu’espace et en tant que champ de domination, a été à l’origine de ce processus de dislocation des langues locales et de la création par cela même d’une sorte de situation linguistique chaotique qui se donne à voir à travers ce que Bourdieu appelle « un sabir-langue et un sabir-culture des mots ou des expressions décontextualisées, démuselées et mises en panne ». (Bourdieu, 2001 :73)

D’autres chercheurs ont essayé de traduire cette notion de totalité en termes d’ethnicité. C’est dans ce sens que Marcel Cohen parle du parler arabe des juifs d’Alger (Cohen, 1912), que Juliette Garmadi parle du français des Tunisiens (Garmadi, 1974) ou que Jamila Lyiscott parle dans ses vidéos du « Black English » des Afro-Américains des États-Unis (Lyiscott, 2014).

D’autres enquêteurs, enfin, ont essayé de traduire cette notion de « totalité » en termes de classe sociale et, corrélativement et par voie de conséquence, en termes de « classe sexuelle » ou de « genre » en ce sens où ils ont tenté à mettre en correspondance la notion de « parler des femmes et des hommes » et la notion de « classe sociale ».

Ce chapitre qui portera sur les parlers des jeunes Tunisiens sur Facebook et leurs rapports avec les classes sociales en sera une suite et un prolongement. Et nous le concevons comme suit : dans un premier moment, nous essayons de définir ce que nous entendons par la notion de classe sociale. Notre réflexion partira des travaux de Marx et examinera l’apport de Thompson et de Bourdieu.

Dans une deuxième direction, nous nous arrêterons sur les résultats de certains travaux qui ont abordé cette problématique, travaux tels que ceux de Bernstein ou de Bourdieu.

Dans une troisième et dernière étape, nous focalisons toute notre attention sur ce qui distingue le parler des jeunes Tunisiens issus des hautes classes et des beaux quartiers du parler des jeunes issus de la paysannerie, de la classe ouvrière et des bas-fonds. Nous ne nous arrêterons pas sur cette polarisation tantôt vers le haut tantôt vers le bas du parler des enfants de la petite bourgeoisie pour ne pas entretenir la confusion et pour pouvoir mobiliser toute notre énergie à décrire et à instituer cette opposition et cet antagonisme entre les acteurs ou les deux agents les plus influents au sein de la lutte sociale à savoir les classes aisées composées des aristocrates et des bourgeois et les classes défavorisées composées des paysans, des nomades, des prolétarisés et des prolétaires.

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1. Ce que nous entendons par la notion de classe sociale :

Il est vrai que Karl Marx n’a pas consacré une section, une partie ou un chapitre de son travail pour délimiter d’une manière claire, précise et définitive la notion de classe sociale. Seulement voilà, si on le lit entre les lignes comme on dit ou, disons, si on interroge les plis et les creux de ses écrits de jeunesse mais aussi de maturité, on se rend compte rapidement que Marx définit les classes sociales comme des structures, comme des catégories, comme des réalités objectives, comme des réalités concrètes en ce sens où « le concret, chez Marx, est concret parce qu’il est synthèse ». (Marx, 1972-1974-1976)

On comprend parfaitement pourquoi Marx a voulu montrer, prouver, faire croire et faire convaincre que les classes sociales ne sont pas simplement un concept qui n’existe que sur le papier mais elles constituent bel et bien une réalité objective qui existe réellement, une réalité qu’on peut palper, sentir, voir et observer, si on ose dire, à l’œil nu.

Marx est un intellectuel engagé, fortement impliqué dans la lutte sociale, ou, disons, si on emprunte le mot de Gramsci, « un intellectuel organique » (Gramsci, 1996 :60) qui a consacré toute sa vie et tout son temps à la cause ouvrière. C’est pourquoi il ne peut pas ne pas considérer la notion de « classe sociale » comme une structure, comme une catégorie, comme une réalité objective, tangible, palpable qui existe réellement.

Cette définition a été reprise, grosso modo, telle quelle, par la majorité des marxistes ou marxisants dont Louis Althusser dans son fameux texte « Lire le Capital » est un exemple éloquent. (Althusser, 1973)

Il a fallu attendre la publication en 1963 de ce texte qui a fait couler beaucoup d’encre « The making of the english working class » (« La formation de la classe ouvrière anglaise », texte qui ne sera traduit en français seulement après 25 ans) pour que cette définition objectiviste de la classe sociale puisse être réinterrogée, repensée et remise en question. En effet, c’est grâce à l’auteur de ce livre ou disons grâce à Edward Palmer Thompson, cet intellectuel qui est resté provincial en marge de l’université britannique et de ses lieux de pouvoir, cet intellectuel engagé qui a écrit ce livre pour être lu non pas seulement par l’élite mais aussi et surtout par les ouvriers eux-mêmes, cet intellectuel qui a passé toute sa vie à donner des cours de soir aux ouvriers de Yorkshire et qui a voulu en faisant ce livre « écrire l’histoire par en bas » comme il le dit lui-même, ( the history from below) , l’histoire du peuple, de la marginalité et de la résistance, histoire ou biographie ou ethnographie de la voix des vaincus à peine audible. C’est, donc, grâce à lui et à son très beau texte sur l’expérience de la classe ouvrière en Angleterre que l’on assiste pour la première fois à un réexamen profond de cette notion de « classe ».

À vrai dire, Edward Palmer Thompson s’en prend violemment à cette définition de Marx et des marxistes comme Althusser. Il serait important de prêter toute l’attention au premier mot du titre de l’ouvrage, au mot « formation » (making) qui constitue le cœur de sa thèse et de sa méthode. Le mot « formation » (making) indique que l’objet de cette étude est un processus historique long et douloureux

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mis en œuvre par des agents autant que par des conditions. « La classe ouvrière, disait-il dans la préface, n’est pas apparue comme le soleil à un moment donné. Elle est partie prenante de sa propre formation » (Thompson, 1963 :9) Il faut donc éviter de réifier la classe, de l’essentialiser, de la substantialiser, de la regarder selon le mode de la perception statique et de l’appréhender comme une chose ou une entité en soi. Pour Thompson, une classe sociale est loin d’être une structure, une catégorie ou une réalité objective qui est là, mais plutôt une formation à se faire et à se constituer, une force en devenir, une histoire qui est en train de se faire et de s’écrire, un processus long et douloureux qui conduit au bout du compte à une vision, à une mobilisation, à une conscience d’être et d’exister. Pour Thompson, une classe sociale en soi n’existe pas. Nous devons parler, si on le suit dans sa logique jusqu’au bout, non pas de classe en soi mais de classe pour-soi, celle-là même qui sait ce qu’elle est, qui fait de la réalité objective de cette longue et terrible histoire de l’exploitation de l’homme par l’homme une intériorisation, une subjectivation, une histoire pour ainsi dire incorporée, une histoire en acte pour qu’elle se constitue en tant que classe et pour qu’elle accède enfin à la conscience. Et, la conscience, pour l’auteur de « the making of the english working class » n’est pas seulement une résistance directe et immédiate contre la haine, contre le mépris contre la répression, contre l’exploitation de toute sorte mais aussi la constitution d’outils d’analyses, de lunettes pour voir et faire voir, de tradition de lutte, d’associations, de clubs et groupes de lecture qui se réunissent dans les tavernes des quartiers pauvres et dans les usines pour lire et interroger le cours du monde. La notion de meeting est une invention ouvrière, disait Thompson, autour des années 1810. Cette conscience invente des mots et des nouveaux concepts comme elle invente des nouvelles réalités. Voici en quels termes l’auteur définit la classe sociale :

« By class, I understand an historical phenomenon, unifying a number of disparate and seemingly unconnected events, both in the raw material of experience and in consciousness. I emphasize that it is an historical phenomenon. I do not see class as a “structure”, nor a “category”, but as something which in fact happens (and can be shown to have happened) in human relationships » (Thompson, 1963 :9)

Sans qu’il ne dise le mot, la classe, pour Thompson, est une construction sociale ou du moins quelque chose qui ne vient pas du ciel mais qui s’invente, qui nous invente autant que l’on invente, quelque chose qui se construit comme un rapport historique conflictuel, quelque chose qui s’invente par l’expérience des agents et par les conditions auxquelles ces expériences se trouvent, quelque chose qui se crée dans la lutte et au sein de la lutte sociale.

Cette délimitation du concept de classe nous intéresse ici particulièrement non seulement parce qu’elle nous renvoie au niveau de l’objet à un « éthos », à une expérience particulière, à une biographie, à une ethnographie totale (économique, sociale, culturelle et politique) mais aussi parce qu’elle nous renvoie au niveau heuristique au conflit, à la lutte, à la construction des limites et des frontières, à la démarcation, à la distanciation et à la distinction sociale.

Si on confronte cette définition de la notion de classe sociale à celle de Pierre Bourdieu, on se rend compte rapidement que les deux conceptions non seulement se complètent mais elles se renforcent et se

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consolident mutuellement. En effet, l’important chez Bourdieu et chez Thompson ce n’est pas la classe en soi en tant qu’identité autonome mais les barrières, le conflit, la lutte, l’opposition, les démarcations ou la distanciation, bref, en un mot, la distinction (Bourdieu, 1994 : 15-35).

Nous prenons ce concept de classe tel qu’il est défini par Thompson et Bourdieu en tant que matériel ou instrument d’investigation pour enquêter sur la distinction au niveau du parler des jeunes Tunisiens sur Facebook. Comment, en effet, parlent les jeunes Tunisiens issus des classes les plus défavorisées par rapport au parler des héritiers, ceux-là qui vivent dans les beaux quartiers ?

2. Examen critique ou état des lieux :

Pour pouvoir répondre à ce questionnement, la confrontation ou la rencontre avec la notion du « code restreint » par rapport au « code élaboré » de Basil Bernstein ainsi qu’avec celle du « capital culturel » et plus particulièrement du « capital linguistique » de Pierre Bourdieu devient un passage obligé.

2.1. L’apport des travaux de Basil Bernstein :

Étant donné le malencontreux malentendu qui a lieu lors de la réception de l’œuvre de Bernstein notamment dans les pays anglo-saxons, nous ne pouvons pas ne pas nous arrêter, dans un premier moment, sur ce malentendu qui a empêché beaucoup de lecteurs d’aller à l’essentiel. Il s’agit de voir et de faire voir en quoi consiste ce malencontreux malentendu, de le clarifier, de montrer ses origines et ses aboutissements.

Dans un deuxième point, nous abordons le problème de la méthode dans l’œuvre de Bernstein. L’important ici est de nous interroger sur la leçon que nous pouvons tirer des travaux sur le terrain de Basil Bernstein notamment en ce qui concerne ce va-et-vient entre la théorie et l’expérimentation, entre la posture théorique et le travail empirique, entre l’hypothèse de départ et les différents moyens de vérification et d’enregistrement des faits sur le terrain.

Nous consacrons le troisième et le dernier moment de notre réflexion à la question qui nous intéresse particulièrement le plus à savoir la pertinence ou la non-pertinence du concept de « code restreint » et de « code élaboré » quand on veut parler du rapport entre le langage des enfants issus des classes défavorisées par rapport à celui des héritiers des beaux quartiers que ce soit à l’école comme l’a fait Bernstein ou sur Facebook, comme il est question dans cette enquête.

2.2.1. Le malencontreux malentendu qui a empêché les lecteurs d’aller à l’essentiel : En 1975, on venait de publier chez les éditions de Minuit pour la première fois en langue française le premier volume des travaux de Basil Bernstein, volume dont les principaux articles ont été publiés en anglais dans des revues spécialisées tout au long des années 60, puis ils ont été rassemblés et réédités en 1973. Faut-il noter que la suite des travaux de Bernstein (les trois autres volumes qui ont été successivement

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publiés en anglais de 1975 à 1990) n’a pas été traduite en français jusqu’à maintenant. (Bernstein, 1975-1990). Notons aussi que c’est l’équipe de Jean Claude Chamboredon qui a réalisé cette traduction et c’est Chamboredon en personne qui va présenter le livre. Cette présentation de l’œuvre s’ouvre par la phrase suivante :

« Le développement des travaux de Basil Bernstein, dit-il, témoigne que son œuvre a dû se construire contre sa définition sociale, née de la rencontre, dans le malentendu, entre des attentes sociales et une problématique scientifique ».

Cela veut dire que l’œuvre de Basil Bernstein a rencontré dès le départ dans les pays anglo-saxons une « définition sociale », autrement dit, une interprétation sociale ou mieux encore une réception ou une lecture qui exprime beaucoup plus une attente sociale que cette problématique scientifique que Bernstein tente de poser. D’où ce malentendu. En effet, dès le premier mot de sa présentation, Chamboredon attire notre attention sur cette lecture qui a été faite par un certain nombre de lecteurs, lecture qui a nui considérablement, comme tout le monde sait, à l’œuvre en produisant ce malentendu qui fait dire à Bernstein ce qu’il n’a jamais dit ou mieux encore qui fait dire à Bernstein – malgré lui et en dépit de ses élucidations ou ses clarifications – ce que disait à voix haute toute une littérature abondante qui existait avant lui et qui demeure influente dans les milieux académiques et universitaires en Angleterre, au Canada, en Australie et, bien sûr, aux États-Unis tout au long des années 60 et 70, au moment même où Bernstein est en train de construire sa problématique scientifique. Cette littérature est celle du « déficit » et du handicap » des enfants des classes défavorisées. Des milliers de livres et d’articles de sensibilités multiples (de gauche comme de droite) apparaissent chaque année depuis les années cinquante du siècle dernier au Royaume-Uni, en Amérique du Nord et Canada pour montrer que l’échec scolaire des enfants défavorisées est lié essentiellement à la carence, à la dépravation, au déficit, ou disons, en un mot au handicap qui est considéré comme quelque chose d’inhérent à la culture des pauvres. En effet, la notion de déficit ou de handicap a été pensée dans la plupart de ces recherches d’un point de vue substantialiste, essentialiste pris en lui-même et pour lui-même en tant que variable ou catégorie indépendante tout se passe comme si ce déficit ou ce handicap était une donnée objective indiscutable ou plus exactement quelque chose d’inné ou de seconde nature ou du moins quelque chose d’inhérent à la condition et à la culture des pauvres. Et pour remédier à l’état des choses, ces travaux exigent des programmes de compensation et d’assistance. On