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Ecrire, réécrire ses propres liens

D- Un temps pour un espace intime de (c)réa(c)tion

Dans l’œuvre de Nina Bouraoui, l’écriture du temps se révélant dans sa dimension psychique est plutôt liée à l’espace de la création et à celui de l’évasion. Il y a bien lieu de considérer le temps et l’espace dans une relation parfaitement fusionnelle puisque : « les indices du temps se découvrent dans l’espace, [et que] celui-ci est perçu et modifié

127 d’après le temps. ».172 Cette notion spatio-temporelle introduite par Mikhaïl Bakhtine est le chronotope, qui, selon le poéticien, reste un opérateur de signification déterminant pour le genre romanesque dans le sens où il :

détermine l’unité artistique d’une œuvre littéraire dans ses mrapports avec la réalité. (…). En art et en littérature toutes les définitions spatio-temporelles sont inséparables les unes des autres, et comportent toujours des valeurs émotionnelles. (…). L’art et la littérature sont imprégnés de valeurs chronotopiques, à divers degrés et dimensions173.

La dimension chronotopique mise en œuvre dans La Voyeuse interdite s’exprime à travers la thématique de la solitude vécue par un personnage féminin cloîtré dans sa chambre. Pour échapper à cette prison, Fikria se livre à la narration fantasmée de ses perceptions, comme une manière d’agir sur le monde de sa captivité et de la combattre. Ce cadre de vie carcéral d’attente et d’immobilité sera particulièrement libérateur, et même propice à la création d’un univers où le temps se spatialise car il se mesure à l’étendue des sentiments intérieurs. Les indications relatives au temps dans ce roman se ramènent donc à la thématique générale de l’enfermement et à la relation à l’espace. Gaston Bachelard, traitant de la phénoménologie de l’imagination créatrice en rapport avec l’espace conçoit d’ailleurs que :

(…) l’image poétique pose le problème de la créativité de l’être parlant. Par cette créativité, la conscience imaginante se trouve être très simplement mais très purement, une origine. (…) l’espace saisi par l’imagination ne peut rester l’espace indifférent livré à la mesure du géomètre. Il est vécu. Et il est vécu, non pas dans sa positivité, mais avec toutes les partialités de l’imagination174.

172Ibid., p. 237.

173 BAKHTINE, Mikhaïl. Esthétique et théorie du roman. [1975]. Paris: Gallimard, 2003. (Coll. Tel), p. 384.

128 L’inscription du temps ici procède d’un effet de dramatisation qui enferme à son tour le lecteur175 lorsque Fikria, par sa seule vision, donne lieu à sa vision du monde en suspendant le temps pour rendre compte de l’intensité de sa détresse :

Aujourd’hui : adverbe désignant le jour où on est. Définition risible quand aujourd’hui n’est pas un repère mais un simple rappel d’hier, identique à avant-hier et à demain. Le temps fuit aujourd’hui et aujourd’hui fuit le temps. Contrat synallagmatique. Impossible de le rompre ! Le présent n’est pas plus que le passé et nous, qui aspirons à fondre en lui, écrasés par ses tentacules toujours tendus vers un imaginaire, n’existons pas non plus. Ombre dans l’ombre des heures, infiniment petit dans l’infiniment grand, aujourd’hui est le jour où je ne suis pas ! La bataille des minutes a cessé, tirée par le chariot des secondes, je me retrouve dans un espace amputé de son temps, avec pour unique indication, le mince fil de la lumière. ( p.237-238)176.

Ce passage rend en effet compte de l’aspect répétitif et interminable du temps comme figure circulaire d’où ne peut s’échapper la narratrice. Il faut bien voir ici la mise en exergue du caractère tragique du vécu de ce personnage prenant conscience de la fatalité de son existence. L’effet réaliste de cette représentation spatio-temporelle apparaît dans l’emploi du présent de narration. En effet, ces propos évoquent ceux d’un être dont le comportement psychologique est altéré par le sentiment de violence intérieure inhérent à la pulsion de mort. Plus précisément, ces troubles psychopathologiques qui génèrent des difficultés de socialisation auront un impact sur la représentation du temps. Ainsi la claustration de Fikria se convertira-t- elle en temporalité statique, c’est à dire en signifiant spatio-temporel en relation fusionnelle avec son être. En effet, dans cet espace d’extrême retranchement, le temps immobile du

175 « (…) le sujet cognitif qu’incarne le lecteur prend connaissance petit à petit des qualités sensibles du monde représenté à travers les qualités propres à la sensibilité de celui qui les perçoit en tant qu’acteur, narrateur ou énonciateur premier, avant de pouvoir conclure au sens global du texte ou de l’énoncé. » affirme OUELLET, Pierre. Poétique du regard : Littérature, perception, identité. Op. cit., p. 352.

176 Nous notons un procédé d’insistance sur le vocabulaire relatif au temps qui sonne comme une amplification de cet enfermement.

129 cadre de sa vie, devenant lui-même une figure de l’enfermement, produit des distorsions mentales et une perception fragmentée du monde : « les instants sadiques, eux, ne sont pas pressés, ils se défont les uns des autres pour remonter à contre-courant le cours du temps, demain devient hier et aujourd’hui n’est qu’un intermédiaire entre le semblable et le semblable. » (p.17). L’absurdité de ce monde apparaît encore dans l’insignifiante succession du jour et de la nuit qui accentue sa solitude et la perte de ses repères. Les objets qui l’entourent, tout en lui renvoyant le même et le répétitif, se révèlent malgré tout de : « fidèles compagnons de veilles » même s’ils se réduisent à: « [un] lit à un seul creux, un pot de terre sans fleur et une vulgaire pendulette amputée de sa grande aiguille… » (p.15).

La narration dans ce roman est celle d’une narratrice née d’un évènement qui n’est autre qu’un acte de création entrepris d’abord par l’auteure, puis par Fikria, personnage issu de cette création. C’est bien par la fantaisie de ses pensées que se crée un temps-espace subjectif obéissant à la logique interne de l’œuvre qui se déploie :

dans un espace mental en une imagerie de type topologique,

multidimensionnelle » et ce, à travers un « discours descriptif [qui fait] apparaître les champs de signification(s) en véritables champs de vision, voire en champs de présence, où la complexité du monde sensible nous est(…) restituée, »177.

On peut alors le constater dans ces déclarations : « [s]ans effort, j’arrive à extraire des trottoirs un geste, un regard, une situation qui me donnent plus tard la sève de l’aventure.» (p.9) ; car même si Fikria est : « retranchée derrière toutes sortes d’ouvertures, [elle] regarde, [elle] ausculte, [elle] dévisage pour rendre laid le sublime, sombre le soleil, banales les situations les plus complexes, pauvres les ornements les plus riches ». (p.15).

L’auteure, interrogée sur la conception de ce premier roman, affirme que :

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(…), c’est un livre sur le voyeurisme comme le titre l’indique. La scène est très restreinte et délimitée, elle est simple, comme un décor de théâtre : la chambre, la maison et la rue. C’est tout. On ne va pas plus loin. Dans l’imaginaire cet espace s’élargit. Il y a le port, la mer et ce qu’il y a au-delà de la mer. Il fallait mettre un décor étouffant comme celui-là parce que j’avais besoin de parler de ce qui se passe à l’intérieur d’une maison avec des personnages qui ne dialoguent pas178.

Pour revenir au roman, on peut dire que Fikria, dans sa quête des sens et du sens

de sa vie, s’autoproclame voyeuse car elle : « met ou se met les choses sous les yeux pour les présenter de manière "vivante" (…). Le sujet de l’énonciation devient plus qu’un simple monstrateur, qui fait voir, un véritable sujet de la perception, qui se donne à voir, à lui-même, le contenu et la forme de son énoncé. »179. Cette activité perceptive se dirige en fait sur son corps en tant que matière et seul espace. Et, c’est à partir de là qu’elle réagit et crée l’évènement dont se nourriront ses fantasmes. Son quotidien semble se reproduire systématiquement dans le vide qui s’avère être la figure chronotopique génératrice de l’action de ce récit qui avance à partir du « rien » que constitue la vie de ce personnage :

Invincible tristesse ! elle rend le temps statique comme un bloc de plomb contre lequel je me heurte, me blesse tous les jours ; (…). Je subis. Tout retombe alors. La lumière, l’envie, l’espoir se meurent dans le fond d’une poubelle sous les immondes ordures du quotidien, (p.17).

En effet, comme le rappelle Merleau-Ponty, les rapports du personnage à son univers spatio-temporel tendent à être déterminés par ses affects : « [t]out nous renvoie aux relations organiques du sujet et de l’espace, à cette prise du sujet sur le monde qui

178 BIVONA, Rosalia. Nina Bouraoui : un sintomo di letteratura migrante nell’area franco-maghrébina,

op.cit., p. 275.

131 est à l’origine de l’espace »180. Cette expérience perceptive qui permet la fusion de l’être

du dedans avec celui du dehors ouvre à une autre dimension spatiale dynamique et illimitée. De ce point de vue, Fikria se décroche de la réalité et du temps immobile qui la place dans la marge. En se réappropriant un espace-temps intime, plus conforme à sa vision pervertie des éléments de son monde, elle devient créatrice de celui-ci. Le cadre matériel originel de son enfermement se transforme en images libératrices qui permettent l’expression des multiples facettes de son moi. Aussi, ses sens s’agitent, se recomposent et se détournent de leurs fonctions habituelles. Fikria tente en fait une emprise sur son monde parce qu’elle : « se définit par ses contacts, par sa façon de saisir le monde et de se saisir par rapport à lui, par le style de la relation qui l’unit aux objets, »181 . C’est bien la description de ses émotions et leur retentissement sur le corps qui prennent dans ce récit une valeur narrative, car au bout des quatre chapitres contenus dans celui-ci, nous constatons que rien n’a changé dans la vie réelle de Fikria. Une relation spéculaire et fusionnelle se crée donc entre son corps et son espace intime qui devient à cet effet son temps. Et, le corps, en accord avec les mouvements de la perception et le désir accru d’exploration, se révèle être le lieu de : « la conscience de la corporéité du sujet [qui permet] une prise en charge poétique plus dense de l’univers des sensations 182». La vision, de cette manière, se dégage enfin de son enfermement. Par là, Fikria invente un autre corps, un corps ravagé et subverti qui porte atteinte à l’ordre symbolique qui l’a créé.

L’effet du temps immobile a donc aiguisé le regard avide du personnage en le menant par-delà les limites de la chambre qui se transforme en un espace d’écriture décliné sous la forme d’une « architecture hystérique » (p.66), équivalente à son être éclaté. Ses visions acrobatiques et capricieuses, illustrées dans des fantasmes de mutilation sexuelles et des mots cruels, participent de la mise en scène du corps et de ses ravages, que les barrières familiales, sociales et idéologiques ont réprimés. Et, c’est de point de vue que la création poétique et la jouissance qui s’y rattache prennent le relai, puisant leur force dans la violence longtemps contenue. La chambre de Fikria, à cet effet, devient paradoxalement un espace psychique et corporel. Cela dit, la

180 MERLEAU-PONTY, Maurice. Phénoménologie de la perception. Paris: Gallimard, 1945. (Coll. Tel), p. 291. L’auteur s’inscrit dans la continuité de la réflexion de Kant, pour qui, le temps et l’espace sont des catégories fondamentales de l’intuition comme expérience sensible.

181 RICHARD, Jean- Pierre. Poésie et profondeur. [1955]. Paris : Seuil, 1976, p. 9.

132 thématique du corps laisse apparaître une écriture de l’inconscient qui conduit à considérer ce texte sous l’angle du récit de rêve ignorant l’ordre spatio-temporel. Bakhtine considère que cette catégorie narrative : « est le principal générateur du sujet » car le temps dans le chronotope : « acquiert un caractère sensuellement concret ; (…), les évènements du roman prennent corps, se revêtent de chair, s’emplissent de sang ».183

Ce qui peut être encore suggéré, dans le cas de ce récit, est que le mouvement simultané des images tend à évoquer la vision d’une scène picturale. C’est la durée qui apparaît s’effacer au bénéfice de la spatialité de l’écriture. Les maux du corps, qui n’ont donc pas pu être dits, sont alors transfigurés et détournés vers une voie différée, plutôt spectaculaire et vivante. En jouant sur la composante spatio-temporelle de ce roman, Nina Bouraoui a orienté son interprétation vers une conception charnelle et sensuelle de l’écriture.

En tant que démarche autobiographique de réécriture et des modes d’expression spécifiques, Nina Bouraoui a tenté d’affirmer une personnalité artistique et une singularité littéraire. En effet, les lieux textuels propres à l’auteure ont montré que l’œuvre, d’un récit à l’autre, se nourrit d’elle-même tout en se renouvelant. Le rapport du moi au lieu a révélé des liens paradoxaux et témoigné de l’impossible définition de l’identité sexuée ou de l’identité culturelle, étant donné que le sujet qui s’écrit se trouve dans un espace d’« intersexion ». La relation conflictuelle à la réalité a dégagé par le biais du chronotope, révélateur identitaire, la capacité créative de l’écriture. Tout cela amène à noter que les différentes manifestations de l’écriture analysées participent d’un travail d’ordre interne. Ce qui se dégage alors une quête personnelle qui cherche un territoire autobiographique matriciel et créatif. Cependant, le terrain du "Je" dans l’écriture de Nina Bouraoui semble dépasser les considérations strictement individuelles, et donc n’implique pas une fermeture sur soi.

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Chapitre 2