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Dynamique élargie des liens

3- Marginalité(s) en extension et « intersexion »

Les textes de Nina Bouraoui, au plan générique et thématique, se laissent en partie saisir à travers la revendication d’une identité sexuée féminine qui récuse les traditionnels rapports sociaux de sexe. L’auteure semble aussi se distinguer et se reconnaître dans ces écritures. Par là, elle revendique un champ marginal qui suscite autant l’intérêt qu’un certain rejet, du fait même du scandale que peuvent lui associer les lecteurs moralisateurs. L’irruption dans les textes de la figure de l’auteure se reconnaissant dans une sexualité non normative tend à rapprocher l’œuvre d’autres

148 auteurs qui l’ont eux-mêmes affirmée. De ce fait ces écrivains ont produit leurs œuvres dans un contexte de subversion. Pour repères, ce sont entre autres, Colette, Marguerite Duras, Annie Ernaux, Georges Bataille, Oscar Wilde, Vladimir Nabokov, Virginia Woolf, et en particulier Violette Leduc et Hervé Guibert. Ces références d’identification littéraires redondantes chez l’auteure lui permettent de se reconnaître globalement dans leurs démarches artistiques. Les similitudes s’affirment dans le fait que ces auteurs convergent vers une situation de marginalité qui se présente comme une ligne de démarcation désignée, selon Maingueneau, par l’« identité paratopique :

La paratopie d’identité ̶ familiale, sexuelle ou sociale ̶ offre toutes les figures de la dissidence et de la marginalité, littérale ou métaphorique : mon groupe n’est pas mon groupe. Paratopie familiale des déviants de l’arbre généalogique : enfants abandonnés (…), orphelins…Paratopie sexuelle des travestis, homosexuels, transxexuels…Paratopie sociale des bohémiens et des exclus d’une communauté quelconque : village, clan, équipe, classe sociale195

Ce que nous constatons, c’est qu’au-delà des orientations esthétiques de chaque écrivain et la différence des conjonctures ayant prévalu à leurs écritures, ils ont été novateurs et provocateurs, dans la mesure où leurs œuvres ont opéré des ruptures avec certaines normes établies au plan social et celui du champ littéraire institutionnel. La marginalité dans le domaine littéraire ou artistique est souvent un gage de nouveauté et de créativité. Au fur et à mesure de l’évolution des normes esthétiques, leurs talents se sont confirmés par leurs pairs et dans l’espace social. Ils constituent actuellement des figures canoniques et incontournables de la littérature contemporaine. Par ce biais, l’écriture de Nina Bouraoui semble participer d’un positionnement esthétique appréciable et vise également à créer, par cette filiation littéraire affirmée, les conditions de sa création au sein de cette paratopie d’identité. Ainsi, en posant les possibilités de réception et de légitimation institutionnelle de sa pratique littéraire, l’auteure élabore sa propre stratégie d’appartenance. Cependant, la réappropriation du thème de l’homosexualité par un autre regard, un autre contexte culturel et des techniques d’écriture singulières, tend plutôt à enrichir cette mémoire littéraire commune.

149 Au plan narratif, cette paratopie chez Nina Bouraoui s’avère créatrice. Elle s’exprime par le biais du contenu des textes, dans les traits des personnages marginaux, à l’instar de Fikria, Zohr, dans La Voyeuse interdite, Nina, dans Garçon manqué, ou encore le personnage- narrateur dans Le Bal des murènes, qui sont autant de figures paratopiques. L’auteure exploite aussi cette marginalité en produisant un contre-discours qui déploie sans cesse les thèmes de l’homosexualité féminine, par exemple, à travers la figure de Marie dans La Vie heureuse et Poupée Bella. Dans Mes mauvaises

pensées, la narratrice-personnage principal et écrivaine se présente d’ailleurs prise dans

la tourmente des relations amoureuses féminines. Par là, se pose la remise en cause de l’ordre sexué convenu. Enfin, les paramètres signifiants de ce décalage se révèlent dans la mise en place d’un appareillage paratextuel ambigu représenté dans les procédés de dédoublement, les titres et d’autres indices génériques.

Un des auteurs, à qui Nina Bouraoui rend un hommage singulier pour le caractère pertinent de son écriture, est Hervé Guibert. Il est considéré par elle comme « un amant de papier », elle entrevoit même avec cet auteur une « intertexualité amoureuse », C’est ce que déclare l’auteure :

Pour moi, chaque livre, chaque auteur est une rencontre, et une des rencontres les plus importantes reste Hervé Guibert : j’ai une passion démesurée pour ses textes, pour son écriture sublime et sa très grande responsabilité en tant qu’auteur qui fait participer le lecteur, dans la honte, la gêne, ou autre chose encore196

Il est donc clair que Nina Bouraoui s’investit davantage et se reconnaît donc en tant que lectrice inconditionnelle de ces textes. Il reste pour elle l’écrivain qui s’est le plus sincèrement exprimé sur sa vie vis à vis du lecteur. L’influence de cet écrivain est particulièrement notable dans Mes mauvaises pensées. La référence à cet auteur est clairement signalée dans un rapport intertextuel avec le titre d’un roman de Guibert, A

l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie (1990). Pour exprimer, par exemple son rapport

charnel à l’écriture, l’auteure s’inspire de Guibert comme un miroir textuel :

196 KAPRIÈLIAN, Nelly. « Nina Bouraoui, écrivain ». Dans Les Inrockuptibles. Novembre, 1999, n° 220, p.74.

150 Chaque roman vient du désir, je crois. C’est ce que je ressens

chez Hervé Guibert, dans ses livres, dans son film sur sa maladie, dans sa voix qui fait l’inventaire de chaque parcelle de peau, de chaque signe du sida, ce n’est pas un langage médical, c’est un langage sensuel. (…), je dois tout écrire pour tout retenir, c’est ma théorie de l’écriture qui saigne. (p.20).

Plus loin dans ce récit, la narratrice tente encore de se reporter à Hervé Guibert pour imaginer la relation intime qui la lie à son écriture. La relation intertextuelle qui s’établit est celle d’une identification du sujet de l’écriture à une référence littéraire susceptible de mieux le dire, comme s’il se reproduisait par le biais cette intertextualité. Ainsi, pour évoquer son étreinte charnelle et passionnelle qui la lie à la Chanteuse, elle préfère la décrire dans le sillage de Guibert dont la figure littéraire tend à fonctionner comme une stratégie de communication :

Nous fêtons le jour de l’an à l’hôtel Royal, la Chanteuse suit une thalassothérapie, à cause des concerts, de la fatigue, du corps si pétri, si désiré si haï par moi. Je prends Les Gangsters d’Hervé Guibert, la chanteuse dit que c’est une écriture trop froide pour elle, Guibert est mon propre feu, je rêve d’une transmission, d’un langage siamois, le sien sur le mien comme deux corps imbriqués. (p.48).

Hervé Guibert semble être une obsession pour cette narratrice- écrivaine, elle l’associe à tout ce qui a trait à l’art, en général, et à la thématique de l’homosexualité féminine en particulier :

C’est une obsession chez moi, cette beauté, ce plein de beauté, mes premiers livres qui sont trop écrits, à cause de la beauté, mes amies, ma famille, mes traversées du Louvre, (…), pour être dévorée de beauté, (…), les garçons nus, les livres d’Hervé Guibert, les photographies de son amour, les garçons du Marais, Laura Palmer dans Twin Peaks, les amantes de Mulholland Drive,

151 Se mesure alors la portée transgressive et subversive d’une telle écriture dans le champ littéraire franco-algérien, et on rappelle à cet effet, la réception mitigée de La

Voyeuse interdite.

Pour ce qui est des liens intertextuels de l’auteure avec encore d’autres écrivains, l’importance de l’influence de Marguerite Duras est considérable. Nina Bouraoui semble lui vouer une admiration sans mesure. Son dernier roman Appelez-moi par mon

prénom (2008) réactualise dans son récit la relation qui a lié Marguerite Duras à Yann

Andréa, un lecteur devenu amant. Le roman reproduit en fait cette relation en mettant en scène une narratrice- écrivaine, qui, par le biais d’internet, tisse progressivement une relation amoureuse avec un lecteur plus jeune qu’elle. Des affinités dans les structures narratives des textes sont aussi à relever entre ces deux auteures qui jouent intensément sur le pouvoir du langage, le registre plus ou moins autobiographique et l’implication intense du lecteur. Il convient de signaler que les propriétés musicales et visuelles du langage relevées dans les textes de l’auteure sont à rattacher avec certaines œuvres de Duras, comme Moderato cantabile (1958).

Violette Leduc197 est aussi une figure qui s’impose pour l’auteure. L’écriture, comme expérience existentielle pleinement charnelle et affranchie des normes, attire Nina Bouraoui. En effet, ces deux auteures exploitent à outrance la quête identitaire en rapport avec les liens familiaux et les liens d’amour teintés de scandale, notamment les amours féminines. Les personnages féminins représentés sous un mode victimaire dans l’œuvre bouraouienne sont aussi récurrents chez Leduc. Leur tendance à l’épanchement et aux paradoxes semble tenir de la « passion de l’impossible».198Le rapport au corps, le désir et l’homosexualité féminine renforcent les liens d’écriture avec celle de Nina Bouraoui. Dans le passage qui suit une scène décrivant le rapport à la mère dans le récit

La Bâtarde rappelle curieusement d’autres, lues dans La Voyeuse interdite et dans Mes mauvaises pensées :

Ma mère a voulu, après la mort de ma grand-mère, changer une petite fille en amie intime. Hélas ! pour elle et pour moi, j’ai été

197 Violette Leduc est l’auteure de L’Asphyxie (1946), L’Affamée (1948), Ravages (1955), La Bâtarde (1964), La Folie en tête (1970).

198 LECARME, Jacques et Eliane LECARME-TABONE. L’autobiographie. Paris : .Armand Colin, 1999. (Coll : U. Lettres), p. 222.

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son réceptacle à douleur, à fureur à rancœur. L’enfant retient sans comprendre : un océan de bonne volonté recevant un océan de paroles199.

Dépassant donc la concentration sur le moi auteur, l’écriture de Nina Bouraoui est

parsemée de nombreuses références intertextuelles qui la fragmentent, la déconstruisent et la crée. En effet, l’auteure, en se revendiquant aussi bien au plan thématique que narratif de ces figures littéraires tutélaires majeures, elle s’approprie leurs créations tout en stimulant la sienne propre.

L’identité dans l’écriture de Nina Bouraoui a montré que celle-ci, tout en exprimant son caractère autobiographique, se crée continuellement. Elle s’est manifestée à travers la perspective d’un "Je" hybride dont les appartenances multiples sont déconstruites et revendiquées. Elle s’est également figurée dans des corporéités plurielles et insaisissables qui ont permis au corps de dépasser les assignations identitaires sexuées conventionnellement établies. Elle s’est aussi représentée par le biais de textes d’autres auteurs dans une tentative d’intégration et d’identification qui la réactualise et affirme davantage les enjeux de cette pratique littéraire. Autant dire que cette écriture du moi tente de dépasser la dimension individuelle en affirmant la dynamique élargie de ses liens à « l’intersexion» de la double origine.

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