• Aucun résultat trouvé

Ecrire, réécrire ses propres liens

A- Les personnages et leurs liens

Les personnages dans l’œuvre de Nina Bouraoui, dans leur majorité, s’expriment en "Je" et présentent une configuration psychologique éclatée, dans la mesure où ils tracent leurs voies dans la perte identitaire et l’exil. Les divers contextes où ils apparaissent les montrent ambigus avec un caractère fuyant et insaisissable qui rend

110 problématique leur définition générique. Ces figures romanesques féminines156, récurrentes, prises dans une relation conflictuelle avec leur monde, rappellent par de multiples traits, l’image de l’auteure- écrivaine déracinée. En cela, ces protagonistes constituent un point d’articulation entre elle et ses créations, surtout si l’on se réfère à leur propension au questionnement permanent des appartenances culturelles et sexuelles. C’est précisément dans cette marginalité inconfortable et ce sentiment paradoxal d’exclusion et d’attachement, que se joue leur identité indéterminée qui exige alors le recours à l’invention de soi. D’un point de vue énonciatif la prégnance d’un "Je", fragmentaire, protéiforme et aux multiples facettes occupant des espaces illimités, montre la non-conformité des récits de l’auteure à s’inscrire dans le genre autobiographique traditionnellement établi. Selon les théories de la réception des textes littéraires, le "Je", à la fois fictionnel et référentiel, s’avère aussi être en effet l’objet privilégié du lecteur et de ses représentations, étant donné que c’est : « le support privilégié de l’identification. »157. Et c’est peut-être dans ce brouillage identitaire que réside une des stratégies de l’écriture à établir des liens ambigus avec le lecteur, à qui s’ouvre paradoxalement un large espace d’interprétation.

Un travail minutieux et continu s’élabore donc autour du personnage féminin chez Nina Bouraoui qui décline sous diverses facettes les tourments de la féminité et de son rapport au monde. Ce qui est aussi pertinent est la remarquable précision avec laquelle elle arrive à décrire des sentiments humains complexes et des tourments psychiques et physiques inavoués pour explorer les zones les plus reculées du moi. C’est ce qui à notre sens déconcerte et crée chez le lecteur un certain inconfort à la lecture de ses récits. La délectation voyeuriste de ces personnages devant des images de mort, par exemple, avec leur charge érotique, peut à ce titre, provoquer un sentiment de gêne et de répulsion.

Dès le premier roman, l’auteure laisse globalement apparaître sa sensibilité littéraire. Les thèmes importants de son œuvre, comme la perte identitaire et l’amour dans ses multiples visages, tracent déjà le profil créatif sur lequel se fonde l’œuvre entière. Fikria, personnage principal de roman, de même que ses sœurs Zohr et Leyla, sont marginalisées et sans repères identitaires du fait de leur féminité inquiétante,

156 Le Bal des murènes et Avant les hommes sont des récits qui mettent en scène des narrateurs masculins.

111 condamnable et culpabilisante. Elles sont alors toutes porteuses de « signes victimaires particulièrement évidents »158. Refusant leur détermination sexuelle qui les mène vers

une issue fatale, ces êtres développent un goût prononcé pour le sadisme et le masochisme. C’est l’idée que donne cet extrait des propos de Fikria, prise entre les tensions du plaisir et de la souffrance :

J’énerve mes sens pour mieux qu’ils s’endorment, j’accélère mon tempo carotidien pour mieux mourir. Lassée par les choses et mon manque d’imagination lente, désordonnée et capricieuse, je me terre dans un des quatre coins de ma cellule et m’inflige des poinçons « tourbillonnaires » : pressions du pouce et de l’index sur un bout de chair innocent dont la seule faute est la tendresse. (p.66).

Sur la question du sadisme, relevé comme un trait pertinent et récurrent dans l’écriture de plusieurs auteurs confirmés de la littérature moderne, Laurent Mattiussi, dans son étude sur l’identité narrative, soutient que le recours des personnages à cette perversion leur permet de dépasser leur enfermement social et de s’inventer dans l’espace de la fiction159.

Le regard accusateur porté sur le corps féminin, marqué d’un point de vue socioculturel, a une incidence fondamentale sur le fonctionnement narratif des textes de l’auteure. Pour ces personnages en désarroi, la difficulté d’agir sur leur entourage impose de diriger ce regard vers l’intériorité du moi qui s’énonce à travers une constellation d’images verbales remodelant la réalité en se la réappropriant. Cet aspect est diversement représenté dans les textes en question. C’est, par exemple, ce que Fikria fait dans La Voyeuse interdite, ou encore Nina, dans Garçon manqué, lorsqu’elles s’engagent dans leurs quêtes identitaires. Leur dédoublement qui recourt au monde de la fantasmagorie leur permet de se dérober aux assignations et de redéfinir leur rapport au monde. Cela traduit aussi une conscience profonde de leur état marginal.

158 MONNEYRON, Frédérique. L’Androgyne décadent : Mythe, figure, fantasmes. Grenoble : Ellug, 1996. p.78.

159 MATTIUSSI, Laurent. Les fictions de l’ipséité : Essai sur l’invention de soi (Beckett, Hesse, Kafka,

112 Les sentiments d’amour et de haine envers les parents et la famille, au sens large, et qui reviennent avec insistance, montrent des figures de dualité reposant sur le conflit irrésolu de l’identité sexuée figurée par les images poétiques de l’androgyne, et les sentiments de désirs paradoxaux nourrissant les textes.

Dans Point mort, la description minutieuse du visage en décomposition de la narratrice qui le sacrifie aux mouches en se délectant de cet état, révèle, d’une part, ses pulsions archaïques, et de l’autre, le caractère cruel d’une scène de putréfaction répulsive. Cet incipit, qui présente une figure féminine asociale et en décalage, semble introduire un être désirant s’affranchir de la dimension humaine et des contraintes familiales et sociales qu’elle implique. L’état halluciné du personnage, invoquant le champ de l’érotisme associé à celui de l’animalité, montre un processus de régression et de désidentification. C’est ce que cette scène rend avec justesse :

Des mouches plus ou moins grosses s’activent entre les nœuds de ma chevelure. Tantôt grises, tantôt brillantes, selon la lumière du jour, elles tachettent la peau, creusent ses pores et refont les traits du visage. Elles s’accouplent comme des amants en quête de ravissement, se chevauchent, puis s’éparpillent en cercles mobiles. Préférant le visqueux des larmes à la corne des mains, elles se concentrent pour un temps sur des billes striées de sombre : la châtaigne de l’œil. Un nid affairé travaille dans le mou. Une communauté s’érige. Les pattes taquinent l’orbite, quelques ailes se reposent à l’ombre des cils, les corps s’étirent sur une paupière, les bouches plongent puis se régalent d’une conjonctivite généreuse. (p.11).

Le Bal des murènes, présente une autre expérience intérieure, c’est celle d’un personnage masculin au corps supplicié. A cause de l’absence de liens affectifs avec sa mère, celui-ci se résigne à les fantasmer en se réfugiant dans la maladie. Verbaliser ses souffrances par le corps malade est une stratégie qui permet d’attirer sur lui l’attention des autres, et en particulier, celle de sa mère. C’est aussi le rejet de son identité filiale et sexuelle qui s’exprime dans le roman. La mère est, à ce titre, une figure d’identification en faillite pour le fils, condamné à s’interroger sur son identité ambigüe et les

113 humiliations dont il est la cible. En fait, ce sont les souffrances et les persécutions de la mère née d’un viol qui sont transférées vers l’enfant, ainsi qu’en témoignent ces passages :

J’ai la dernière chambre de la maison, un trou sous les combles où s’agite l’enfant-rat, dit la mère, ( p.9)

Je suis ce rejeton de la haine, l’écharde du combat des épées de bois. (p.14).

Je deviens l’auteur de ma disparition, l’effrayant et l’effrayé, la jubilation et la complainte. (p.15).

C’est flagrant, elle [sa mère] ne m’aime pas. Elle embrasse les cheveux, le col des chemises le revers de la robe de chambre, l’habit mais jamais la peau. (…). Ma nudité la répugne, je devrais couvrir mon visage d’une cagoule, mon corps d’une combinaison intégrale pour lui faciliter la tâche ; elle pourrait alors mordiller les masques, bécoter l’acrylique, lécher le caoutchouc et accomplir son devoir de tendresse : la liberté et les barreaux d’une mère. (p. 17).

L’enfant est à l’évidence plongé dans une mécanique imaginaire d’autodestruction, due à la nature ambigüe des rapports qui le lient à sa mère : « Je veux la voir atteinte, (…) je veux que cesse la dualité de mes sentiments (…). J’hésite. J’hésite entre la punition et le pardon, la chaleur et la glace. Je l’adore et je la déteste. » (p.21). Esseulé, comme Fikria dans La Voyeuse interdite, il est conduit à déformer la réalité à travers des métaphores perceptives en dotant son regard d’une fonction autre, qui : « ne se résume pas, bien sûr, à l’élaboration d’une « vision du monde », où, c’est le « monde vu » qui primerait ; elle va jusqu’au déploiement « du monde même de la vision », où c’est plutôt « l’acte et le procès perceptif » en tant que tel qui comptent160. En effet, il s’établit un rapport actif et charnel avec les objets qui l’entourent. L’univers des sens se révèle alors comme une alternative salutaire pour se découvrir et

160 OUELLET, Pierre. Poétique du regard : littérature, perception, identité. Québec : Septentrion, 2000, p. 152.

114 créer de nouveaux liens interchangeables avec le monde et soi. Ainsi, les sensations olfactives deviennent scopiques, parce que le nez « regarde »:

J’étouffe. Un liquide bouche mes alvéoles. Une résine grasse

goutte sur des ouïes de soi fine. L’hiver, privé de jardin, je me souviens de l’odeur par la couleur. Les marrons sont moisis, les verts sont acides, les blancs sont neutres, parfois salés, un fagot de terreau et de sève, d’escargots et de feuilles mortes, de fleurs et d’herbes gelées roule jusque dans ma chambre, fort comme du camphre qu’on mélangerait au suint. Je surveille de ma fenêtre les allées gantées, la pelouse en capeline d’hermine, les cimes en feutre blanc. Aimanté au carreau, je dessine sur une plaque de buée des lutins qui me faussent vite compagnie, rétrécissant leur champ de vie pour devenir invisibles. (p.12).

Il semble donc que par ces notations sensorielles, l’optique de l’auteure est de permettre la réhabilitation de la vie instinctuelle de l’enfance. Ces personnages semblent en effet dépasser leur condition humaine afin de répondre au principe impulsif de la vie figurée dans le combat vital d’Eros contre Thanatos.

Tout en se plaçant dans la marge et l’écartèlement entre deux mondes, les personnages élaborés dans la deuxième période de l’écriture, à partir de Garçon

manqué, affichent une évolution dans le temps, dans la mesure où les motivations des

récits puisent en majorité dans l’univers de la femme adulte qui écrit en tant que femme consciente d’elle-même et assumant ses choix existentiels Ils apparaissent davantage préoccupés par l’affirmation de leur identité féminine sexuée au sein de la société, cherchant à s’approprier un espace propre à soi différent des modèles conventionnels. Cela semble d’ailleurs refléter la maturité artistique de l’écriture de l’auteure et de ses orientations idéologiques propres. La description de ces figures se révèle plus ancrée dans la réalité, et on découvre alors l’auteure et son expérience littéraire à travers certains de leurs traits perceptibles. En effet, Nina dans Garçon manqué, Marie dans la

Vie heureuse, le personnage féminin dans Poupée Bella ainsi que dans Mes mauvaises pensées, tentent progressivement de se constituer comme sujet de leurs propres désirs en

115 propension aux débats de conscience, ainsi que le montrent les longs monologues qu’ils débitent, traduisant leur consistance psychologique complexe. Dans ces récits, à l’existence des protagonistes avec leurs angoisses, se mêle la présentation des sociétés algérienne et française, mises dos à dos et montrées dans leurs conflits historiques et politiques. Ces narrations dépassent donc la sphère personnelle et familiale car c’est l’occasion pour l’auteure de dresser un réquisitoire contre des faits historiques à la source de sa situation de déchirement. Ainsi, soumise aux regards sur soi et sur celui des appartenances qui l’excluent, la narratrice- personnage de Garçon manqué cherche une autre possibilité de se définir : « Ici je cherche ma terre. Ici je ne sais pas mon visage. Je reste à l’extérieur de l’Algérie. Je suis inadmissible. Ici je déteste la France. Ici je sais la haine. Ici je suis la fille de la Française. » (p.32). Cette interrogation identitaire est à mettre en perspective avec Mes mauvaises pensées lorsque la narratrice-auteure recourt à la psychanalyse pour interroger et comprendre son histoire. Sont alors évoquées les premières expériences de la vie, mais réévaluées par la vision de l’adulte qui se construit. Le regard intériorisé de l’expérience personnelle et de la collectivité rend compte d’un univers créé à partir de la complémentarité d’une parole et d’un discours. Cette production romanesque montre une tendance à privilégier le vécu et les souvenirs d’enfance, et donc l’inscription d’une grande part du domaine biographique. Elle se démarque de celle de la première manière, en cela qu’elle met en évidence des figures de femmes solitaires et rebelles évoluant dans un espace occidental qui leur permet de revendiquer leurs choix sexuels. Les relations d’amour qui lient Marie à Diane dans La

Vie heureuse, ou l’exploration de l’univers nocturne chez les lesbiennes dans Poupée Bella, en sont une illustration. Elles se révèlent par leur recherche absolue de la sincérité

en amour qui les mène à vouloir communiquer leurs désirs, leurs malheurs, mais aussi, leur bonheur éphémère.

Le recours aux effets stylistiques de l’immédiateté du vécu se manifeste par l’emploi du présent, le langage des sens et le rythme cadencé des phrases non verbales. Leurs solitude et fragilité sont portées par une langue parlée et lyrique qui dévoile leur état affectif et ses hésitations. Ces figures féminines, qui peu à peu acquièrent une identité sexuée en accord avec leurs désirs homosexuels, tracent tout au long de ces romans un chemin tortueux car modifié par leur quête identitaire. Dans Garçon manqué, par exemple, au cours d’un séjour à Rome, la narratrice fait valoir ses idées subversives

116 sur la féminité en réaction à celui limitatif de ses origines franco-algériennes, telle est la voie choisie dans le chapitre intitulé Tivoli :

C’est arrivé à Tivoli, dans cet été exceptionnel. Je ne suis pas allée à Saint-Malo mais à Rome. (…) Il faisait plus chaud qu’à Alger (…). Dans les jardins de Tivoli. (…). Je n’étais plus française. Je n’étais plus algérienne. Je n’étais même plus la fille de ma mère. J’étais moi. (…). Mon corps portait autre chose. Une évidence. Une nouvelle personnalité. (…). Tout changeait. Par ma peau. Par mon regard. Rien ne serait plus jamais comme avant. Par mon seul corps. De ce qui s’en dégageait. Par cette décision. D’être un corps libre dans les jardins de Tivoli. Par les ragazzi qui dansaient autour de moi. (p.189- 190-191).

En fait, ce passage illustre la dernière étape d’une formation identitaire complexe marquée par une double exclusion au cours de laquelle, Nina, a effectué une série de déguisements : « Je me déguise souvent. Je dénature mon corps féminin. (…). Je me travestis. Seule. (…). C’est un jeu. » (p. 51), en Algérie et en France, à cause de l’impossibilité d’affirmer ses penchants sexuels dans ses deux espaces.

De La Voyeuse interdite à Mes mauvaises pensées se dessine donc une réflexion sur l’écriture et une évolution de la figure des personnages féminins conformément à la vision littéraire de l’auteure. Le comportement de ces personnages, en proie à des pulsions éloignées des normes familiales et sociales généralement admises, témoigne de leur capacité de se recréer. La redistribution de leurs traits, à la fois communs et différents entre les deux étapes de l’écriture, révèle dans l’ensemble, un complexe œdipien mal résolu. La torture psychologique en relation avec les questionnements réitérés autour des liens filiaux et de l’identité sexuée en est une implication. Ceci dit, la démarche autobiographique et les motivations personnelles de l’auteure, qui se confond de manière délibérée avec ses personnages oriente vers un autre aspect manifeste dans l’écriture de Nina Bouraoui, c’est la redondance de fragments de textes évoquant des événements personnels significatifs, et à chaque fois réinventés par une vision intimiste. Si l’écrivaine s’attache tant à faire revivre ses souvenirs en laissant des traces de soi,

117 c’est aussi le travail de la mémoire textuelle qui s’élabore d’un texte à un autre.