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Ecrire, réécrire ses propres liens

B- Fragments textuels en liens

Le texte littéraire depuis les théories sur l’intertextualité, notamment élaborées par le Groupe Tel Quel, est considéré comme un processus dynamique et ouvert. Les recherches161 qui lui ont été consacrées sont multiples et relèvent d’approches différentes et renouvelées. Roland Barthes, insistant sur la productivité du texte, voit dans celui-ci :

un appareil translinguistique qui redistribue l’ordre de la langue en mettant en relation une parole communicative visant l’information directe avec différents énoncés antérieurs ou synchroniques. (…), tout texte est un intertexte ; d’autres textes sont présents en lui, à des niveaux variables, sous des formes plus ou moins reconnaissables : les textes de la culture antérieure et ceux de la culture environnante.162

Le texte dans la conception de Roland Barthes et Julia Kristeva est appréhendé dans une perspective extensive qui rend difficile la prise en charge par un lecteur du travail intertextuel d’un auteur, surtout dans des contextes culturels caractérisés par la différence des traits génériques. Comme le postule Michael Riffaterre, l’intertextualité : « est la perception par le lecteur, de rapports entre une œuvre et d’autres, qui l’ont précédée ou suivie. Ces œuvres constituent l’intertexte de la première »163. Pour le théoricien, l’intertextualité, en tant qu’outil d’analyse des textes littéraires, visant par ailleurs des enjeux esthétiques, est à considérer sous deux aspects : une intertextualité aléatoire et une intertextualité obligatoire pour laquelle : « le lecteur ne peut ne pas percevoir[ cette mise en relation textuelle] parce que l’intertexte laisse dans le texte une

161 Notamment celles de Julia Kristeva se basant sur les travaux de Bakhtine. Dans Sèméiotikè :

Recherche pour une sémanalyse, Paris : Seuil, 1969. Suivent d’autres conceptions de cette notion, dont

l’approche de Gérard Genette optant pour la notion de transtextualité. Dans Palimpsestes : La littérature

au second degré. Paris : Seuil, 1982.

162 BARTHES, Roland. « Théorie du texte ». Dans Encyclopaédia Universalis ,1973.

118 trace indélébile, une constante formelle qui joue le rôle d’un impératif de lecture, [qui] gouverne le déchiffrement du message dans ce qu’il a de littéraire.164 S’il est établi que la liberté créatrice de l’écrivain donne lieu à des jeux intertextuels avec les œuvres d’un autre auteur, qu’en est-il des rapports entretenus entre les textes d’un même auteur, c’est-à-dire, de leur lecture intertextuelle interne, et quel est l’intérêt de cette reprise ?

L’idée qu’un intertexte interne puisse être reconnu par un lecteur peut en effet être rapportée à notre problématique dans la mesure où elle nous permet de justifier notre lecture intratextuelle et paradigmatique des textes de Nina Bouraoui. Même si cela n’est pas très apparent, une unité donnant l’impression d’un univers clos est conférée à ses textes. En effet, beaucoup de signes récurrents nous conduisent vers cette approche. L’incessant retour de fragments de textes d’une œuvre à l’autre, ou encore à l’intérieur d’un seul et même texte chez l’auteure, rend compte d’une vision globale de son projet littéraire. Il relève d’une aventure scripturale de recomposition inépuisable permettant de déplacer le statut de l’auteure vers celui de la lectrice de ces œuvres. Les liens qui peuvent alors se tisser entre elles tendent à construire une mise en réseau participant d’une : « relation de coprésence entre deux ou plusieurs textes, (…) [révélant] la présence effective d’un texte dans un autre.165 », et donc à assurer à l’œuvre une continuité narrative et un approfondissement. Le lecteur familier de l’œuvre de l’auteure ne peut manquer d’être face à des séquences déjà vues et déjà lues. Il est à chaque fois interpelé par des indices textuels qu’il est appelé à reconsidérer. Par l’établissement de rapports entre les textes, celui-ci tend à se constituer, à son tour, un univers familier. On peut d’ores et déjà dire que les réalisations romanesques antérieures, dont les textes de notre corpus, semblent avoir préparé le récit Mes mauvaises pensées, et même déterminé son avènement. Revenir sur les mêmes fragments, tout en postulant une activité créatrice, incite à penser que ces reprises textuelles relèvent d’un mode d’inscription particulier. Par un traitement formel, thématique et sémantique propice au : « renouvellement des principes d’écriture »166, elles tendent à représenter des marqueurs identitaires nourris de scènes et d’images puisées dans le souvenir intime de l’auteure. C’est aussi la manifestation de la mémoire de l’écriture dont les capacités à s’auto-référer et s’auto-engendrer, pour être à la fois sujet et objet, sont mises en valeur.

164 RIFFATERRE, Michaēl. « L’intertexte inconnu ». Dans Littérature. Février 1981, n°41, 1981. P.4-7.

165 GENETTE, Gérard. Palimpsestes : La littérature au second degré. Op. cit., p.8.

119 La récurrence des lieux identitaires d’écriture tend à construire une identité féminine singulière et un territoire littéraire propre à soi, tout en mouvement et en transformation, en continuité et en discontinuité, tels que l’œuvre nous le montre. D’un point de vue théorique, ces effets de répétition propres aux textes d’un même auteur réfèrent à: « une intertextualité interne comprise comme rapport d’un texte à lui-même. 167», d’après Jean Ricardou, voyant cette notion sous l’angle de la productivité du texte. C’est aussi ce que fait Lucien Dällenbach168, qui, désigne cette pratique sous le terme d’ « autotextualité ».

Cette récriture montre que la démarche de Nina Bouraoui répond au principe d’une mise en réseau de ces textes qui construit une pratique autobiographique disparate et en perpétuelle reprise. Elle se présente sous une forme fragmentaire se nourrissant des mêmes motifs, en dialogue d’un texte à l’autre. Les lieux de l’enfance semblent être inlassablement interrogés et recrées, avec toujours des perspectives nouvelles et des formes génériques recomposées. Comment alors se déclinent ces échos textuels qui assurent à l’œuvre sa cohérence et sa solidarité, et sous quels aspects apparaissent-ils ?

C’est ainsi qu’on peut noter une certaine familiarité avec les personnages ou avec les titres, par exemple, dès le premier roman de l’auteur, qui laisse déjà entendre sa voix. Ce dispositif de renvoi intervint à plusieurs niveaux du texte. Les implications thématiques du titre La Voyeuse interdite sont alors évoquées dans les premières lignes de l’incipit de l’œuvre : « Epicentre de l’aventure, c’est ici que tout se passe pour cette femme cachée derrière sa fenêtre, (…) extraire des trottoirs un geste, un regard, une situation qui [donne] plus tard la sève de l’aventure. » (p.9). A ce début de séquence fait écho une autre qui clôt cette aventure romanesque en interpellant davantage le lecteur activant sa mémoire textuelle :

[… ] et pour la première fois une voyeuse se sentait regardée169, mais il était trop tard ! (…). Voilée, il ne (…) reste qu’un œil pour compter les dernières secondes qui (…) transportent vers le dernier instant. La sève de l’aventure coulait des murs, et des larmes opaques roulaient à ses pieds. (…). Au premier étage,

167 RICARDOU, Jean. Pour une théorie du nouveau roman. Paris : Seuils, 1971, p.162.

168 DÄLLENBACH, Lucien. « Intertexte et autotexte ». Dans Poétique. 1976, n° 27. Pages 282-296.

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derrière une fenêtre close, une petite main agitait un drapeau blanc. (p. 141- 142-143).

Entre l’ouverture et la clôture de Poing mort se manifestent des liens textuels en cohésion. Si en tête du récit nous lisons : « (…) je crois cracher du sang » (p.13), la fin de l’histoire est rappelée et bien affirmée au moment où la narratrice déclare : « Je crache l’histoire » (p.102). Par une manière plus détournée, qui a plutôt trait au rapport au langage inextricable des maux du corps, l’auteure, toujours fidèle à son imaginaire, tente encore d’inscrire une continuité entre ses œuvres lorsque dans Mes mauvaises

pensées la narratrice- écrivaine énonce : « Le langage est aussi un langage qui saigne.»

(p.14).

Même si Le Bal des murènes est le troisième récit de l’auteure, nous lisons dans

La Voyeuse interdite une référence par anticipation à celui-ci : « Toujours cet homme en

tricot blanc les pêcheurs la nuit qui sifflent, une main dans l’eau, pour attirer les murènes. » (p.82). Cela étant, les deux œuvres partagent des qualités stylistiques affirmées dans le travail poétique de la perception qui consiste à évaluer le monde à partir des sens et de leur association.

Le deuxième roman de l’auteure, s’attache encore à mettre en scène des liens d’écriture avec La Voyeuse interdite, notamment à travers ces deux fragments qui se répondent, si l’on met en correspondance Zohr et la narratrice de Poing mort, aisément identifiables l’une à l’autre, ainsi que nous le lisons dans ce dernier roman :

Voici mes murs, voici ma demeure, je viens dans le temple de la mort, (…). Je dors parmi les instruments de la mort (…), j’aime rêver entre les tombes, sous leurs secrets.

Mon enfance fut solitaire et mélancolique. Je décidais de ne plus grandir. (…). Tous les matins, j’inspectais ma peau et ses parcelles les plus retranchées, (…). Mon torse avait l’allure d’une planche à battre la pâte et je faisais rouler mes paumes pour aplatir deux cônes qui hurlaient sous la peau. (p. 42-43)170

121 Ces figures textuelles, par certains de leurs traits, se lisent donc les unes en fonction des autres qui suppose l’établissement de liens d’écriture.

Ce mécanisme de reprise de fragments de textes dans un autre se révèle à travers la mise en liens du Jour du séisme et de Garçon manqué. Plusieurs énoncés, dont on peut remarquer les similitudes, proposent de relire le premier texte à travers le second, comme le montre ces deux citations : « Je perds l’Orangeraie, la rotonde des quatre bancs, les glycines, les préaux ouverts sous les sept bâtiments unis en arc de cercle, la Résidence » (p.22-23) et « Je sais ma maison, la Résidence, le Parc, les sept bâtiments unis en arc de cercle, L’Orangeraie. » (p.43).

Entre Garçon manqué et Mes mauvaises pensées se lit prolongement de l’œuvre et sa continuité, cela apparaît dans l’évocation des souvenirs de la construction identitaire du personnage de la narratrice adulte. Elle rend ici compte de la complexité de la relation au père :

« Tu es ma jolie petite fille », j’entends : " Tu es mon brio", mon père ne marque jamais la ligne entre les filles et les garçons et je crois que je suis encore son fils quand il déjeune avec moi, quand nous parlons de sa carrière, quand il me demande où j’en suis avec un grand respect et un sentiment d’égalité, de fraternité, de complicité, que j’ai toujours vu se dégager dans le lien des hommes, et je tiens mon rôle à merveille, je crois que je suis fière d’être encore le fils de mon père et son prolongement... (p.184-185).

C’est dans le contexte de l’enfance que cette relation est évoquée dans Garçon

manqué. Le personnage semble concevoir son identité dans le prolongement des valeurs

masculines du père qui se montre à son tour très conciliant :

Mon père m’initie à l’enfance. Il m’élève comme un garçon. Sa fierté…

Il transmet la force. Il forge mon corps. (…). Il m’appelle Brio. J’ignore encore pourquoi. J’aime ce prénom. Brio trace mes lignes et mes traits. Brio tend mes muscles. Brio est la lumière

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sur mon visage. Brio est ma volonté d’être en vie. (p.26). Garçon manqué et Mes mauvaises pensées semblent donc se compléter dans la

mesure où l’enfant et l’adolescente dans ce premier récit atteint l’âge adulte dans le second. Les mêmes lieux, les mêmes personnages et les mêmes événements circulent, ponctuent et complètent la lecture de ces textes. Nous en relevons quelques exemples en où les lieux de l’enfance sont considérés comme une marque identitaire indélébile :

Je cours sur la plage du Chenoua. Je cours avec Amine, mon ami. Je longe les vagues chargées d’écume, des explosions blanches. Je cours avec la mer qui monte et descend sous les ruines romaines. Je cours dans la lumière d’hiver encore chaude. Je tombe sur le sable. J’entends la mer qui arrive. J’entends mes cargos quitter l’Afrique. Je suis au sable, au ciel au vent. Je suis en Algérie. (Garçon manqué, p.9).

Comment j’étais enfant ? C’est votre première question : comment j’étais ? J’ai déjà des mauvaises pensées mais je ne m’en souviens plus, j’ai le visage d’un ange, je suis blonde avec les cheveux bouclés, puis à l’âge de sept ans, il y a ces yeux qui mangent tout ; je ne sais pas si je vais bien, je suis triste, mais je ne suis pas triste à cause de ma famille, je suis triste à cause de l’Algérie, je suis le cœur de l’Algérie, il y a ces photos prises dans les champs de ruines romaines du Chenoua ou de Tipaza, ces photos qui disent bien toute la beauté de l’Algérie,( Mes Mauvaises pensées, p.25).

Je suis à Rennes. Je suis toujours à fond dans le lieu que je traverse. Je suis dans cet instant, là. Cette permanence. Cette vérité. (…). Je suis à Rennes. Mon lieu de naissance. (…). Je suis à Rennes. C’est toujours comme ça, ma vie. Son exagération. Son extrémisme. J’efface tout si vite. Je suis dans la seconde. Je préfère la sensation immédiate. (Garçon manqué, p.103- 104).

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Quand je rentre chez moi, je garde votre visage, votre main que je serre, je suis d’une grande nervosité, j’ai des pans entiers de mon enfance qui reviennm2ent, le jardin de Rennes en hivers, la balance dans la cuisine, les haricots secs que ma grand-mère m’achète pour jouer à la marchande, (Mes mauvaises pensées, p.21).

Dans cette mise en récit personnelle, l’auteure ne semble pas se préoccuper de l’ordre de l’histoire et de sa linéarité, puisque celle-ci est répétée d’un texte à l’autre.

Le fonctionnement dynamique de ces récits ne répond donc pas à des exigences temporelles mais plutôt à des expériences intimes permettant l’exploration et la création de soi. L’omniprésence des lieux de l’enfance et de leur transformation perpétuelle par la perception et la subjectivité semblent donc impliquer une relation affective au monde raconté. La forte redondance des mêmes fragments textuels dans la production de l’auteure sous des aspects variés affirme bien des liens entre les œuvres. Cela met également en évidence leur cohésion qui participe d’une tendance autoréférentielle de l’écriture. Ce mode de relations intratextuelles semble en effet répondre à une préoccupation majeure de l’identité de l’écriture dans la mesure où ce mécanisme de répétition souligne la singularité de l’œuvre, d’une part, et de l’autre, son approfondissement et son renouvellement.