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Ecrire, réécrire ses propres liens

C- Etre entre les lieux

La structuration de l’espace et la distribution des lieux dans l’œuvre de Nina Bouraoui répondent à une organisation toute particulière. Les lieux sont en effet problématisés dans la mesure où ils acquièrent des significations identitaires en rapport avec une forme de résistance des personnages à les intégrer comme un décor neutre. Ils participent davantage à nier le moi autobiographique, glissant d’un lieu à l’autre et d’un état psychologique à l’autre. L’identité culturelle et sexuée mise en jeu est constamment en quête d’ancrage et de définition dans l’œuvre de l’auteure qui semble accorder à l’espace une importance capitale. Sur cette catégorie narrative précisément, Gérard Genette affirme lui-même que :

l’idée que nous nous faisons de l’espace, (…) est de l’ordre de la psychologie sociale ou historique : l’homme d’aujourd’hui

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éprouve sa durée comme « une angoisse », son intériorité comme une hantise ou une nausée ; livrée à « l’absurde » et au déchirement, (…), cet espace lui est d’une hospitalité toute relative, et toute provisoire, car la science et la philosophie modernes s’ingénient précisément à égarer les repères commodes de cette « géométrie du bon sens » et à inventer une topologie déroutante, espace-temps, espace-courbe, quatrième dimension, tout un visage non-euclidien de l’univers qui compose ce redoutable espace-vertige où certains artistes ou écrivains d’aujourd’hui ont construit leurs labyrinthes171.

Les lieux dans Garçon manqué sont dans leur majorité animés par le malaise de l’expérience de l’exil vécu par la narratrice. Son impossible inscription dans les lieux traduit en réalité les deux parts inconciliables de sa personnalité qui refuse d’assimiler les identités culturelles qui la composent et la placent malgré elle dans l’entre-deux. C’est ce qui explique la propension du moi à se dédoubler qui rend Nina capable d’être partout et nulle part. Les occurrences des verbes d’action, les fluctuations entre les espaces algériens et français, mais également entre l’identité féminine et masculine sont frappants dans ce roman. Se dérober alors de l’exigence des assignations identitaires des lieux, qui influent sur les représentations, mène le personnage à se percevoir fragile. Dans les rues d’Alger, associées aux sentiments de négation féminine et raciale, la narratrice semble s’accorder une grande liberté imaginative qui transforme et fragmente son réel par la création d’un double imaginaire Amine. Face à la fracture identitaire qui l’ébranle, l’espace géographique s’affirme menaçant :

Ma vie algérienne est nerveuse. Je cours, je plonge, je traverse vite. La rue est interdite. Rue d’Isly, rue Didouche Mourad, rue Dienot, le Télemny. La rue est derrière la vitre de la voiture. Elle est fermée, irréelle et peuplée d’enfants. La rue est un rêve. (…). Je suis agitée. Je dors mal. Je mange peu. Amine double ma folie. Nous courons ensemble, toujours plus vite. Nous fuyons. (…). Je garde un secret. Je viens d’une union rare. Je suis la France avec l’Algérie.

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On me protège de la rue, des voix, des gestes et des regards. Je suis fragile, disent-ils. On m’exclut. Amine reste avec moi. Toujours. Il garde le secret. Il est le secret. Par sa peau, par ses yeux, par son accent. On change nos prénoms. (p.10-11).

Le désarroi et le trouble qui naissent de ce rejet mettent en fait en échec la distinction même entre le réel et l’imaginaire pour la narratrice qui investit alors de ses affects les espaces qu’elle traverse, cela se traduit aussi par le changement d’identité sexuée au grès de ses déplacements. Le mal-être dans les rues d’Alger remonte à des souvenirs d’enfance refoulés. La fillette a subi une tentative d’enlèvement par un homme inconnu. Cette scène, violente et à caractère sexuel, représente pour l’enfant une situation de domination insurmontable. Elle s’avère même traumatisante car elle est ressassée tout au long du texte qui décrit ici la vulnérabilité de l’enfant face aux stratégies de cet homme :

La rue est interdite depuis l’évènement. Elle porte encore cet homme brun. Elle l’abrite. Je ne sais pas son nom. C’est un inconnu. Je sais son visage, une lame de couteau. (…). Il est jeune. Il porte un costume. Cet homme est beau. Il penche sa poitrine vers moi pour me parler. Un roseau de chair. Il dit, près de mon visage. Seule sa voix existe. Sa proposition. Il parle en français. C’est un Algérien. Un Algérois. Il est calme. Ses gestes sont lents. Il a tout son temps. Il est, dans sa chemise blanche et son costume noir. Il sourit souvent. Il sait attirer vers lui. Il dit : Tu es belle. Je suis encore une fille. Pour lui. Il dit : Viens avec moi. Je n’ai pas peur. Il sent bon. Je pourrais le suivre. Tomber dans le feu et me brûler. (…).Toute l’Algérie contient cet homme. (…). Cet homme est ma défaite. (…). Cet homme incendie la rue. Elle sera définitivement dangereuse et masculine. (p.45-49).

De la même façon, Rennes, la ville de naissance de la narratrice est menaçante pour son identité algérienne et son identité sexuée masculine qu’elle désire adopter. Les sentiments de solitude et de rejet provoqués par sa famille française, qui lui impose des

126 règles de comportements, conduisent à l’aliénation du moi, privé d’une part de lui-même. Le personnage semble même être montré du doigt et placé en dehors du groupe qu’il veut pourtant intégrer :

Je suis habillée pour partir. Un grand voyage. Habillée pour quitter Alger. Pour me quitter. (…). Faire oublier que mon père est algérien. Que je suis d’ici, traversée. J’ai le visage de Rabiâ. J’ai la peau de Bachir. Rien de Rennes. Rien. Qu’un extrait de naissance. Que ma nationalité française. Faire oublier mon nom. Bouraoui. Le père du conteur. D’abou, le père, de rawa, raconter. Etouffer Ahmed et Brio. Dissimuler. (p.96).

Ce récit apparaît en fait s’élaborer à partir d’une pluralité de points de vue qui amplifient l’espace et participent de son indétermination narrative. Nina, dans sa relation aux deux espaces d’origine, liés l’un et l’autre à des conflits sociopolitiques et historiques la dépassant, apparaît se construire à travers une image réitérée d’autodestruction de soi. De ce fait, le moi, en proie à la division, devient le lieu même de la perte identitaire. Dans cette situation d’exclusion est la création d’une identité résolue à errer indéfiniment entre les lieux en se dérobant aux définitions.

La question du rapport au lieu dans l’écriture de Nina Bouraoui se révèle donc liée au motif de l’errance identitaire qui prend en charge l’espace et le remodèle. L’identité qui relève donc de l’espace est un lieu d’affrontement que l’auteure ne cesse d’explorer. La portée psychologique du lieu est esthétisée à travers l’élaboration d’un espace de création qui appréhende le monde dans sa dimension perceptive. Les états psychiques des personnages et leur incapacité à comprendre leur monde les mène à l’isolement et à la confusion du temps avec l’espace.