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B. Les personnages

II. Eléments de Langue et de Style

2. Un style sapientiel : citations et proverbes

Les pièces étudiées ont en commun d’user d’un style sapientiel, dont la visée est double : soutenir les scènes d'enseignement des représentants de l’humanité dans la fiction dramatique ; assurer une communication pédagogique envers les récepteurs des textes ou des spectacles. Éducation morale et sociale sont les fondements de ce théâtre, et il est dès lors attendu que l'on y trouve des discours d'autorité, guidant aussi bien les protagonistes que le public sur le chemin de la bonne conduite. Deux traits stylistiques retiendront ici notre attention : le geste citationnel, associé souvent à des connaissances savantes, et la mobilisation d’un « commun langage » à travers proverbes et locutions.

Citations et style d’autorité

Comme on l’a suggéré dans l’étude des personnages, certains acteurs de la fiction se posent en figures d'autorité, tenant des discours parfois proches, dans leurs thèmes et dans leur écriture, de la prédication. De fait, à la manière du « thème », c’est-à-dire de la référence sacrée dont les prêcheurs se servent pour construire leur discours, une pièce entière peut s’inscrire dans le sillage d’une citation à laquelle, en quelque sorte la fiction dramatique

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donne corps. Tel semble être le fonctionnement de l’unique citation de la Moralité des quatre

Eléments : une variante de la Genèse que convoque le Juge, au moment de rendre son verdict

(v. 1056-1057). Or ce livre de l’Ancien Testament est l’hypotexte explicite de toute la moralité : l'Homme l'évoque dès le vers 16, en latin1 et la construction même de la pièce reflète son influence2.

La Moralité du Lymon et de la Terre présente une utilisation différente et

complémentaire du geste citationnel. Raison, des Eléments, ponctuellement du Limon, mais aussi les Vices, tous les personnages ont recours à cette arme rhétorique pour guider – ou séduire – l'Homme Des citations variées semblent prouver que leur discours est légitime. Néanmoins, leur nature et leur maniement différencie nettement les locuteurs. Raison cite exclusivement l’Évangile et saint Paul : Luc 1 : 48 (v. 829-831) et Timothée, 6 :10 (v. 837). L’incarnation de la parole divine se révèle par là la principale force discursive du jeu. À ses côtés, la Mort, son alliée, use de références courantes dans la littérature chrétienne de cette époque, mais d’une autorité légèrement moins assurée : Mors fera mors, incipit traditionnel de la poésie pénitentielle médiévale, a une source plus incertaine (v. 1068-1071) ; la deuxième citation de Mort « Sic transsit gloria mundi » (v. 1189), nous semble issue de l'Imitatio

Christi de Thomas a Kempis. Ces citations confortent néanmoins la position de la Mort auprès

de Chacun lorsqu’elle lui impose la conscience de sa finitude. De manière plus inattendue, Luxure et Orgueil utilisent aussi le latin. Luxure appuie notamment son argumentation par un extrait de la Genèse (v. 895-896) lors de sa joute verbale contre Raison :

LUXURE […]

Tu dis que il me deust laisser, Mais je te veulx tresbien prouver Que il me doibt moult chier tenir, Se le scay trouver n’advenir. Dieu dist à Adam, premier pere, Et à Esve, premiere mere : Crescit et multiplicamini et simul Replete terram

Que Dieu vous envoist huy mal an Et en mal estraine vous mecte. Pour quoy ne ferons la chosette ? C’est qui tient la paix en maison. Quant Dieu l’a voullu ordonner, Je m’en feray tresbien donner, Et puis en parle qui vouldra.

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Moralité des quatre Eléments, v. 16 : « Dont Genesis dit en son livre »

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On peut par exemple noter que l’ordre d’apparition des Eléments dans les vers 12 à 16 suit scrupuleusement leur évocation dans la Genèse, et c’est cet ordre là qui est conservé dans toute la pièce : Air, Feu, Eau, Terre. Voir note de fin de volume sur ce passage.

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RAISON

Tu gloses tresmal ce mot là, Ainsi ne se doit pas entendre.1

Ce passage souligne la polysémie de la citation dans ce théâtre allégorique, où personnages et discours doivent toujours être interprétés à « plus haut sens ». Placée dans la bouche d’une Luxure qui la présente littéralement, la référence biblique semble être une spectaculaire incitation à la débauche, associant le prestige de la source – la Genèse – et l’effet de surprise que provoque l’irruption du latin, langue savante et ecclésiastique par excellence – dans l’argumentation d’un Vice2

. Mais ce coup de force rhétorique est finalement inefficace. Bien que leur habileté soit manifeste, les figures négatives des moralités ne peuvent employer le style sapientiel qu’à contre-sens, soit parce qu’elles sont incapables de dépasser le premier des sens de l'Ecriture, soit parce qu’elles mentent sciemment en préférant la lettre à l’esprit, à l’encontre du précepte de saint Paul (« la lettre tue, mais l’esprit vivifie », II Cor. 3 :6)3

. L’usage, bon ou mauvais, du style sapientiel ne participe pas seulement à l’ethos des personnages axiologiques. Chacun et le Fol y ont également recours. Le premier convoque un psaume (v. 1250-1251), mais seulement dans sa réplique finale : après avoir erré, l’Homme retrouve la parole de Dieu pour s'en remettre au jugement – et au pardon – de ce dernier. Revêtu dans cette pièce d’un rôle qui le rapproche des Vices, le Fol ironise, quant à lui, sur

Beati quorum (v. 866-867), l’incipit du premier des sept psaumes de la pénitence ; à l’instar

de la Genèse manipulée par Luxure, la référence est ici ironiquement détournée pour soutenir le prêche de la vie plaisante et de la bonne chère.

Cet usage du latin ne fait cependant pas des moralités un théâtre savant, comme on pourrait le croire. Les citations bibliques sont des passages couramment évoqués lors des cérémonies religieuses, rappelés dans les florilèges de textes moraux et sans doute bien connus du public. On peut tout de même se demander si, malgré leur probable familiarité avec les références convoquées, les spectateurs des moralités saisissaient vraiment le sens de ce qui

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Moralité du Lymon et de la Terre, v. 889-905.

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Plus discrètement, Orgueil cite quant à lui une maxime, que l'on suppose issue de la plume de Publius Servius, un auteur antique prisé au Moyen Âge, Moralité du Lymon et de la Terre, v. 811-812 : « Consolatio miserorum / Semper est habere pare. ».

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Les quatre sens de l’Ecriture sont une tradition issue du judaïsme, puis reprise par le christianisme qui prête à l’écrit sacré quatre niveaux de compréhension : littéral, allusif, allégorique et mystique, le premier sens représente ce que disent précisément les mots du texte, le deuxième s’attache à combler les vides par l’entente de ce que suggère le texte littéral, le troisième exploite les faits racontés dans le texte pour en tirer leçons de vie et dimension généralisante, lorsque le quatrième s’essaye à la compréhension des mystères du monde tel que Dieu l’a conçu à partir des textes sacrés. A ce propos, voir G. Dahan, « L’allégorie dans l’exégèse chrétienne de la Bible au Moyen Âge », dans Allégorie des poètes, allégorie des philosophes, études sur la poétique et

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était dit en latin. Etait-il utile de faire intervenir cette langue dans la mesure où les citations sont toujours aussitôt traduites ? Si l'on ne peut avoir de réponse objective à ces interrogations, il est permis de supposer que le latin était une langue d'autorité religieuse et intellectuelle et que ces dimensions étaient immédiatement reconnaissables pour un spectateur. Dès lors, employer le latin, que les citations soient comprises ou non, permettait de légitimer le spectacle tout entier1.

Cela ne signifie pas, on l’a suggéré, que le latin ne puisse pas être coloré d’humour, ou mis au service de la satire. Lorsqu'il est placé dans la bouche du Fol de la Moralité du Lymon

et de la Terre, ce dernier parodiant le rôle d’un prêtre2, l'aura d'autorité de la langue est moquée : le Fou ne tire du prestige latin qu'un jeu de mot burlesque, mis au service de la satire anti-curiale de la pièce : « Quia beati garniti / Vault mieux que beati quorum. » (v. 866-867).

Le « commun langage », proverbes et locutions

Le style des deux moralités est également caractérisé par un usage étendu de ce que le moyen français appelle souvent le « commun langage », c’est-à-dire proverbes et locutions. Ils nous semblent avoir en partie la même visée efficace que la langue latine. Ces énoncés témoignent d'une sagesse partagée, ancienne, « populaire », au sens de consensuel. Elles paraissent d’autant plus légitimes qu’elles ressurgissent d’une pièce à l’autre et d’un genre à un autre3

. On trouve, par exemple, dans la Moralité du Lymon et de la Terre, la locution « Que faire n'a

d'estre en caige / Pour apprendre à bien parler » (v. 849-850), locution que la farce de Mimin l’étudiant 4

illustre tout au long de son texte puisque pour réapprendre à parler

convenablement à leur fils, des parents l’enferment dans une cage comme on le ferait d’un perroquet. De même les locutions « Quants en a qui n'ont croix ne pille » (v. 457) et « Tousjours vient laine dont on drappe » (v. 138) dans la même moralité ne sont pas sans rappeler la farce de Maître Pathelin5 : la première locution étant employée aux v. 226-228 de la farce, lorsque la seconde en évoque la trame d’un homme trompant un drapier. L’expression « Tous les plus rouges y sont pris » (v. 1148) se retrouve également dans la

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L’usage d’anglicismes, de nos jours, produit le même effet dans un discours : il permet de conférer un ethos légitime à celui qui les emploie.

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Le rôle est endossé dès la prise de parole du Fou. Moralité du Lymon et de la Terre, v. 173-186 : « C’est un grant fait que de nature, / Je songié yer que j’estoyes prestre. / Encor le pourroyes je bien estre, / […] / Il ne fault plus qu’une estolle / Que je seray com chascun tient / Prestre cest annee qui vient, / Ou à tout le moins Dieu en terre. »

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Cf. l’index des locutions dans lequel sont répertoriées quelques textes théâtraux où l’on trouve certaines

locutions.

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Mimin l’étudiant, dans Recueil de Farces (1450-1550), éd. A. Tissier, Genève, Droz, 1988, t.3, p.215-272.

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Pipée1 ; l’expression « corriger le Magnificat » évoquée dans la Moralité des quatre Eléments,

« En beubant et en hault estat / corrige le Magnificat » (v. 616-617) n’est pas, quant à elle, sans évoquer la Sottie des Sots qui corrigent le Magnificat, issu du même Recueil Trepperel2. Cette circulation des expressions ne constitue pas uniquement un témoignage d’un « commun langage » porteur d’une sagesse populaire, mais témoigne également de la sensibilité des auteurs et des publics aux mutations de la langue : celle-ci commence à se figer à la fin du XVe siècle, entérinant dans l’usage le recours à ces expressions figurées qu’il devient plaisant de gloser et parodier par le biais du théâtre.