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B. Les personnages

2. Les personnages axiologiques

Comme on l’a noté, les moralités proposent des « scènes à faire » qui mettent en tension deux chemins, ou du moins deux directions sur le chemin de la vie : celle des vertus et celle des vices. Le protagoniste est dès lors conduit à rencontrer d’ardents défenseurs de chaque camp et à échanger avec eux. Les personnages axiologiques, qui représentent le Bien ou le Mal sous diverses identités, bons conseillers ou tentateurs, animent ces constants débats.

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Ils tentent par eux d’infléchir les choix d’un homme toujours hésitant à cause de la nature « perplexe » que lui a donné la Chute, selon saint Paul1.

Bien et Mal : des scènes polarisées

Raison, présente dans les deux pièces, Droiture Raison, Connaissance, Confession, Pénitence, les quatre Eléments et le couple composé de Terre et Limon sont des personnages liés au Bien dans les deux moralités éditées. Leur statut de représentants de la vertu, qui semblent au premier abord conditionné par les notions qu’elles incarnent, est en général justifié par un système de relations. Les Eléments ainsi que les parents de Chacun sont ainsi présentés comme issus de l’ordonnancement divin du monde, et donc nécessairement du côté de l’ordre2. Raison et Droiture Raison assument pour leur part un rôle d’éducatrices : elles délivrent un enseignement avant la faute et reçoivent les promesses de fidélité de l’Homme à la « voye de Raison » avant qu’il ne cède à la tentation3. Connaissance, Confession et Pénitence sont, après la faute, la clef du salut de l’âme humaine. La mise en personnage de ces pratiques de rédemption prônées par l’Eglise est courante et sert à démontrer leur efficacité par l’exemple sur scène4

.

Du côté des vices, il est fréquent de rencontrer des allégories de péchés capitaux : la

Moralité du Lymon et de la Terre met en scène, par exemple, Orgueil, Avarice et Luxure. Ces

troupes de péchés obéissent elles aussi à des relations hiérarchiques. C’est en effet Monde qui commande à Orgueil, Avarice, Luxure, Liesse et le Fol dans la Moralité du Lymon et de la

Terre (v. 97-190) et qui leur ordonne d’aller dévoyer Chacun (v. 332-339). Dans la Moralité des quatre Eléments, Satan supervise l’action d’Outrecuidance et de sa fille Mondaine

Plaisance (v. 145-148 : « Je lui feray venir en place / Orgueil ou Dame Oultrecuidance »).

1

Sur les lectures de saint Paul et de l’humanité « perplexe » entre Bien et Mal au XVIe siècle, Voir Stéphan Geonget, La Notion de perplexité à la Renaissance, Genève, Droz, 2006.

2

Moralité du Lymon et de la Terre, v. 200-203 : « Dieu t’a voullu créer et faire / de Terre et Lymon extraire, / De ces deux et non d’aultre chose. » ; Moralité des quatre Eléments, v. 14-19 : « Bien voy que Dieu, pour moy complaire, / Quatre beaulx elemens me livre / Dont Genesis dit en son livre / Que toy qui l’Air est appellé, / Pour moy secourir a delivre / Fusr de mon Dieu premier creé. »

3

Dans la Moralité du Lymon et de la Terre, Raison enseigne les préceptes moraux essentiels à Chacun avant son départ pour le Monde (v. 280-331) ; Droiture Raison fait de même dans la Moralité des quatre Eléments (v. 119- 130). Ce socle d’éducation est ensuite mis en péril par les Vices, et il faut de nouvelles interventions de Raison pour ramener l’Homme dans le droit chemin (Moralité du Lymon et de la Terre, v. 761-979 ; Moralité des quatre

Eléments, v. 480-587). 4

Jean d’Abondance, Le Gouvert d’Humanité, éd. X. Leroux, Paris, Champion, 2011, p. 182, v. 2007 et suivants.

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Le rôle de Satan est courant sur les scènes des mystères1, ce qui éclaire par comparaison sa présence dans les moralités. Les mystères, mettant généralement en scène trois lieux, le Paradis, la Terre et l’Enfer, favorisent des épisodes spectaculaires tels que les diableries, moments très attendus du public. Le Mystère de Saint Martin d’André de la Vigne s’ouvre sur l’une de ces scènes où l’on voit le prince des enfers, Lucifer, commander à son second, Satan et à une troupe de diables2 ; de fait, sur ces scènes, les diables sont généralement en groupe et si Lucifer demeure en Enfer, c’est Satan, dont le nom signifie étymologiquement « l’obstacle », qui est envoyé sur Terre pour faire chuter les hommes. En revanche, les moralités s’attachent à mettre en scène la vie humaine de chacun, et à quelques exceptions près3, ne proposent guère d’incursion en Enfer. Dès lors, la figure diabolique se singularise : Satan commande à une troupe de vices qui agissent directement, intérieurement, sur l’Homme. Maître de Péché dans la Moralité du Jour Saint Antoine4

, première pièce à porter le titre de moralité en 1427, Diabolus/Satan resurgit donc sans surprise dans le Recueil

Trepperel.

Preuve du désordre qui règne du côté des vices, les représentants du Mal, loin d’agir avec cohésion comme les figures du Bien, se dénigrent les uns les autres. Ainsi, dans la

Moralité du Lymon et de la Terre, Avarice est plusieurs fois écarté : par Luxure lors de la

séduction de Chacun (v. 340-343), puis au moment du banquet (v. 713-714). L’enjeu de ces passages est double : d’une part, la rivalité entre les vices, ces derniers se comportant comme des courtisans auprès de Monde de et Chacun, accentue la satire anti-curiale portée par la pièce ; d’autre part, la tension entre Luxure et Avarice – deux vices a priori difficilement compatibles puisque les jeux de séduction impliquent de grandes dépenses – avertissent sur les périls les plus divers qui guettent l’homme et le conduisent ensemble à sa perte.

La mise en mouvement du sens : fausses lectures et mauvaises fréquentations

La polarisation axiologique des personnages tendrait à faire apparaître la dramaturgie des moralités comme manichéenne, une absence de nuance qui a souvent participé à sa dépréciation chez les critiques modernes. Ce sont certes des pièces à caractère édifiant et leur

1

Pour une étude sur ces personnages dans les mystères, cf. Elyse Dupras, Diables et saints, rôle des diables dans

les mystères hagiographiques français, Genève, Droz, 2006. 2

André de la Vigne, Le Mystère de Saint Mattin (1496), éd. André Duplat, Genève, Droz, 1979, p. 135-140, v. 1-114.

3

La Moralité de Bien avisé mal avisé, éd. citée, appelée « mystère » dans les imprimés et les manuscrits en raison de sa longueur, propose une scène de diablerie.

4

La Moralité du jour saint Antoine, éd. A. et R. Bossuat, Deux moralités inédites composées et représentées en 1427 et 1428 au collège de Navarre, Paris, Librairie d’Argences, 1955, p. 19-87.

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portée didactique pousse à la schématisation, à l’exposition de jugements généralisants ; mais les brouillages de sens et de valeur n’y sont pas rares. En effet, la vie humaine, représentée comme un cheminement, a pour protagoniste un Homme, dépourvu de l’omniscience divine. Il arrive donc fréquemment que sa lecture des personnages qu’il rencontre soit erronée et qu’il confonde le Bien et le Mal. L’un des meilleurs exemples en est la lecture que fait l’Homme des quatre Eléments dans la Moralité éponyme : il interprète ces quatre figures dans leur seule dimension matérielle, à travers l’unique prisme de leur soumission à ses désirs :

Dieu vous a voulu asservir,

Tous quatre, pour mon corps servir. Le Feu sert pour moy reschauffer Et de bouillir et de rostir.

Et l’Eaue, pour vous advertir, Me sert à boyre et à laver, A cuyre, à taindre et à bouter Les vaisseaulx pour passer la mer, Et si gouverne les poissons. L’Air me doit alaine donner Et la Terre me doit porter Et bailler toutes nourriçons1.

Or les Eléments ont également un sens spirituel, primordial mais que l’Homme aveuglé néglige : l’Air est souffle de vie (v. 23), le Feu anime l’âme (v. 46-47), l’Eau amène purification et tempérance des passions (v. 52-55) et la Terre figure la « pitance » du corps humain (v. 64), sa chair, la matière dont Dieu s’est servi pour façonner les créatures. A eux quatre, ils constituent le corps et l’âme de l’Homme2. L’erreur d’interprétation de ce dernier ne doit pas être reproduite par le publics : si le protagoniste de la fiction s’égare c’est pour que les spectateurs identifient d’autant mieux les dangers de la route.

Saisis par un regard qui peut mal les déchiffrer, les représentants du Bien et du Mal peuvent donc échanger, voire inverser leurs rôles. De plus, ils peuvent acquérir ou perdre des caractéristiques au fil des épisodes scéniques. La Moralité du Lymon et de la Terre présente d’abord le Monde à la manière d’un roi à la tête de sa cour3

. Incarnation de la vie « mondaine », séculière et plus particulièrement courtisane, le Monde est un séducteur, ennemi déclaré de Raison, l’éducatrice de Chacun4. Néanmoins, une fois Chacun dans ses

1

Moralité des quatre Eléments, v. 425-536.

2

C’est pour cette raison que la Moralité des quatre Eléments donne une place si centrale aux théories d’Aristote et de Galien : chaque Elément est associé à des propriétés et à un tempérament qui s’exprime chez l’homme lorsque l’élément est en surabondance dans son corps.

3

Moralité du Lymon et de la Terre, v. 45-46 : « Avecques moy a moult de gens / Qui viennent comme trop mondains » et v. 49 : « Chascun est logé à ma court. »

4

Moralité du Lymon et de la Terre, v. 335-339 : « Il a estay longue saison / Là, en la voye de Raison. / Se m’aymez, allez l’en oster / Et pensez de le m’admener, / Orgueil, Luxure, Avarice. »

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rets, le rôle de tentateur de Monde est achevé ; il se contente ensuite d’informer les parents du protagoniste des changements de son attitude :

LE LYMON

Monde, en quel lieu est tournay Nostre fils Chascun ? Dy le moy. Car jamais nul bien je n’auray Tant que j’auray à luy parle[r]

LE MONDE Il est si tresbien escollay,

Qu’il n’a plus cure de vous veoir. LA TERRE

Qui l’entretient ? LE MONDE

Orgueil, pour voir, Avarice, aussi Luxure. Il n’aura ja de vous veoir cure Se ne luy apportez argent : Il n’a cure de pouvre gent,

Mais argent tousjours à luy est bon1.

Chacun a basculé et a, de lui-même, choisi de céder à la tentation ; la tâche de Monde est accomplie et il ne lui reste qu’à se réjouir de son œuvre2.

La mise en mouvement sémantique des personnifications peut également fonctionner par proxémie, c'est-à-dire par rapprochement physique et discursif des personnages. Dans la Moralité du Lymon et de la Terre, Liesse surgit à l’annonce de l’arrivée d’Oisiveté par Luxure (v. 163). Le trio est signifiant : Luxure est l’instigatrice de ce petit groupe de courtisans, et Oisiveté répond à la demande du Monde de quelqu’un qui le « fera rire » (v. 161). Le personnage – vraisemblablement masculin3 pour souligner la spécularité inversée qui lie Luxure à Raison, toutes deux des femmes – est cité à quatre reprises (v. 163, 908, 913, et 1016), dont une fois « avec Liesse » (v. 913) ; pourtant il ne prend jamais la parole au contraire de Liesse qui intervient à chaque mention. Cela laisse supposer une certaine imprécision entre les deux personnages dont les mises en scène pouvaient jouer : Oisiveté pourrait n’avoir été qu’un nom, ou, s’il était incarné, une image ou un simple rôle de silencieux. Son couple avec Liesse est cependant essentiel, car la proximité d’Oisiveté colore

1

Moralité du Lymon et de la Terre, v. 599-610.

2

Un informateur qui n’est, toutefois, pas tout à fait neutre ; on peut déceler une certaine morgue dans ses propos, v. 603-604 : « Il est si tresbien escollay / Qu’il n’a plus cure de vous veoir », le jeu sur « accollay » (v. 533 et 543) faisant référence à l’enlacement des corps, et « escollay » évoquant la formation de l’esprit est manifeste.

3

Moralité du Lymon et de la Terre, v. 165 : « Vez le cy, où tout droict s’en vient. », v. 167 : « Il nous dira je ne scay quoy ».

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cette dernière de manière négative. Associée à la jeunesse et à la joie dans la poésie lyrique et les romans d’amour du Moyen Âge, qualité de la noblesse1

, Liesse participe ici à la satire anti-curiale en figurant l’insouciance coupable : elle éloigne l’esprit des considérations morales et laisse les instincts de la chair – incarnée par Luxure – prendre le pas sur la raison.