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ÉVOLUTION DES PRATIQUES

Chapitre 2 : Spécialisation des guitares classique et flamenca flamenca

3. Essor du toque flamenco

3.1. Spécificités de l’accompagnement

3.1.3. Un jeu complexe

Le rôle de la guitare est aussi important car elle sert d’accompagnement préférentiel et unique pour la plupart des chants flamencos, en complément des palmas. Seuls les chants a palo seco ne comportent pas d’accompagnement musical, mais le passage du cercle privé au spectacle public conduit à l’adoption de la guitare pour bon nombre de cantes. Au départ cependant, la guitare était utilisée de manière ponctuelle et rudimentaire par le cantaor ou le bailaor qui s’accompagnaient eux-mêmes tandis qu’ils chantaient ou dansaient. Les multiples facettes de ces artistes sont présentées par Fernando el de Triana dans ses mémoires. Cet usage de la guitare par les chanteurs

produit également à Madrid de façon significative en 1912, lors d’un hommage à José Ortega, au théâtre Barbieri. El Estampío est un de ses disciples. José Blas Vega et Manuel Ríos Ruiz, « Rodríguez, Salud », Ibidem, vol. 2, p. 651-652.

557 Antonio Vidal (Séville, XIXe siècle-Buenos Aires, XXe siècle), est connu sous le nom de Antonio el de Bilbao parce qu’il vécut enfant dans cette ville, où il s’initia à la danse. Fils du guitariste et danseur Niño de la Feria, il est disciple de El Jorobao et Miracielos. Il enseigne la danse à Vicente Escudero et María Medina, entre autres. Il se produit à Madrid en 1906, à Londres en 1914, à La Havane en 1917. En 1923, il sera recruté par l’impresario Eulogio Velasco pour réaliser des tournées en Espagne et à l’étranger. Il terminera sa carrière en Argentine, où il enseignera la danse. José Blas Vega et Manuel Ríos Ruiz, « Bilbao, Antonio el de », Ibidem, vol. 1, p. 105.

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Juana Vargas, née à Jerez de la Frontera (Cadix) en 1860 et morte à Séville en 1947, est connue sous le nom de La Macarrona. Elle débute sa carrière de danseuse dans sa ville natale. Elle se produit dans de très nombreux cafés cantantes, à Séville, à Barcelone et à Madrid, notamment. En 1889, elle donne un spectacle lors de l’Exposition Universelle de Paris et retourne dans la capitale française en 1912. José Blas Vega et Manuel Ríos Ruiz, « Macarrona, La », Ibidem, vol. 2, p. 433.

559 José Blas Vega, « Ramón Montoya », Historia del flamenco, op. cit., p. 77. Très jeune, Antonio Chacón (Jerez de la Frontera, 1869-Madrid, 1929) aide son père cordonnier mais prend goût au chant. Ami avec le guitariste Javier Molina qui l’évoque dans ses mémoires, il se produit avec lui pendant les premières années. En 1886, il est très admiré lors de la fête en l’honneur du torero Manuel Hermosilla, à Jerez. Commence alors une carrière extrêmement riche : il est sollicité à Cadix, Séville, Malaga, puis dans toute l’Andalousie et réalise en 1889 une tournée dans toute l’Espagne. Sa renommée est telle qu’il influence les cantaores, y compris quant à leur mode vestimentaire, qui gagne en élégance. Il vit une passion avec une aristocrate de Malaga pendant quatre années au cours desquelles il se produit moins mais approfondit différents styles, puis réalise des tournées dans toute l’Espagne pendant plusieurs années. En 1912, il s’installe à Madrid, pour se rendre plus aisément vers les autres régions, car il est sollicité partout, pour chanter dans les fêtes et les théâtres. Il part en Amérique en 1914 puis rentre à Madrid. En 1922, il préside le Concours de Cante Jondo à Grenade. Toute sa vie, il alterne entre les fêtes publiques et les fêtes privées, ces dernières ayant toujours sa préférence. José Blas Vega et Manuel Ríos Ruiz, « Chacón García, (Don) Antonio », Ibidem, vol. 1, p. 229-234.

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et danseurs rappelle celui qu’en font les voyageurs, les mendiants aveugles dans les rues, ou encore les saltimbanques qui chantent et dansent en même temps qu’ils jouent de la guitare560. Quoique dans le cadre du flamenco, le mode de jeu et les types de chants soient spécifiques, ces modalités d’accompagnement musical rapprochent encore la guitare flamenca de la guitare populaire.

À partir du moment où le flamenco se développe dans les cafés cantantes, les guitaristes s’appuient sur les structures des cantes, improvisent et jouent des falsetas*, variations mélodiques qui alternent avec le compás*561. La technique guitaristique demeure toujours au service de la voix pour la compléter : le compás soutient la monodie vocale quand cela est nécessaire, et la falseta prend le relais du cantaor, lorsque celui-ci s’arrête de chanter. Pour le tocaor, le principal est donc de bien savoir accompagner le chant. Pour cela, il doit s’adapter au tempo du cantaor : si celui-ci est aguerri, il est possible de jouer lentement et d’ajouter des ornements ; au contraire, il faut se montrer plus vif avec les chanteurs novices, qui ont davantage de difficultés à tenir la durée du

compás sans respirer, et surtout sans se décaler par rapport aux accents. Si un tel décalage se

produit, l’accompagnateur en porte la responsabilité, car il laisse le chanteur à découvert (« cantaor

al descubierto »), c’est-à-dire sans soutien harmonique ni rythmique562. Ce soutien est indispensable : il est la clef de l’unité entre la guitare et le chant.

Pour autant, même si elle ne fait qu’accompagner, la guitare flamenca n’est pas un instrument facile. Au contraire, par certains aspects, la difficulté n’en est que plus grande. La guitare flamenca requiert des techniques élaborées, que l’on peut qualifier de savantes, quoique le mode d’apprentissage et de transmission soit oral. La technique primitive se fonde sur trois éléments caractéristiques. Le premier vient du jeu du pouce : cette technique appelée « tocar p’abajo », s’effectue du haut de la table d’harmonie vers le bas, c’est-à-dire du grave vers l’aigu. En second lieu, vient le rasgueo ou rasgueado*, un geste de la main droite ouverte en éventail, qui attaque vivement les cordes de haut en bas ou de bas en haut563. Les accords ainsi plaqués annoncent habituellement le compás. Les arpèges rapides et les trémolos sont fréquents, ainsi que les mélodies jouées au pouce. Celui-ci est essentiel, car il est également utilisé pour jouer des mélodies, ou pour donner des coups (golpes) sur la table d’harmonie564. La troisième technique, appelée escala ou

gama, consiste à faire alterner deux doigts de la main droite pour exécuter une gamme descendante.

Le nom argotique de cette technique « tirar p’arriba » est dû au mouvement ascendant effectué sur la table d’harmonie. Souvent chromatiques, ces gammes sont ajustées au rythme du compás

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Voir notre analyse au chapitre 1.

561 Mercedes Gómez-García Plata, Le Flamenco contemporain..., op. cit., p. 122.

562 Rogelio Reguera, Historia y técnica de la guitarra…, op. cit., p. 200.

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Manuel Cano Tamayo, La guitarra: historia..., op. cit., p. 87-88.

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flamenco. Les trinados sont des gammes sur une seule corde, plus rapides et généralement dans l’aigu. Le port de la guitare, enfin, diffère du mode de jeu classique : dans la position flamenca, la guitare est levée et la main droite se trouve dans la continuité du poignet, afin de réaliser toutes les techniques évoquées précédemment. Celles-ci sont dues à des structures harmoniques et mélodiques distinctes du système tonal et propres au flamenco : le mode phrygien et la gamme mineure harmonique565.

De même, l’utilisation de l’instrument à des fins rythmiques, voire percussives, est une particularité du flamenco. De nombreuses pièces sont en effet élaborées sur un compás répété cycliquement. Par exemple, les accents de la soleá se trouvent sur les 3e, 6e, 8e, 10e et 12e temps, ou sur les 3e, 7e, 8e, 10e et 12e temps. La seguidilla se compose traditionnellement de cinq temps, tandis que d’autres palos, comme les tarantas, possèdent un compás libre566. Le jeu flamenco est donc beaucoup plus complexe que l’accompagnement des danses et des chants traditionnels.

En outre, les caractéristiques exposées ci-dessus ne sont pas fixées une fois pour toutes : la technique évolue en permanence, parce que les guitaristes s’adaptent aux transformations du chant et de la danse, et parce qu’ils innovent dans leur art propre. Aussi le tocaor Javier Molina (1868-1956)# écrit-il dans ses mémoires, publiées en 1964 :

À ce moment-là, il y a plus de quarante ans, le cante était davantage flamenco, parce que maintenant il est mélangé avec des chansons et des cuplés, depuis vingt-cinq ans. Là où je vois le plus de progrès, c’est à la guitare, parce qu’on en joue avec plus d’harmonie et plus de technique. Et quant à la danse, elle est dans une situation pire que le cante567.

Dans un style oral, le guitariste, qui a soixante-dix ans au moment de la rédaction de ces souvenirs, fait allusion à l’influence du cuplé* et des variétés (mélange de chansons, danses et attractions de cirque), et à la commercialisation du flamenco. Celle-ci est néfaste à ses yeux pour le chant et la danse, mais pas pour la guitare qui s’améliore et se complexifie sans cesse568. Indépendamment du regard partial du guitariste, qui manifeste logiquement plus de complaisance et de bienveillance pour son art que pour les autres modes d’expression flamencos, plusieurs évolutions se produisent, pour la guitare, dont le jeu est effectivement enrichi et complexifié.

565 Manuel Cano Tamayo, La guitarra: historia..., op. cit., p. 89.

566 Mercedes Gómez-García Plata, Le Flamenco contemporain..., op. cit., p. 124.

567 « En aquel tiempo, de más de cuarenta años, el cante era más flamenco, porque ahora está más mezclado con canciones y cuplés en estos tiempos de veinticinco años para acá. En lo que veo más adelanto es en la guitarra, porque se toca con más armonía y más ejecución. Y si es el baile, éste está peor que el cante. », Javier Molina, Javier Molina, jerezano y tocaor (memorias autógrafas de su vida artística), edición, prólogo y notas de Augusto Butler, Jerez de la Frontera, Editorial Jerez Industrial, 1964, p. 42-43.

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Nous analysons ces transformations et leur réception par le public dans la troisième partie, en particulier aux chapitres 5 et 6.

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Du point de vue purement pratique, à la suite de Maestro Patiño, les guitaristes adoptent progressivement le capodastre* (ceja, cejilla ou cejuela) et le perfectionnent jusque dans les années 1880569 : déjà connu dans le mode de jeu classique, celui-ci permet aux flamencos d’accompagner les chants dans toutes les tonalités. Ceci constitue une amélioration remarquable, car auparavant, les chanteurs devaient forcer sur leur voix pour s’ajuster aux deux seules tonalités que les guitaristes maîtrisaient – ou qu’ils connaissaient, puisqu’ils s’accompagnaient souvent eux-mêmes : La et Mi. L’adoption du capodastre permet de réaliser les mêmes accords dans toutes les tonalités, de sorte que le chanteur peut interpréter les coplas dans sa tessiture naturelle.

Du point de vue de la technique digitale, les falsetas, d’abord conçues pour permettre au chanteur de respirer et de se reposer entre plusieurs coplas, se complexifient progressivement et deviennent de véritables variations solistes. La virtuosité augmente, vers l’émergence d’une guitare flamenca de concert. Le mode de jeu devient donc de plus en plus savant, alors qu’au départ, il avait davantage de liens avec la pratique populaire.