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ÉVOLUTION DES PRATIQUES

Chapitre 2 : Spécialisation des guitares classique et flamenca flamenca

2. Renouveau de la guitare classique

2.2. Francisco Tárrega, virtuose

Cette évolution organologique est reflétée dans les sources factuelles qui évoquent le renouveau de la guitare classique à partir de la fin du XIXe siècle : des critiques de concerts analysent les manifestations musicales et montrent l’étonnement manifesté par le public, jusqu’à la fin des

423 Ibidem, p. 352.

424

Domingo Prat, Diccionario de guitarristas, op. cit., p. 391-393.

425 Richard Chapman, Enciclopedia de la guitarra..., op. cit., p. 18.

426 Paulino Masip, « Guitarra, guitarreros y guitarristas », in Estampa, Madrid, 1er janvier 1929, p. 31. Écrivain espagnol né à La Granadella (Lleida) en 1899 et mort à Choluta (México), en 1963, Paulino Masip publie en 1917 son unique recueil de poèmes, Líricos remansos. Il crée des œuvres théâtrales dans les années précédant la Guerre civile et dirige La Voz et La Vanguardia pendant celle-ci. En 1939, il s’exile à México, où il écrit des scenarii, des contes, des nouvelles et des pièces de théâtre. Rosa Navarro Durán, « Masip, Paulino », in Enciclopedia de escritores en lengua castellana, Barcelona, Planeta, 2000, p. 331.

427 Domingo Prat, Diccionario de guitarristas, op. cit., p. 391.

428

José Luis Romanillos, « Guitarra », Diccionario enciclopédico ilustrado..., op. cit., p. 352.

429 Ce soin apporté à l’instrument contraste avec les pratiques populaires étudiées au chapitre 1, qui révèlent une utilisation quotidienne de l’instrument comme objet de divertissement rudimentaire, sans raffinement, qui ne suscite pas l’intérêt profond des journalistes qui l’évoquent, mais plutôt celui des peintres, dessinateurs et photographes, qui en perçoivent davantage l’intérêt plastique.

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années 1910, devant le niveau d’excellence atteint par l’instrument. Au début du XXe siècle, cette qualité de la guitare est progressivement perçue comme normale.

Cette renaissance est stimulée par des artistes chevronnés qui sont portés aux nues dans quantité d’articles très argumentés, le plus fréquemment cité étant le virtuose Francisco Tárrega430. Celui-ci naît à Villarreal, en 1852. Le biographe Domingo Prat signale qu’il est d’abord attiré par le jeu d’un aveugle, Manuel González connu sous le nom de El ciego de la Marina, réputé être le meilleur guitariste de la région de Valence : le garçon de onze ans commence alors à recevoir son enseignement. Plus tard, ayant écouté Julián Arcas en concert, il cherche à étudier auprès de lui et se rend pour cela à Barcelone mais ne parvient pas à ses fins, sans doute en raison des fréquentes tournées du concertiste à l’étranger. Sans ressources financières, Francisco Tárrega doit la poursuite de ses études à l’aide que lui offre le comte de Parsent. Guitariste aguerri, il retourne alors à Valence où il approfondit ses études et donne des concerts qui contribuent à sa renommée. À la mort du comte de Parsent, Francisco Tárrega est contraint de donner des cours de guitare pour vivre431. Ces premiers éléments biographiques suscitent plusieurs réflexions : la première d’ordre géographique : le guitariste qui sera considéré comme responsable de la réhabilitation de la guitare est d’origine valencienne et c’est à Barcelone qu’il se rend d’abord pour se former. Ces indispensables déplacements révèlent que l’Andalousie et Madrid ne sont pas des lieux obligés dans un premier temps. La seconde réflexion est d’ordre économique et social : le guitariste part d’un apprentissage populaire, auprès d’un aveugle célèbre localement, dans sa région d’origine. Francisco Tárrega provient lui-même d’une famille sans ressources, et ses difficultés financières, constantes pendant toute sa vie, le maintiennent dans une catégorie sociale proche des classes populaires.

Une nouvelle opportunité de progresser en obtenant une véritable formation lui est ensuite offerte grâce au soutien de l’un de ses admirateurs, Antonio Conesa, riche commerçant qui lui permet de partir à Madrid en 1874, où il prend des cours de solfège à l’École Nationale de Musique – l’actuel Conservatoire. Il y apprend le piano et l’harmonie et obtient en 1875 le premier prix au concours d’enseignement du solfège. Il finit toutefois par choisir entre le piano et la guitare, et se

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L’aspect de la virtuosité, développé ci-après, renvoie à un phénomène complexe, comme le rappelle Javier Suárez-Pajares : il comprend des aspects sociaux et psychologiques en lien avec la perception, qui sont difficiles à évaluer, et des aspects techniques quantifiables mais sujets à différentes évaluations en fonction de l’évolution technique de l’instrument. En effet, ce qui est virtuose au milieu ou à la fin du XIXe siècle peut ne plus l’être quelques décennies plus tard. Et même si c’était encore le cas, il est probable que la virtuosité soit perçue différemment par le public, de sorte qu’elle perdrait une des caractéristiques essentielles de la prouesse virtuose : celle d’être éblouissante pour l’auditoire. Javier Suárez-Pajares, « Los virtuosismos de la guitarra española: del alhambrismo de Tárrega al neocasticismo de Rodrigo », in Louis Jambou (éd.), La Musique entre France et Espagne : interactions stylistiques (1870-1939), Paris, Presses de l’université de Paris-Sorbonne, 2003, p. 231.

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consacre totalement à cette dernière, en raison du succès qu’il obtient avec l’instrument à cordes pincées. Il semble que les premiers articles de presse élogieux à son égard apparaissent dans la presse barcelonaise en 1878, suite à des concerts qu’il donne dans la capitale catalane : « M. Tárrega est le premier guitariste d’Espagne, et, s’agissant de guitare, c’est comme si l’on disait “le premier guitariste du système planétaire” »432

. En 1880, après une veillée littéraire et musicale à Madrid, il reçoit des éloges similaires : « Tárrega est le Sarasate de la guitare, nous n’avons pas entendu, et il n’est pas possible d’entendre mieux sur un tel instrument »433. Dans la presse barcelonaise et madrilène, on constate l’usage d’une même rhétorique hyperbolique avec, dans le premier cas, la formulation explicite d’un orgueil national : le meilleur guitariste d’Espagne est aussi nécessairement le meilleur de tous. Dans les deux extraits, les formules superlatives, que l’on retrouve dans de nombreux articles de l’époque, indiquent la fierté des rédacteurs qui érigent le guitariste en modèle universel, un « classique ». Tárrega est comparé au violoniste virtuose internationalement célèbre Pablo Sarasate (1844-1909)434, ce qui est une manière de revendiquer la noblesse, l’universalité et les potentialités techniques de la guitare. En effet, à une époque où la virtuosité ne cesse d’être recherchée, le succès d’un instrument comme le violon n’est pas démenti, par opposition à celui de la guitare, dans la majorité de l’Europe435. La comparaison vise donc à redorer l’image de la guitare, en prenant appui sur le caractère exemplaire de Tárrega.

1880 est précisément l’année où Tárrega commence à voyager à l’étranger, où il recueille de grands succès, à commencer par Paris puis Londres. Il effectue aussi des tournées dans la péninsule ibérique à partir de Barcelone. Francisco Tárrega est reconnu à la fois comme un immense concertiste, un très bon transcripteur – le premier à avoir autant augmenté le répertoire pour guitare –, et un excellent compositeur, à l’origine d’un vrai répertoire pour guitare soliste virtuose, qu’il commence toujours par jouer avant de le mettre par écrit. Cependant, en dépit de son grand succès, Tárrega connaît de permanentes difficultés financières qui le condamnent à une vie itinérante et le rapprochent, malgré son talent, des pauvres artistes errants436.

432

« Lo Sr. Tárrega es lo primer guitarrista d’Espanya, que, tractanse de guitarra, es lo mateix que si diguesim “lo primer guitarrista del sistema planetari”. », La campana de Gracia, année IX, no485, 17 novembre 1878, cité in Ibidem, p. 313.

433 « Tárrega es el Sarasate de la guitarra, no hemos oído, ni es posible oír cosa mejor en semejante instrumento. », Ibidem, p. 314.

434 Enfant prodige, le violoniste Martín (alias Pablo) Sarasate (Pampelune, 1844-Biarritz, 1908) étudie à Madrid et Paris où il obtient en 1867 le premier prix de violon. Il parcourt triomphalement l’Europe et l’Amérique, en exécutant des pièces d’une extrême complexité technique. Son jeu se caractérise par la pureté de son style, sa souplesse et son aisance dans les traits difficiles. Il est l’auteur de nombreuses compositions comme Jota Aragonesa, El Zapateado, Las danzas españolas, etc. Le Musée Sarasate a été créé grâce aux cadeaux qu’il avait reçus de personnalités célèbres et qu’il avait offerts à sa ville natale. Juan Regla Campistol, « Sarasate de Navascués, Pablo », in 1000 biografías abreviadas, [s.l.], Editorial de Gassó Hermanos, 1960, p. 253.

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« Especialidad y virtuosismo », in José Subirá, Historia de la música española..., op. cit., p. 655.

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Des éloges lui sont consacrés le 30 mars 1883 pour un concert qu’il donne au Círculo de Bellas Artes de Madrid dans un article rédigé dans La Ilustración Española y Americana par José Fernández Bremón. Bien qu’il ne soit pas le seul à intervenir lors de ce concert organisé par le Directeur du Conservatoire, Emilio Arrieta437 (1823-1894), Francisco Tárrega est l’objet principal de l’article dithyrambique consacré à cet événement :

Messieurs Incenga, Monasterio et Zabalza présentèrent de remarquables élèves : le jeune Bordas, violoniste; le jeune Larrea, pour son habileté à jouer sur le magnifique piano Érard […].

Un grand musicien et guitariste, M. Tárrega, qui réside habituellement à Paris, fit véritablement étalage de son habileté sur l’instrument national, et de ses connaissances musicales438.

Alors que le reste du concert est donné par des élèves de l’École de Musique et de Déclamation, Francisco Tárrega est le seul concertiste invité, d’où les précisions que le journaliste apporte à son sujet. Il met l’accent sur sa virtuosité et sur sa maîtrise de l’instrument, considérée comme exceptionnelle. Ouvrant des voies inédites, Francisco Tárrega apporte en effet un souffle nouveau à la technique digitale de la guitare.

La génération précédente de guitaristes avait certes bénéficié de l’élan donné par Fernando Sor et Dionisio Aguado qui avaient donné naissance au « classicisme de la guitare »439, en inaugurant le début d’un renouveau technique dans la première moitié du siècle. Ils avaient adapté à la guitare à six cordes les techniques de jeu de la guitare « classique » en l’égrenant, comme l’aristocratique

vihuela (guitare punteada*) ou en la grattant (rasgueada*), technique propre à la guitare

populaire440. De plus, Sor et Aguado avaient ajouté à ces deux procédés le portamento* et le vibrato*, jusque-là caractéristiques des instruments à archet. Néanmoins, en jouant sans ongles, avec la pulpe des doigts, Francisco Tárrega ressuscite une polémique obsolète, qui avait été

437 Directeur du Conservatoire de Madrid et compositeur, Emilio Arrieta y Corera, né à Puente de la Reina (Navarre) en 1823 et mort à Madrid en 1894, effectue ses études musicales dans la capitale espagnole puis en Italie. Il est notamment l’auteur de 49 zarzuelas. En 1857, il est nommé professeur de composition du Conservatoire. Il reçoit la Grande Croix d’Isabelle La Catholique, est membre de la Academia de Bellas Artes de San Fernando et président de la Sociedad de Conciertos. A. Miró Bachs, « Emilio Arrieta y Corera », in Cien músicos célebres españoles, Barcelona, Ave, 1955, p. 60-61.

438 « Los Sres. Incenga, Monasterio y Zabalza presentaron alumnos notables: el niño Bordas, como violinista; el jóven Larrea, por su habilidad en el magnífico piano Erard [...]. / Un gran músico y guitarrista, el Sr. Tárrega, que reside en París habitualmente, hizo verdadero alarde de su destreza en el instrumento nacional y de sus conocimientos musicales. », José Fernández Bremón, « Último concierto del Círculo de Bellas Artes », La Ilustración Española..., op. cit., p. 2.

439

Manuel Cano Tamayo, La guitarra: historia..., op. cit., p. 30.

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soulevée par Fernando Sor et Dionisio Aguado441. Il unifie les techniques de jeu et la posture. La guitare est posée sur la jambe gauche, et surélevée grâce à l’usage d’un repose–pied, ce qui donne à l’interprète davantage de stabilité442.

Moins d’un mois plus tard, le 22 avril 1883, dans la même revue illustrée, Eusebio Martínez de Velasco consacre au guitariste originaire de Villarreal un article entier intitulé : « Francisco Tárrega y Eixea, guitariste et compositeur espagnol »443. L’artiste s’y voit attribuer le mérite d’avoir ramené la guitare à un rang duquel elle n’aurait jamais dû déchoir. L’instrument est jugé délaissé en raison de la pratique populaire dont il fait généralement l’objet mais, entre les mains du virtuose, il retrouve enfin sa noblesse perdue. Francisco Tárrega inaugure en effet le développement de la guitare soliste et contribue à la faire accéder au statut d’instrument de concert. Mais son action ne se limite pas à l’interprétation puisqu’il invente des pièces adaptées à l’instrument et parvient à accroître sa virtuosité.