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ÉVOLUTION DES PRATIQUES

Chapitre 2 : Spécialisation des guitares classique et flamenca flamenca

1. Évolution parallèle

1.3. Éclectisme musical

1.3.1. Sources populaires de la guitare flamenca

La guitare flamenca naît d’une fusion de la musique populaire andalouse et d’apports de la culture gitane. Elle est même un des signes tangibles de cette fusion. Au départ, le flamenco était généralement interprété sans guitare. Certes, des tableaux du XVIIIe siècle montrent déjà des Gitans jouant de la guitare pour accompagner la danse368, mais la présence de l’instrument dans le flamenco serait surtout liée à l’émergence de celui-ci sur la scène publique. Comme le rappelle Mercedes Gómez-García Plata dans sa thèse sur le flamenco contemporain : « De nombreux

366 Concept esthétique, artistique et idéologique qui qualifie en Espagne dans les années 1830-1840 la mode de tout ce qui touche à l’Andalousie (caractéristiques et traits typiques), par opposition aux influences étrangères politiques et culturelles. Joaquín Álvarez Barrientos, « Presentación: En torno a las nociones de Andalucismo y Costumbrismo », Costumbrismo andaluz, op. cit., p. 14.

367 « Al agotamiento progresivo del andalucismo de salón se une la crisis del moderantismo a partir de 1857, el estallido de la guerra de África y la penetración de ideas novedosas que ya no vienen sólo de Francia, sino también de Alemania. No obstante, aunque el andalucismo de salón perdía fuerza, creatividad y frescura, continuaría siendo un referente poderoso en los salones de los años sesenta y la era alfonsina. Ello se debió, en cierta medida, al auge del café-cantante y la eclosión del flamenco a partir de los años sesenta. », Celsa Alonso González, La canción lírica española en el siglo XIX, Thèse de doctorat, Instituto complutense de ciencias musicales, 1998, p. 239-242.

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flamencologues, entre autres Molina369 et Mairena370, s’accordent à dire que l’utilisation de la guitare comme accompagnement du chant a commencé vers 1850, à partir du moment où celui-ci est devenu un spectacle public »371. Mercedes Gómez-García Plata explique ce changement par le fait qu’avant 1850, lorsque le flamenco n’était joué que dans les fêtes familiales des Gitans, le chant se suffisait à lui-même. Dans le cercle privé, intime, l’accompagnement instrumental ne s’avérait pas nécessaire. Il n’était pas non plus indispensable lorsque les hommes chantaient sur leur lieu de travail – souvent la forge –, ou encore dans des débits de boisson comme les tavernes, auberges ou cabarets, trois lieux privilégiés de la diffusion informelle du flamenco. Ces débits de boisson ne comportaient pas de scène pour délimiter l’espace entre le public et les interprètes. Cependant, le café et la taverne formaient déjà un élément indispensable de la vie sociale et un lieu privilégié de rencontre pour toutes les classes de la société372.

Les cafés se développent à cette époque et, parmi eux, naissent les cafés cantantes, en 1842, à Séville, sur le modèle des cafés-concerts européens. Au départ, leur principale raison d’exister est d’offrir des spectacles comico-lyriques et, en second lieu, des danses régionales – appelées bailes

del país ou bailes nacionales. Ces cafés sont destinés, par leur répertoire populaire et par leur droit

d’entrée économique, à un large public, composé de locaux et d’étrangers attirés par la culture andalouse. Puis, à partir de la fin des années 1860, le flamenco est peu à peu intégré à ces spectacles373. Il continue d’être pratiqué dans les cercles privés de familles gitanes mais goûte peu à peu au succès public374.

C’est à partir de ce moment que la guitare devient indispensable : elle se met à accompagner une majorité de chants flamencos, contrairement à l’usage familial où les chants étaient interprétés a

palo seco*, c’est-à-dire sans autre accompagnement que les claquements de mains (les palmas*).

369 Poète et professeur de littérature, Ricardo Molina (Puente Genil (Cordoue), 1917-Cordoue, 1968) fait partie de la Chaire de Flamencologie et d’Études Folkloriques Andalouses de Jerez de la Frontera. Avec Mundo y formas del cante flamenco, il offre, avec Antonio Mairena, un nouveau regard sur les traités flamencologiques. José Blas Vega et Manuel Ríos Ruiz, « Molina Tenor, Ricardo », in Diccionario enciclopédico…, op. cit., vol. 2, p. 501.

370 Antonio Mairena est le nom artistique d’Antonio Cruz García, né à Mairena del Alcor (Séville), en 1909, et mort à Séville en 1983. Cantaor gitan né d’un père forgeron, il se produit pour la première fois dans une fête familiale, vers 1920 et débute une longue carrière au cours de laquelle il obtient de nombreux hommages et récompenses. Il se produit par exemple avec des artistes comme Javier Molina, Carmen Amaya, Melchor de Marchena, Esteban de Sanlucar, Juanita Reina, Pilar Lopez, etc. Son premier enregistrement, accompagné de Esteban de Sanlucar, date de 1941. Il s’adonne à la danse à la fin des années 1950. Il se consacre à la revalorisation du chant. Il publie, en collaboration avec Ricardo Molina, une des premières études importantes sur le flamenco, Mundo y formas del cante flamenco. José Blas Vega et Manuel Ríos Ruiz, « Mairena, Antonio », in Diccionario enciclopédico ilustrado…, op. cit., vol. 2, p. 439-443.

371 Ricardo Molina et Antonio Mairena, Mundo y formas del cante flamenco, Madrid, Revista de Occidente, 1963, p. 143. Cité in Mercedes Gómez-García Plata, Le Flamenco contemporain entre tradition et évolution : Camarón de la Isla (1969-1992), Thèse de doctorat, [s.n.], 2000, p. 121.

372 Mercedes Gómez-García Plata, Ibidem, p. 135-137.

373 José Luis Ortiz Nuevo, ¿Se sabe algo? Viaje al conocimiento del Arte Flamenco en la prensa sevillana del XIX, Sevilla, Ediciones el Carro de la Nieve, 1990, p. 98.

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Le flamenco requiert une instrumentation parce que le public devient plus nombreux. L’adoption de la guitare est donc liée à un changement de lieu et à un élargissement de l’espace. Le choix de cet instrument à cordes s’explique par sa présence antérieure dans les cafés cantantes ou salones de

bailes pour accompagner des danses et des chants andalous traditionnels. Ainsi, le flamenco,

d’origine gitano-andalouse, se pourvoit d’un accompagnement habituellement employé pour le folklore populaire andalou : la présence de la guitare dans les deux domaines est bien une preuve concrète de cette fusion entre les deux genres artistiques.

La transformation se fait progressivement, comme on peut le voir si on met en relation le dessin de José García Ramos intitulé Journée de campagne à Séville, publié le 22 décembre 1897 dans La

Ilustración Española y Americana, et le commentaire qui en est fait dans le même numéro de la

revue illustrée. Sur la gravure, on voit des danseurs accompagnés par la guitare [Cat. 11]. La position de leur corps – bras, pieds, jambes, buste et visage – atteste qu’ils sont en train de danser des sevillanas, la danse par excellence du folklore sévillan. Ces détails n’échappent pas au critique Carlos Luis de Cuenca :

Les personnages du dessin sont d’authentiques types sévillans, et la charmante composition est d’une vérité et d’un caractère admirables. L’attitude du couple qui danse les sévillanes ; celle du guitariste qui, en même temps qu’il pince la vihuela, encourage la bailaora ; la

flamenca qui, coiffée du chapeau masculin, chante le couplet et frappe les palmas […]375. Carlos Luis de Cuenca mentionne explicitement ces danses dans son commentaire. En même temps, il mêle à ces références au folklore le vocabulaire flamenco, à travers les termes « bailaora », « palmas » ou « flamenca », qui sont d’ailleurs écrits en italique dans le texte original, signe qu’ils sont perçus comme des termes spécifiques. Comme on l’a déjà vu par ailleurs, on retrouve ici une imprécision au niveau du vocabulaire, puisque l’auteur utilise le terme de « vihuela » pour parler de la guitare, ce qui peut être le signe d’une certaine confusion quant aux spécificités de l’instrument et d’un flou sur l’ensemble du répertoire qu’il est susceptible d’accompagner. La scène représentée par le dessinateur est une fête privée, les restes du repas apparaissant dans l’angle en bas à droite. Il a certes été reproché au peintre sévillan de s’attacher à une représentation trop systématiquement positive et festive des coutumes sévillanes, pour répondre à la demande de la clientèle. Il est vrai que José García Ramos s’inscrit dans un costumbrismo

375 « Los personajes del dibujo son auténticos tipos sevillanos, y la graciosa composición tiene una verdad y un carácter admirables. La actitud de la pareja que baila las sevillanas ; la del guitarrista que, al par que pespuntea la vihuela, jalea á la bailaora ; la flamenca que, tocada con el masculino sombrero, canta la copla y bate las palmas [...]. », Carlos Luis de Cuenca, « Nuestros grabados », La Ilustración Española..., op. cit., p. 3.

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romantique dont il ne s’éloigne pas. Néanmoins, ce type de représentation, de la part d’un artiste connu pour ne jamais peindre de mémoire mais toujours avec un modèle sous les yeux376, peut donner des indications sur la fusion du flamenco et des danses populaires qui semble, dans ce cas, s’opérer également dans un cercle privé, à la fin du XIXe siècle.

La guitare est peu à peu introduite comme accompagnement des chants flamencos. Les différents styles sont adaptés et recréés, à partir des rythmes issus du folklore populaire, puis ils sont inclus dans le répertoire de la guitare377. Les chants avec accompagnement se distinguent des chants a palo seco par leur rythme défini, qui les rend plus aptes à la danse, donc à la fête378. Parmi eux, on peut distinguer deux ensembles : d’une part, ceux qui s’appuient sur un accompagnement instrumental non mesuré, tels que les cantes de Levante*, qui incluent les cantes de las minas* – comme les cartageneras*, les mineras, les tarantas ou les tarantos – mais aussi les malagueñas* et les granaínas*. Grâce à leur liberté rythmique et interprétative, ces chants expriment aisément le dramatisme, voire un certain lyrisme.

Le deuxième ensemble comprend les chants basés sur un accompagnement musical mesuré, comme le tango, son dérivé le tiento, et les chants du groupe de la soleá*, comme la bulería*, la

bulería por soleá, et la soleá por bulería379. Ce répertoire est enrichi par les chants populaires andalous, comme le montrent leur provenance et leur influence réciproque. Par exemple, le vito, chanté, dansé et accompagné à la guitare, vient de Séville ; il s’agit d’une musique régionale flamenquisée, de même que le olé*. Les jaleos*, plus rapides que les soleares, ont été élaborés sous l’influence de ces dernières. Réciproquement, ils ont eux-mêmes influencé la création des bulerías, plus rapides encore.

Grâce à cette hybridité, le flamenco fait irruption dans la vie quotidienne et les fêtes populaires, de sorte qu’à la fin du XIXe siècle, le répertoire populaire andalou qui est traditionnellement joué inclut du flamenco. Ceci est manifeste dans la presse, comme on peut le voir dans un article portant sur la veillée de la fête de l’Assomption, publié dans La Correspondencia de España le 16 août 1897. Il décrit ainsi l’activité musicale madrilène de la nuit précédente :

Rare était la rue où l’on n’entendait pas des accords de musique plus ou moins harmonieux, mais toujours utiles pour marquer le temps des habaneras et polkas, et aucun ne fut omis par les jeunes gens du quartier. Et aux portes de certains établissements les ensembles de flamencos étaient nombreux : les guitares grattées émettaient des malagueñas, au milieu des

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Museo de Bellas Artes de Sevilla, García Ramos en la pintura..., op. cit., p. 14 et 17.

377 Manuel Cano Tamayo, La guitarra: historia..., op. cit., p. 106.

378 La siguiryia* fait exception car elle nécessite aussi un accompagnement, en dépit de sa thématique et de sa rythmique plus dramatiques.

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applaudissements frénétiques, et le palais était rincé, entre deux coplas, par l’appétissante limonade380.

Cet extrait laisse apparaître que le répertoire habituel des habaneras et des polkas est désormais complété par des malagueñas, donc par un répertoire flamenco. Le terme lui-même est utilisé pour qualifier ceux qui participent à la fête (« los coros de gente flamenca »), par leur chant, leur jeu à la guitare ou leurs bruyants encouragements. À Madrid, la guitare flamenca se mêle à la guitare populaire et réciproquement, cette guitare flamenca est très influencée par le répertoire habituellement joué dans le contexte populaire où elle intervient. C’est pourquoi le flamenco s’intègre aussi dans les déplacements comme nous l’avons vu dans l’analyse des voyages estivaux organisés par Ramiro Mestre Martínez et relatés dans La Correspondencia de España.