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Un impact de la pornographie sur les normes corporelles et de sexualité ?

Dans le débat public, la pornographie est fréquemment perçue comme un lieu de reproduction ou d’exacerbation d’une normativité corporelle et sexuelle que l’on peut résumer ainsi : les consommateurs seraient, au contact des contenus pornographiques, incités au sexisme, à l’adoption d’une sexualité orientée vers le plaisir masculin et à l’adoption de normes corporelles passant par l’épilation (pour les femmes) [voir notamment sur cette question l’ouvrage de Marie Duru-Bellat, 2017]. Ces discours sont tenus sur la base de la mise en évidence, dans les vidéos pornographiques les plus visionnées (ou les plus mises en avant par les sites de streaming), d’une absence de diversité sexuelle

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Sur les aspects protecteurs (parfois ambivalents, mais au moins provisoirement sécurisants) des communautés sexuelles minoritaires, voir notamment Pollack, 1982.

(la plupart des vidéos représentent l’hétérosexualité) et corporelle. Mais si beaucoup de discours vilipendent la pornographie pour ce qu’elle véhicule auprès de celles et ceux qui en consomment, peu d’éléments scientifiques viennent corroborer la thèse d’un impact unilatéral de la pornographie sur la sexualité ou sur les normes corporelles. Florian Vörös rappelle que les porn studies, qui ont constitué la pornographie en objet d’études sur la base d’une épistémologie féministe, se sont heurtées aux critiques émanant des médias de masse qui opposent la pornographie aux cultures légitimes sur la base de la prétendue passivité des spectateurs de la pornographie : « Comme souvent dans la dénonciation des médias de masse, le corps sexualisé du public est pensé comme une éponge qui ne ferait qu’absorber passivement, là où l’activité spectatorielle et le recul critique seraient portés par des agents rationnels désincarnés. » (Vörös, 2015b, p. 13.) À l’inverse, une enquête sur les motifs de la consommation de pornographie (Smith et al., 2015) montre que la pornographie fait l’objet d’une réflexivité chez ses usagers (par exemple en matière de considérations éthiques (voir supra) ou de choix sexuels (ce que l’on accepte ou non de réaliser).

Nous avons, durant l’enquête, demandé aux jeunes rencontrés s’ils ou elles pensaient avoir été « influencés » par la pornographie dans leur sexualité, et une fois encore, les propos tenus invitent à la complexité, tant les influences mentionnées semblent jouer des rôles différents en fonction des personnes, mais aussi des contextes de vie (entrée dans la sexualité, mise en couple, découverte tardive de la pornographie, etc.).

Des enquêtés ont expliqué avoir, d’une certaine manière, pris conscience de possibilités sexuelles et corporelles en découvrant la pornographie, pour celles et ceux qui ont découvert la masturbation par la pornographie. De la même manière, Lisa, 25 ans (voir son portrait supra), montre comment ses recherches sur Internet lui ont permis d’explorer ses choix d’orientation sexuelle. Ses recherches incluaient la pornographie, mais pas seulement, car elle parle également de la découverte de séries ou de fictions écrites : dans son cas, la pornographie ne peut pas être isolée des autres usages qu’elle fait d’Internet, et cela invite à réfléchir aux discours médiatiques tenus sur la pornographie, qui souvent l’isolent des autres manières de découvrir sa sexualité en ligne.

Toutefois, des enquêtés (et surtout des enquêtées) décrivent une influence de leurs usages pornographiques dans leur sexualité, à travers la question de l’épilation et des scripts de la sexualité (enchaînement convenu de position, incitation à réaliser telle ou telle pratique). Mais le plus souvent, des moments d’influence forte lors de l’adolescence font place, dans leurs expériences, à des périodes de recul critique.

Gaëlle, 25 ans, qui pour l’instant n’a eu de rapports sexuels qu’avec des hommes mais aspire à en avoir avec des femmes, dit ressentir une pression plus forte à l’idée de rapports sexuels lesbiens. Elle s’est par exemple demandé, en partie au regard de la pornographie lesbienne mainstream (essentiellement produite par et pour les hommes), si l’épilation était une condition nécessaire à la sexualité entre femmes, alors qu’elle ne se pose pas la même question pour ses partenaires masculins :

« Je me souviens qu’à un moment j’avais très spécifiquement envie de savoir, si je voulais coucher avec des filles, s’il fallait vraiment que je sois entièrement épilée. C‘est quelque chose qui m’a beaucoup angoissée pendant un moment. C’est un peu passé, mais ça m’a beaucoup stressée, donc du coup j’étais là : “Internet, dis-moi s’il te plait !”

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– Parce que moi, l’épilation intégrale, ça me saoule rien que d’y penser, et du coup je me disais : “mais est-ce que en fait si jamais un jour ça se produit [le fait de coucher avec une femme]”…

– Oui, c’est pas un truc que t’avais entendu, genre légende urbaine que les lesbiennes sont épilées ou je sais pas

quoi ?

– Beh non, justement, moi au début je me disais non, probablement pas, enfin je sais pas et tout… C’était une question que je me posais, mais pas particulièrement parce que j’avais entendu quelque chose, mais parce que à un moment ça m’a stressée.

– Ni en lien avec des choses que t’aurais pu voir en vidéo justement ?

– Ah beh enfin, je veux dire, le porno lesbien qui traine sur les sites standards, il y a quasiment aucun poil nulle part, dans le porno tout court d’ailleurs […] je pense que peut-être mon angoisse c’était un peu lié à ça aussi. Mais après, j’ai quand même conscience que c’est pas parce que dans le porno c’est comme ça que les vrais gens sont comme ça.

– Mais par contre, pour toi c’était pas du tout une question pour les garçons par exemple.

– En fait je pense que je suis beaucoup plus… Mais en fait j’ai jamais couché avec une fille jusque-là, et je sais pas trop pourquoi, mais du coup, je veux dire c’est peut-être à cause de ça et peut-être à cause d’autre chose, mais juste globalement ça me stresse plus quoi. Enfin je trouve qu’en gros un mec, si ça lui plait pas, beh c’est son problème quoi, et ça va pas m’embêter. » (Gaëlle, 25 ans.)

De son côté, Jeanne, 21 ans, qui a accédé adolescente à la pornographie, perçoit l’influence de ce qu’elle regarde sur son corps à travers la norme d’épilation intégrale et le fait qu’elle mettait en relation ses premiers rapports sexuels et ce qu’elle voyait dans les vidéos pornographiques. Issue des classes supérieures, étudiante dans une filière sélective, elle décrit comment des « lectures » et ses discussions entre pairs lui ont permis de prendre de la distance avec ces normes. Pour elle, la période d’influence de la pornographie sur sa sexualité est clairement limitée à son entrée dans la sexualité :

« Dans ce que tu regardais comme pornographie au collège, tu penses que ça avait une influence sur ta

sexualité ?

– Alors je pense que le principal impact que ça a eu, du fait que j’en ai regardé très tôt, ça s’est beaucoup joué autour de l’épilation, parce que dans le porno, sauf quand on regarde une catégorie spécifique [Jeanne regardait alors du porno en cherchant directement sur un moteur de recherche généraliste, sans utiliser la recherche par catégorie sur des sites spécialisés], les filles sont toujours très bien épilées… Du coup pendant très longtemps je suis restée persuadée que moi aussi il fallait que je sois épilée intégralement… Ce n’est que beaucoup plus tard que je me suis dit que pas du tout… qu’en plus ça renvoie une image très particulière et que c’est très étrange… […]. Ça c’est certain que ça m’a beaucoup travaillée pendant longtemps, ce corps de la femme complètement neutre, qui ressemble beaucoup à une poupée…

– Et concernant ce que tu peux faire ou pas faire sexuellement à ce moment-là, les pratiques sexuelles ? On dit

souvent que les séquences porno de base, c’est une fellation, puis un rapport sexuel pénétratif, etc.

– J’ai accepté très tard que mon copain me fasse un cunnilingus, ce n’était pas montré dans ce que je regardais, c’était trop montré comme un événement particulier pour que je me dise “c’est aussi normal qu’une fellation”… Donc ça je pense que ça a joué, et ça a joué dans le schéma que je me suis fait d’un rapport sexuel, qui passe d’abord par une fellation, puis la pénétration. Ça a joué aussi du côté de l’éjaculation, sans doute, j’ai totalement intégré très jeune que c’est tout à fait normal de se faire éjaculer dessus, et ce n’est que plus tard que je me suis dit “ben non, ce n’est pas forcément normal… J’ai pas envie, j’ai pas besoin, je peux le dire.” Mais je pense que ça a eu un impact [le porno, dans ma sexualité] dans le sens où j’ai eu assez vite envie d’autre chose qu’un missionnaire par exemple, et le porno ça m’a poussé à essayer autre chose… […]. Je me rends compte que mes amies filles acceptent vraiment plein de choses… J’ai une amie qui m’a par exemple expliqué qu’après une dispute, elle a accepté que son copain lui fasse une éjaculation faciale… Donc là je me suis dit “c’est quand même fou, à l’âge qu’on a [21 ans], d’avoir une sexualité qui passe autant par la pornographie”… – Et par quoi ça passe, selon toi, le fait de déconstruire la pornographie et son impact sur la sexualité, comment tu

– C’est beaucoup passé par les discussions avec des amis, par une prise de conscience de tout ce qui se fait, ce qui est normal ou non… Ce qui a beaucoup joué, c’est la question de savoir comment on prend du plaisir ou non… Et aussi par les lectures. » (Jeanne, 21 ans.)

Les propos de Jeanne, socialement situés, montrent la mise en relation entre les normes sociales (des rapports de domination entre les hommes et les femmes) et les normes sexuelles (la domination « représentée » dans la pornographie, via la pratique de l’éjaculation faciale). Mais on lit dans ses propos le rôle décisif du plaisir pris lors de ses premiers rapports et le rôle de la contradiction évidente entre l’assignation à réaliser telle ou telle position et le plaisir qu’elle y prenait (par exemple à propos de la position du « missionnaire »).

De son côté Jonas, 22 ans, étudiant dans un cycle d’études supérieures court, décrit de manière très « positive » la découverte de positions par la pornographie, ce qu’il imagine être un effet de génération (la génération à laquelle il appartient, qui a un accès facilité à la pornographie et, selon lui, partagé par les garçons comme par les filles) :

« Au niveau des positions et autres, ça nous en a appris énormément, nous, notre génération, parce qu’on n’y connaissait rien et on a appris les positions au fur et à mesure, mais très très vite en fait. On ne connaissait pas, et donc forcément ça m’a influencé dans mes actes sexuels forcément. Et ouais, je trouve que c’est une bonne chose parce que le fait de faire l’amour dans n’importe quelle situation ou dans n’importe quelle position, c’est toujours quelque chose de positif quoi. » (Jonas, 22 ans.)

Concernant cet aspect éducatif de la pornographie, Mélanie, 26 ans, issue de classe intermédiaire intellectuelle et salariée d’une administration, semble appuyer le constat de Jonas, tout en expliquant que la pornographie n’était pas, pour elle, la meilleure manière de bien savoir « comment faire » lors de ses premiers rapports. Elle décrit par exemple comment, lors de son entrée dans la sexualité, elle a pu utiliser un forum pour apprendre à faire une fellation :

« J’ai un exemple précis qui me revient en tête. C’est je pense sur le forum tasanté.com, j’ai dû aller au moment de ma première fois voir comment on faisait une fellation. Et il y avait vraiment […] un pas-à-pas quoi, mais pas de vidéos, un truc écrit : “Il faut faire ça, ça, ça !” Je l’ai fait, et ça a vachement bien marché ! Je sais pas, après j’ai eu des retours, en fait je sais plus, enfin je pense que je pourrais retrouver, mais il y avait les étapes en fait. Et du coup, ouais, clairement, j’ai appliqué ça, et ça a marché. Donc ouais, en termes d’influence, oui. » (Mélanie, 26 ans.)

Si la question de l’influence de la pornographie sur la sexualité, sur les normes corporelles auxquelles on s’attache adolescent, puis en devenant adulte, ou sur les normes de sexualité (et l’injonction à l’hétérosexualité et à certaines pratiques à l’intérieur de cette hétérosexualité) est si difficile à trancher de manière définitive, c’est sans doute que la question est mal posée. En effet, poser la question de l’influence de la pornographie revient à isoler un usage dont on voit qu’il est, dans l’expérience des adolescents, mêlé à bien d’autres usages sexuels d’Internet, mais c’est aussi présupposer une position d’utilisateur (l’utilisateur « passif » face aux contenus qu’il absorbe). Enfin, comme l’ont fait remarquer certaines analyses féministes de la pornographie (Kipnis, 2015), la pornographie est l’une des dimensions (mais elle est loin d’être la seule) du sexisme et de la normativité corporelle et sexuelle. Dans une société où le sexisme est véhiculé dans le discours des adultes (y compris dans les discours

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les plus légitimes socialement : on pense ici aux propos sexistes de Donald Trump32), dans le quotidien (par la moindre représentation des femmes en politique, par les inégalités de salaire entre les hommes et les femmes, etc.), ainsi que par la publicité, par les pairs, l’explication des « mauvaises influences » juvéniles par la pornographie semble simpliste et elle ne trouve en tout cas pas d’écho chez nos enquêtés, même si la pornographie a pu jouer, pour elles et eux, à certains moments (et au moment de l’entrée dans la sexualité) un rôle normatif perçu plus ou moins négativement.

Du privé au public : effets des usages « privés »

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