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Observer et être observé en ligne

Observer les formes d’exposition de soi des autres et être soi-même observé en tant que producteur et diffuseur de contenus personnels fait partie de l’expérience des usagers des médias sociaux, observation(s) qui se déroule(nt) dans un contexte d’incertitude quant aux normes de l’exposition de soi, qui reposent essentiellement sur la réception et le jugement d’autrui (Déage, 2018). Les jeunes rencontrés en 2017-2018, à qui l’on a demandé de revenir sur leurs pratiques des médias sociaux au cours de leur adolescence, citent sans surprise Snapchat et Whatsapp comme les outils les plus communs parmi leurs usages, outils qui bénéficient effectivement du taux de souscription le plus important au moment de l’enquête. Ces applications offrent la possibilité d’échanger des photos (selfies

notamment) et vidéos, et laissent croire à une disponibilité seulement « temporaire » des contenus. C’est d’ailleurs principalement sur ces applications qu’ils et elles se connectent pour partager des photos et vidéos personnelles, répondant à des normes d’usage qu’ils observent, reproduisent et dépassent (Boyd, 2016). Les frontières de ce qu’il faut partager s’établissent ainsi collectivement. Lucie est étudiante en master, issue de classe populaire elle vient d’arriver à Paris pour ses études et vit actuellement chez sa grand-mère. Elle se déclare « célibataire », au sens où elle n’a pas de partenaire au moment de l’entretien, et utilise Tinder, application sur laquelle elle se connecte régulièrement. Confiante dans sa capacité à avoir des relations amoureuses ou sexuelles, ses motivations à utiliser Tinder tiennent en partie à une demande de reconnaissance pour son physique, son « égo ».

« Même si là ça va, j’ai plus de soucis de manière générale, enfin je suis assez sûre de moi et tout. Mais Tinder c’est pareil, c’était aussi pour le côté égo tout ça, enfin genre : “T’es trop mignonne, on se rencontre, machin.” Je sais pas, c’est un peu… ça flatte quoi. C’est un peu égoïste au final comme démarche, c’est pas que pour l’autre en fait. » (Lucie, 21 ans.)

C’est ce que l’on retrouve dans les propos des jeunes des classes supérieures qui ont excellé scolairement et qui cherchent à être reconnus comme des partenaires potentiels, c’est-à-dire à faire valoir d’autres atouts que les capitaux scolaires, économiques ou sociaux qu’ils savent déjà mobiliser mais qui ne sont pas centraux dans la rencontre sexuelle fugace (bien sûr, ces capitaux deviennent centraux dans les trajectoires amoureuses qui suivent, souvent, des périodes de rencontres répétées, conduisant aux phénomènes d’homogamie bien documentés en sociologie).

Léa, qui, avec un de ses meilleurs amis, a pu voir les photos que les filles envoyaient, raconte que ce moment a été riche d’informations pour elle non seulement sur le fait qu’il est possible pour les filles d’envoyer des photos d’elles à leurs petits copains (et que cela fait partie des attendus dans certaines relations), mais aussi sur la teneur même de ces photos. Les moments de discussion et d’observation de photos avec son ami (avec qui – précise-t-elle – « il ne se passera jamais rien ») ont pu avoir lieu, car il recevait régulièrement des photos intimes de sa partenaire. Ce temps d’initiation a également contribué à la définition collective de ce qui pouvait être envoyé (l’acceptable) et au fait même de pouvoir envoyer des images de soi intimes (photos) dans un cadre relationnel.

« Ça fait partie des discussions entre nous, enfin : “Ah tu sais pas ce que c’est [les photos des filles sur Snapchat] ?! [Elle l’imite] Regarde, je vais te montrer : c’est la nouvelle quoi.” Bon et il me montre des photos. Ça change toutes les semaines [les photos que les filles envoient]. C’est : “Ah tiens, regarde ce que celle-là m’a montré ! C’est rigolo !” » (Léa, 25 ans.)

Les relations personnelles permettent de comprendre une partie des inscriptions sociales des individus. Comme l’explique Claire Bidart « chaque nouvelle relation ouvre ainsi tout un « petit monde » fait de ses propres connaissances, expériences, idées et fréquentations » (Bidart, 2008, p. 559). Le réseau est le fruit de l’ensemble des relations et peut être lu comme une image de la « surface sociale » de cette personne. Les travaux sur les réseaux de relations montrent combien ils interviennent dans les orientations et les parcours, en particulier dans les moments où sont opérés des choix importants. L’analyse des usages des médias sociaux et d’Internet (Balleys, 2017a) montre l’importance de ces réseaux sur les pratiques et les représentations. Ce sont les réseaux relationnels qui guident les sites et les applications à avoir, les applications sur lesquelles il faut avoir un compte, et à l’inverse celles qu’il faut délaisser au fur et à mesure de l’avancée en âge. Les réseaux relationnels guident aussi les interactions et les manières de se mettre en scène selon les applications, l’âge ou le genre au regard des normes sociales valorisées par le groupe. Car, même si l’on observe que dans la

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jeunesse les réseaux de relation évoluent, les récits des jeunes mettent en évidence certaines permanences dans les pratiques et dans les représentations : il faut être connecté, pouvoir répondre de manière très rapide, envoyer des expressions de soi régulièrement (où l’on est, ce que l’on fait, avec qui l’on est, ou encore ce que l’on mange, ce que l’on aimerait consommer). L’intensité des liens pendant l’adolescence comme la fréquence importante des échanges invite à une réactivité forte qui laisse peu de place à la réflexivité et à la prise de distance.

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