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CHAPITRE 2 – LE QUOI DE L’ORGANISATION DANS LES INTERACTIONS INCORPOREES ET MATERIELLES

A- ETHNOMETHODOLOGIE ET SOCIOLOGIES

2) Un espace de variation

Le corpus se prête particulièrement à une approche comparative en ce que les milieux enquêtés présentent des caractéristiques différentes tout en étant commensurables.

a) La taille et la distribution spatiale. Les deux premières organisations sont formellement très structurées, les seules unités enquêtées en leur sein comprenant plusieurs centaines de collaborateurs, dans des locaux souvent vastes et distribués sur le territoire

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Nous utilisions au début deux caméras dont il fallait changer les cassettes toutes les 1h30, dont une a été plus tard remplacée par une caméra numérique sans cassette.

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français. C’est pour faire émerger par contraste leurs particularités que nous avons sollicité une troisième organisation du type de MiniOrg.

b) Des activités impliquant différentes formes de collaboration. Quoique le travail ne fût pas l’objet de notre attention première, les activités filmées, selon qu’il s’agisse de conception technologique de pointe, de services internes ou de recherche et développement, impliquent différents processus et formes de collaboration.

c) Trois types d’écologies. Les données présentent des bureaux individuels, des bureaux partagés par des collaborateurs pour des raisons d’occupation de l’espace et non de collaboration (Sophie, Antoine, Tom, Pol, Kerry), des bureaux partagés par des collaborateurs formant un même service (la communication interne et les ressources humaines), et un espace réunissant la totalité de l’organisation (MiniOrg). Ces agencements présentent des phénomènes différents, comme le montre dès le premier regard la répartition des settings dans les chapitres empiriques.

Travailler à partir de collections : une approche systématique et comparative

Disposant suite au terrain d’un corpus de plus de cent vingt heures d’enregistrement vidéo, réparties de manière égale entre les trois organisations, il s’est agi d’identifier les conspicuous settings de l’organisation et d’en isoler les séquences susceptibles d’être rassemblés en collection. Là où les Workplace Studies et l’ensemble du courant sur les centres de coordination isolent des phénomènes brefs pour mettre l’accent sur la dimension incorporée de la coordination, nous avons retenu des phénomènes plus larges, à l’échelle de notre objet : les ouvertures et fermetures des visites dans les bureaux, les appels téléphoniques, la mobilisation du dispositif vidéo dans les interactions, enfin les reconfigurations du cadre de l’interaction associées à des problèmes de réceptivité.

La méthode concrète mise en œuvre pour travailler à partir de ces collections a consisté à 1) Recenser et parcourir la littérature concernant le phénomène en question ; 2) Analyser chaque séquence en s’attachant à distinguer ce qui relève de l’organisation ; 3) Déceler des tendances en fonction desquelles organiser la présentation des extraits. Nous avons également raisonné par analogie avec la façon dont la sociologie des controverses procède par casuistique : cas après cas, elle fait évoluer ses outils avec le matériau. Les régularités et singularités se mettent réciproquement en relief, accumulant et affinant en même temps les connaissances générales et l’adaptabilité au particulier, une méthode comparative vers laquelle tendent les sciences sociales [Remaud et al., 2012]. En analyse de conversation et en anthropologie linguistique, les langues ou aires culturelles sont des critères idéaux pour développer des travaux comparatifs [Sidnell, 2007].

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Quelle définition pour montrer quoi de l’organisation ?

Revenons sur les enseignements du chapitre précédent pour retenir la notion de médiation que propose l’approche socio-matérielle inspirée de la théorie de l’acteur-réseau [Orlikowski et al., 1995]. Les acteurs ne collaborent pas dans un face-à-face, ils sont tenus et guidés par les processus même qu’ils sont en train d’accomplir, l’organisation est donc un ensemble de processus structurants qui constituent le collectif parce que les acteurs se coordonnent pour les accomplir. Du côté d’une philosophie analytique orientée vers l’anthropologie, Vincent Descombes s’oppose également à une conception de la société comme superposition de relations dyadiques entre individus, à l’instar de la théorie des conventions [Descombes, 1996]. Comme la règle constitutive chez Wittgenstein, l’institution oriente l’action sans la déterminer, c’est un partenaire, mais aussi une totalité concrète formée d’un ensemble de significations, et susceptible de recevoir des prédicats de toutes sortes [Kaufmann & Quéré, 2000]. Elle est donc constituée de parties indépendantes reliées entre elles par une règle ou par une loi : les sujets de l’institution n’existent qu’à travers les relations d’ordre qui les relient et qu’ils produisent dans leurs interactions. Institution, collectif et identités sont indissociables et se produisent de concert.

La démarche empirique déployée pour notre objet vise à rendre compte, au-delà du comment les acteurs font, de la nature de ce qu’ils font en commun : elle vise une ontologie des collectifs à travers l’action réglée. Autrement dit, elle vise à spécifier, à partir de la façon dont le membre participe à la production endogène d’ordre social, l’ontologie des faits sociaux et culturels de l’ethnométhodologie [Kaufmann & Quéré, 2000].

Sur le terrain, nous avons été saisie, dans l’instant et durablement, par la spontanéité avec laquelle les collaborateurs s’engagent dans l’activité, à la fois investissant et faisant le collectif, incarnant la confiance (trust) telle que la définit Garfinkel, condition sine qua non du social qui précède et rend possible l’action [Garfinkel, 1963]. L’organisation en est le fondement, qu’il s’agisse de l’organisation séquentielle de la conversation entre un prévenu et un policier [Gonzalez-Martinez, 2001] ou des procédures formelles à partir desquelles les chirurgiens donnent sens à ce qu’ils voient et à ce qu’ils sont en train de faire [Koschmann et al., 2011].

Concernant sa mise en évidence empirique, l’analyse exploratoire des données nous amène à retenir pour définitionnels deux traits omniprésents de l’organisation : 1) un collectif, le réseau de collaborateurs ; 2) un ensemble de processus simultanés. Autrement dit nous nous intéressons à l’organisation en tant que forme d’action accomplie par un collectif d’acteurs, et

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orientée vers des processus de production ou « horizon commun » de l’activité collective [Gherardi, 2012].

Peut-on extraire la figure du collectif des interactions locales ? La méthode mise en œuvre permet-elle de distinguer le travail productif du travail d’organisation ? Peut-on mettre au jour des règles constitutives du travail d’organisation généralisables au-delà des particularités de chaque setting, collectif et situation ? Peut-on distinguer les relations d’ordre entre collaborateurs de leur relation interpersonnelle pour éclairer le cadre inférentiel propre à l’organisation ?

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Chapitre 3 – Les ouvertures de visites

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