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Les perspectives socio-matérielle et les practice-based studies se sont démarquées d’un courant issu du tournant linguistique et toujours important, portant sur le discours organisationnel (Organizational Discourse Analysis, ODA), parfois confondu avec une tendance à présenter sous cette perspective diverses recherches auxquelles d’autres cadrages auraient autant convenu [Alvesson & Kärreman, 2000b]. Nous essaierons de montrer qu’il soulève des questions pertinentes pour nous en investissant les rapports possibles du langage à l’organisation, mais également qu’il repose la plupart du temps sur des présupposés incompatibles avec la perspective que nous nous efforçons de développer.

Au cœur du tournant linguistique, l’idée que le langage n’est pas un miroir qui reflète la réalité mais fait exister une réalité est considérée par les auteurs de ce courant comme acquise (“discourse comprises sets of statements that bring social objects into being”(Parker, 1992) [Grant & Hardy, 2004: 416]). Cependant certains travaux fondés sur des entretiens restent de ce point de vue ambigus : ils dégagent des discours-type à partir d’entretiens analysés par codage [Mueller et al., 2004 ; Zanoni & Janssens, 2004], qui les amènent finalement à une analyse classique du discours comme reflet de la réalité. L’absence de réflexion quant à la nature des données ou aux outils d’analyse est liée à une conception particulière de l’organisation et du social, loin des théories élaborées présentées plus haut : la

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grille de lecture repose sur les termes de stratégies ou schémas rhétoriques, d’intérêts individuels, de discours hégémoniques et de luttes de pouvoir. Elle permet de souligner le déterminisme et les contraintes sociaux, mais plus souvent, l’ancrage implicite dans les sciences sociales de l’individualisme méthodologique et d’une conception rationnelle de l’acteur amène à la description de luttes dans une opposition entre agentivité individuelle et contraintes externes. En somme une version critique est très présente qui entend le discours comme régime de véridiction essentiellement dans la lignée des travaux de Michel Foucault.

La perspective critique est nouvellement développée par l’analyste du discours organisationnel Cynthia Hardy, dont l’importante œuvre théorique et empirique vise à étayer le rapport entre le discours et le phénomène d’institutionnalisation des organisations. Par exemple, elle propose avec d’autres auteurs un modèle de processus institutionnalisant à partir du discours comme ressource stratégique [Hardy et al., 2000]. Trois circuits se succèdent tout en se chevauchant : tout d’abord le circuit d’activité : un acteur fait une série de déclarations discursives (discursive statements) pour modifier la situation dans le sens de ses intentions, des symboles, narrations, métaphores etc. sont engendrés, ils produisent de nouveaux objets. Puis dans le circuit de performativité, les nouveaux concepts s’implémentent dans un contexte discursif élargi, la voix de leur porteur initial doit avoir une légitimité suffisante (warrant voice), et l’ensemble de concepts doit trouver écho auprès du collectif élargi. Enfin lorsque activité et performativité coïncident, elles engendrent le circuit de connectivité : les déclarations discursives « prennent » parce que les concepts se sont attachés à des relations ou des matérialités, de nouvelles positions subjectives ainsi qu’une nouvelle configuration globale émergent. Le modèle est illustré avec l’évolution d’une ONG dans son environnement en Palestine, sur une durée non précisée mais probablement plusieurs mois, à partir d’une série d’entretiens et de consultation de documents organisationnels. Le point d’entrée est la stratégie du responsable qui cherche à implémenter discursivement le concept d’« ONG locale ».

Conformément au modèle, une première boucle est ainsi accomplie avec succès qui implémente le statut d’ONG locale, mais une force d’opposition supérieure à celle déployée par le responsable (les autorités qui souhaitent obtenir l’aide internationale) entraîne une seconde boucle qui engendre l’installation de nouveau du statut d’ONG internationale. Pour appréhender ces processus, les pratiques discursives du responsable (l’usage d’un vocabulaire spécifique dans les textes de l’ONG ou de la langue arabe notamment) ainsi que d’autres activités comme l’intégration de représentants de communautés locales au comité de

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direction, sont tenues pour contribuer à part égale aux transformations de l’organisation et de son environnement. Les auteurs concluent l’illustration :

“Whether aid discourses ‘localize’ or remain ‘international’ will depend upon the accumulation of individual strategic uses of discourse like those described here”. [Hardy et al., 2000 : 1244]

Autrement dit si la démarche et les processus organisationnels visés rappellent aussi bien les practice-based studies que le travail de Barbara Czarniawska à partir des technologies, les présupposés épistémologiques, récurrents dans l’ensemble des travaux sur le discours organisationnel, véhiculent un concept d’organisation différent. La citation synthétise une série de problèmes associés : tout d’abord, les actions sont explicitement considérées comme le produit d’intentions individuelles. La conception intentionnelle de l’action préfigure difficilement l’appréhension de processus organisationnels émergents. L’action est par conséquent le produit d’un compromis entre agentivité subjective et contraintes structurelles.

“[I]ndividuals engage in discursive activities with particular intentions in mind and may secure preferred outcomes, but they do so against a backdrop of multiple discourses that have complex, far-reaching effects that are beyond the control of single individuals”. [Hardy et al., 2000: 1232]

La focalisation sur le responsable de l’ONG relève d’un individualisme méthodologique, une forme d’atomisme qui conçoit les processus collectifs comme des effets d’agrégation des actions individuelles, donc secondaires à ces dernières. Cette analyse est en opposition avec une conception co-constitutive du monde social (qu’il s’agisse d’ensembles discursifs) et de l’organisation ou organizing en vertu de laquelle l’action est toujours déjà sociale, ne serait-ce que par le sens qu’elle prend au cours de son accomplissement. En outre, la dimension critique de ces travaux exacerbe le caractère conflictuel et même contradictoire des différentes agentivités au détriment de la coopération, qui précisément disparaît dans l’individualisation des « stratégies » à l’œuvre.

“[Critical discourse theory] sees organizations ‘not simply as social collective where shared meaning is produced, but rather as sites where different groups compete to shape the social reality of organizations in ways that serve their own interests’ (Mumby & Clair, 1997: 122)” [Hardy et al., 2000: 1233]

L’analyse du discours organisationnel (ODA) a tendance à concevoir le discours comme une ressource que les individus mobilisent à des fins stratégiques, et non comme une médiation par laquelle les membres et l’organisation se produisent mutuellement. Les travaux

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en ODA réduisent l’organisation à une somme de forces multidirectionnelles, à un face-à-face entre individus qui fait disparaître la notion d’institution et réduit considérablement les notions d’émergence et d’enactment. La différence est grande avec les travaux de Czarniawska qui montrent comment dans le processus d’implémentation d’une technologie comme médiation se déploient des processus macro-structurants de l’organisation, en même temps que les caractéristiques structurelles de l’organisation les accompagnent.

Les travaux de Linda L. Putnam donnent davantage à voir ce caractère émergent, dans une perspective d’interactionnisme symbolique et d’ordre négocié peu représentée dans la recherche sur les organisations. A travers la notion de négociation comme système interprétatif [Putnam, 2004], elle suit les groupes d’acteurs dans leur travail discursif, en tension permanente entre dépendance et interdépendance. Dans son exemple de négociations entre syndicats d’enseignants et représentants administratifs, c’est l’évolution de tropes rhétoriques au fil de leurs usages, le sens qu’elles prennent relativement au rapport de force et aux enjeux à différents stade des négociations qui constituent le point d’entrée vers les processus organisationnels. Elle observe la façon dont chaque négociation laisse des traces sur la suivante et dont l’écrit stabilise chaque étape, autrement dit le rapport co-constitutif entre texte écrit (les contrats) et négociation orale auquel nous reviendrons avec l’Ecole de Montréal. Mais toujours dans une perspective critique, une conception stratégique et dialectique de l’action domine, exacerbée par l’objet : l’organisation est appréhendée comme le produit de forces en opposition, là où une approche institutionnelle telle que nous l’entendons mettrait l’accent sur la coopération comme phénomène émergent.

Rick Iedema développe une démarche qui le distingue dans le champ du discours organisationnel. Il mobilise dans ses travaux empiriques des données naturelles d’interaction au motif de ne pas réduire la complexité de ce qui s’y passe, défendant une approche du discours qui n’exclue aucune source de signification imaginable en situation [Iedema, 2007]. Sans pour autant s’associer aux approches foucaldiennes du discours comme régime de véridiction, il adopte une perspective critique qui voit l’organisation comme agrégation de forces contradictoires portées par des acteurs en concurrence dont l’action est stratégique. Mais par leur empirie, ces travaux contribuent de manière unique au champ du discours organisationnel en montrant comment les textes organisationnels sont enactés. Ils captent les moments de bricolage inhérents à la pratique que les formes d’empirie conventionnelles outrepassent.

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Par exemple, en s’intéressant à l’évolution de la gouvernance hospitalière qui amène les médecins à occuper des fonctions managériales [Iedema et al., 2004], les auteurs se focalisent sur la façon dont le médecin-manager en réunion avec ses équipes maintient dans son discours l’équilibre entre orientations médicale et managériale, et inversement comment son discours montre et configure la tension inhérente à sa position à la frontière entre plusieurs logiques en tension. Les extraits de réunion sont tenus pour illustrer le point de rencontre entre ces tensions, la marge de manœuvre disponible aux acteurs et comment ils s’en arrangent. L’analyse dégage trois formats discursifs par lesquels le médecin articule différemment les répertoires à sa disposition dans un phénomène d’hétéroglossie : le discours pratique engagé (engaged practice talk), le discours de l’image publique (public image talk) et le discours de la réponse pondérée (considered response talk).

Mais la démarche présuppose la complexité de la situation plutôt qu’elle ne la capture dans le détail : limitées aux énoncés langagiers, les transcriptions ne sont pas mobilisées à des fins d’analyse interactionnelle. La focalisation sur l’action individuelle du médecin, appréhendée sous un aspect stratégique, ne permet pas de tenir compte des interactions avec son environnement au sens large et de l’évolution de la situation. L’effort à tenir compte du contexte d’énonciation est affaibli car déployé dans une perspective diachronique entre l’acteur et l’environnement : le matériau est analysé en tant que contenu discursif produit dans une situation préalablement définie. De même, les différents registres discursifs apparaissent comme des ressources déjà disponibles dont le locuteur se saisit pour naviguer entre les contraintes. La tension, légitime, entre émergence et mobilisation de ressources apparaît au détriment du caractère émergent de l’action que les auteurs ne cessent de pointer mais que le procédé catégorisant rapporte au final à des ressources disponibles. Une lecture moins critique de la situation permettrait d’analyser la créativité de l’acteur à l’œuvre dans la composition d’un rôle complexe plutôt que dans une lutte pour tenir ensemble des logiques contradictoires. Ces travaux nous renseignent donc non sur ce qui se passe dans l’interaction mais sur ce qui est dit ou fait dans une situation présentée comme acquise.

Par ailleurs, la perspective critique semble orienter les questions de recherche à l’exclusion des enjeux pertinents pour les acteurs, comme le montre en particulier un autre article, reposant celui-ci sur des extraits de réunion entre des travailleurs d’usine et la personne en charge d’implémenter de nouvelles méthodes managériales. L’écart y est frappant entre le cadrage proposé et ce que la lecture des extraits suscite. L’argument principal consiste en effet à proposer la notion d’observation (observance) comme posture intermédiaire entre résistance et soumission de la part des travailleurs, grille de lecture

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typiquement foucaldienne, alors que la transcription de l’interaction évoque davantage le format institutionnel typique de conduite de réunion et la production interactionnelle des droits et obligations entre employés et animatrice [Iedema et al., 2006].

Pour résumer, le travail de Rick Iedema fait figure d’exception dans l’analyse du discours interactionnel et apporte une texture à des analyses souvent dématérialisées et spéculatives. Sa démarche emprunte pour autant très peu à l’ethnométhodologie, encore moins à l’analyse de conversation dont aucun travail n’est jamais mentionné, à juste titre : l’analyse des données naturelles est menée à l’aune d’une question de recherche préalable et construite à partir des problématiques propres à la recherche sur les organisations ou à la perspective critique, sans attention particulière pour ce qui est pertinent pour les acteurs en situation.

A visée moins théorique que pratique, s’éloignant par conséquent de la conception intellectualiste de l’action comme réalisation d’une intention, différentes approches par les interactions existent qui abordent l’action sous son angle collaboratif. Gail T. Fairhurst s’est intéressée à l’ensemble des travaux portant sur l’analyse de l’interaction organisationnelle qu’elle situe à mi-chemin entre l’analyse des formations discursives – qui comprend les travaux traités plus haut – et celle des « microprocessus textuels », auxquels elle inclut l’analyse de conversation [Fairhurst, 2004]. Les travaux en analyse de l’interaction organisationnelle forment un ensemble hétéroclite, et beaucoup ne traitent pas de la constitution discursive des organisations, à l’instar des Computer Supported Collaborative Work (CSCW) dont l’approche par les sciences sociales vise avant tout à améliorer la conception technologique. Retenons seulement une remarque de l’auteur quant à la capacité d’une recherche à satisfaire les objectifs de la recherche sur les organisations :

“‘Organizing’ can always take place in the absence of ‘organization’, i.e. an entity with formal properties. […] A focus on the organizing properties of language represents a historical breakthrough in changing positivist reifications of the organization, but identifying organizational language patterns is simply not enough to scale up to ‘organization’.” [Fairhurst, 2004: 348]

Ce constat repose sur au moins deux présupposés qui méritent une inspection approfondie. D’une part il implique que les interactions ne se déroulent pas nécessairement en situation institutionnelle, ou que les organisations sont une forme supérieure d’institution dans laquelle les formats interactionnels sont par nature différents de ceux qui apparaissent dans les autres situations institutionnelles, telles la famille ou la relation de service. Mais surtout, il

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y a pour Fairhurst un pas à franchir entre rendre compte des processus observables d’organizing et rendre compte de l’organisation comme entité, qui se trouve un niveau au- dessus de l’organisation locale de l’interaction. Si les processus sont reconnus comme semblables d’une forme d’institution à une autre, un écart est tenu pour acquis entre cadrage organisationnel du langage et émergence de l’organisation comme entité. La notion de macro- acteur et le partage entre micro et macro font un retour en force malgré l’affiliation déclarée aux principes de l’ANT. Ces questions restent ouvertes au sein des MOS, et devront être abordées dans le cadre de cette recherche.

Dans l’ensemble, l’apport des travaux en analyse du discours organisationnel à une approche processuelle des organisations est limité par l’omniprésence d’un présupposé mentaliste qui dissocie cognition et action dans le discours. Appréhendées comme des manifestations d’intentions, les unités textuelles accomplissent un type d’action qui relève de la mobilisation d’un contenu cognitif. L’organisation comme processus émergent reste par conséquent une déclaration de principe : le cadre organisationnel n’étant évidemment pas enacté explicitement par les acteurs, il devient trop vite un implicite pour le chercheur qui ne s’attache plus à le démontrer. Or c’est seulement en analysant le discours (ou le « coup » interactionnel) comme action en soi, irréductible à son intention préalable ou à son contenu sémantique, dans sa dimension indexicale, prospective et rétrospective, qui permet de voir la part organisationnelle parmi les différentes actions accomplies. Ce n’est en somme qu’en considérant l’action et la cognition comme ne faisant qu’un qu’il est possible de penser ensemble production de connaissance et enactment de l’organisation comme ordre social. Autrement dit, puisque le langage et l’action sociale sont pensés séparément, le rapport structure – agentivité n’est pas appréhendé de manière aussi symétrique que le défend, entre autres, la théorie de la structuration d’Anthony Giddens.

Là où une conception émergente prend les énoncés langagiers tels qu’ils apparaissent et dans ce qu’ils font, l’ODA prend le discours pour révélateur d’une réalité ou d’un ordre sous-jacent (“the stuff beyond the text functioning as a powerful ordering force” [Alvesson & Kärreman, 2000a : 1127]). Lorsque ces auteurs synthétisent l’existant dans le domaine [Alvesson & Kärreman, 2000a ; 2000b ; 2011], ils invitent systématiquement à spécifier le niveau visé par une recherche – micro, méso ou macro – montrant que la pleine mesure du monde social plat au fondement d’une approche émergente n’est pas prise. L’idée domine que les phénomènes langagiers auxquels s’intéresse l’analyse de conversation sont l’expression au niveau micro de phénomènes macro.

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Pour conclure quant à cet ensemble, soulignons que les chercheurs en analyse du discours organisationnel s’accordent à considérer que leur défi essentiel reste de combler le fossé entre micro et macro [Putnam & Cooren, 2004, Hardy, 2004], relier ce qui peut être observé ici et maintenant à quelque chose explicitement considéré comme hors de portée, intangible. Les réponses proposées font écho à des questionnements que l’on trouve dans la plupart des théories sociologiques, à l’instar de la notion d’intertextualité ou d’interdiscursivité : pour rendre compte de phénomènes organisationnels à partir d’une unité textuelle, il conviendrait de l’analyser en tant qu’elle s’inscrit dans un ensemble de textes qu’elle vient également actualiser. Philips et al. suggèrent par exemple de suivre la trajectoire des textes, d’où ils émanent, comment ils sont utilisés et quelles connexions sont établies entre eux, mais ils ne démontrent pas la faisabilité de leur démarche [Philips et al., 2004].

Il est parfois fait appel à la notion de contexte, généralement associée aux connaissances de sens commun qui doivent être mieux incluses à l’analyse de la situation ou du texte. Sans revenir sur la critique essentielle apportée par l’analyse de conversation à cette approche qui considère que le contexte précède l’action qui vient s’y dérouler, on constate là encore qu’aucune méthode systématique n’est proposée. Enfin certains auteurs associent l’écart entre micro et macro à celui entre matériau brut et résultats scientifiques [Alvesson & Kärreman, 2000b] : ils assimilent la rupture épistémologique à une prise de distance avec l’expérience vécue dont seul serait capable le chercheur, rappelant ainsi le cultural dope de Garfinkel incapable d’investir et de restituer lui-même la signification sociale de l’action. Cette conception de la science les amène à proposer d’intégrer à l’analyse non seulement les connaissances de sens commun nécessaires, mais également le travail d’interprétation du chercheur, seul à même de donner un sens social à l’action. Ainsi ils associent la perspective macro à un supplément d’interprétation indispensable pour inclure les différents niveaux et conférer à une recherche située une portée macro. Comme nous nous apprêtons à le voir avec l’Ecole de Montréal qui s’est considérablement dévouée à combler le fossé entre micro et macro, divers concepts sont proposés qui comprennent un travail interprétatif au cœur de la discussion que nous en ferons.

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