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CHAPITRE 2 – LE QUOI DE L’ORGANISATION DANS LES INTERACTIONS INCORPOREES ET MATERIELLES

A- ETHNOMETHODOLOGIE ET SOCIOLOGIES

1) L’analyse de conversation

A côté de l’entreprise de respécification qui vise, nous l’avons dit, à déployer et expliciter des ethnométhodes propres à un conspicuous setting, une autre façon d’enquêter en ethnométhodologue a été développé par la discipline de l’analyse de conversation (AC) [Ten Have, 2002]. Elle émerge au fil des travaux mêmes de Garfinkel et prend corps dans les années 1960 et 1970 avec les Lectures on Conversation de Harvey Sacks, étudiant de Garfinkel. Il s’agit de rendre visible l’organisation endogène de la conversation, la façon dont les participants s’orientent vers des normes, attentes, droits et obligations, affiliation, activités associées à des catégories de membres. Les membres mobilisent et maîtrisent des procédés non remarqués et spontanés : la notion ethnométhodologique de membre est en effet essentiellement fondée sur la maîtrise du langage naturel.

On analyse des conversations enregistrées, ce qui permet une double précaution méthodologique – répétons-le, pour éviter de forcer le matériau sous l’effet de la théorie – : les résultats peuvent être mis à l’épreuve d’écoutes répétées d’une part, d’une communauté d’analystes d’autre part.

La discipline se formalise avec le modèle systématique d’allocation des tours de parole et les règles constitutives de la conversation, formulés dans l’article fondateur de Sacks, Schegloff et Jefferson [Sacks et al, 1974]. Cette voie sera privilégiée après Sacks : mettre au premier plan, par rapport au travail analytique, l’opération de reconstruction et la formation de concepts ou patterns généraux. Le travail de reconstruction des données constitue un deuxième objectif, en supplément de l’entreprise de respécification propre aux études ethnométhodologiques. C’est cette pratique dont la compatibilité avec l’EM est contestée par de nombreux ethnométhodologues : pour Clayman, l’AC diffère quant à sa substance, sa méthode et son objectif analytique [Clayman, 1995].

L’analyse systématique de collections permet à la fois de dégager des modèles récurrents, de collectiviser les collections et de cumuler les résultats. A titre indicatif, nous

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proposons une revue sélective de ses principales questions de recherche : Les ouvertures et les clôtures des interactions9 ; des procédés ou constructions sémantiques : la résolution des chevauchements [Jefferson, 1973], la production de plusieurs tours de parole consécutifs sous forme de discours ou narrations [Schegloff, 1979], le travail de préface [Jefferson, 1978], les réparations [Schegloff et al., 1977 ; Hayashi et al., 2013], la formation des clauses syntaxiques, ou élaboration collaborative des tours de parole [Lerner, 1996] ; des thèmes : à partir de la notion de préférence, l’acceptation d’une invitation plutôt que son refus par exemple [Pomerantz, 1984], en 2nde position : les marqueurs d’alignement, de désalignement, d’affiliation, d’évitement, par lesquels un interlocuteur manifeste différents degrés d’adhésion à l’action initiée par un premier locuteur [Pomerantz, 1984 ; Drew, 1997], la topicalité [Button & Casey, 1984 ; de Fornel, 1988 ; Berthoux & Mondada, 1995], la référence aux personnes [Sacks & Schegloff, 1979 ; Schegloff, 1996], la formation des questions et les séquences questions – réponses [Heritage, 2002 ; Raymond, 2003], les droits et l’autorité déontiques [Stivers, 2005 ; Heinemann, 2006 ; Stevanovic & Peräkylä, 2012], la prise de décision [Stevanovic, 2012], les territoires et dynamiques épistémiques [Pomerantz, 1980 ; Heritage, 2012] ; récemment les émotions [Peräkylä & Sorjonen, 2012] ou l’articulation entre la morale et la connaissance [Stivers et al., 2011].

L’analyse de conversation institutionnelle

Esquissée dès les débuts de la discipline, l’AC institutionnelle propose de prendre appui sur la machinerie de la conversation ordinaire pour montrer la production de l’institution par le langage [Boden & Zimmermann, 1981], mettre au jour les procédés et cadres inférentiels spécifiques à une activité et à son institution [Arminen, 2005 ; Drew & Heritage, 1992]. Elle part de l’idée que les tâches et rôles institutionnels réduisent l’éventail des conduites que l’on trouve de manière générique dans la conversation ordinaire. L’institution se manifeste à travers une série de caractéristiques formelles : 1) l’organisation des prises de tour ; 2) l’organisation structurelle de l’interaction dans son ensemble ; 3) l’organisation séquentielle ; 4) la formation des tours (turn design) ; 5) le vocabulaire ; 6) différentes formes d’asymétrie, notamment épistémique [Heritage & Clayman, 2010].

Les travaux les plus représentatifs de l’AC institutionnelle canonique sont anciens, le courant s’étant depuis divisé en différentes spécialités. Parmi les principales activités étudiées figurent les appels d’urgence [Sacks, 1992 ; Whalen & Zimmermann, 1987] ; les interviews

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Pour les références, voir les Chapitre 3 et 4 consacrés aux ouvertures et aux clôtures des visites dans les bureaux.

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journalistiques et débats politiques [Greatbatch, 1986 ; Clayman, 1988] ; les réunions [Cuff & Sharrock, 1985] ; les entretiens d’embauche [Komter, 1986 ; Button, 1992] ; les procès en justice [Atkinson & Drew, 1979] et délibérations de jury [Garfinkel, 1967 ; Maynard & Manzo, 1993] ; les salles de classes [McHoul, 1978 ; Mehan, 1979] ; la psychothérapie [Peräkylä, 1998, 2012] ; ou encore les consultations médicales [Meehan, 1981 ; Bergman, 1992].

L’AC ordinaire a donc produit un important socle de connaissances, tour à tour ou en même temps des résultats sur un milieu en particulier et des outils transposables d’un milieu à l’autre, et dans des perspectives différentes comme en témoigne la spécialisation de l’AC institutionnelle. Avant de poursuivre sur les prolongements de ces travaux avec l’usage de la vidéo, nous allons voir que les interactions en coprésence sont auparavant et parallèlement devenues un objet d’étude, d’abord dans un cadre théorique, du côté de la sociologie, peu compatibles avec celui de l’ethnométhodologie.

Les interactions en coprésence en sociologie

Le fonctionnalisme et l’interactionnisme symbolique s’intéressent à la manifesteté de l’ordre social dans l’interaction [Goffman, 1963]. Inspiré par la kinésique de Birdswhistell [Birdswhistell, 1952] et par la psychologie de Bateson, dont proviennent sa conception de la contextualisation et des cadres, Erving Goffman fait des interactions de la vie quotidienne un objet d’étude sociologique de plein droit. Il invite les corps et les conduites dans la reproduction de l’ordre social en s’intéressant aux normes que ceux-ci véhiculent [Goffman, 1974]. Filant la métaphore théâtrale, il produit à partir d’histoires rapportées dans des articles de journaux ou de scènes de vie quotidienne remémorées des concepts forts, opératoires et largement mobilisés : l’arrière-scène et l’avant-scène (backstage et frontstage), les cadres de participation, les canaux secondaires, de dissimulation, de distraction, le travail de face, l’embarras, l’effondrement (flooding-out), et plus encore. Mais il n’en montre pas la constitution en situation, ce n’est pas la production de sens dans l’interaction qui l’intéresse : l’intersubjectivité est secondaire, le social succède au mental. En outre ces concepts sont d’une telle force qu’ils sont parfois utilisés à tort, non plus de manière heuristique après l’analyse mais pour contraindre le matériau pendant l’analyse.

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De l’ethnographie de la communication à l’analyse de contexte : l’utilisation de la vidéo

A rebours de Goffman, les linguistes, sous l’influence de l’AC notamment, se tournent à la même période vers l’analyse de données naturelles. Notons qu’entre EM et AC, mais aussi au sein de la seconde, l’utilisation d’enregistrements ne résout pas la question de savoir ce qui est une donnée contrainte ou une donnée naturelle, dans la mesure où le chercheurs produit nécessairement des artefacts, à commencer par des transcriptions écrites. L’ethnographie de la communication, issue de la sociolinguistique et de la dialectologie, cherche à articuler le langage verbal à d’autres signaux en situation d’énonciation pour mieux comprendre la façon dont les phénomènes d’indexicalité permettent la compréhension en interaction, en particulier avec le concept d’indice de contextualisation (contextualisation cue) [Gumperz, 1992]. Cette période est marqué par de nombreux travaux théoriques et empiriques autour de la notion de contexte du côté des disciplines linguistiques, de la métapragmatique, de la théorie de la pertinence. En empruntant les méthodes de l’AC, l’anthropologie linguistique tire l’analyse des interactions vers les problématiques des sciences sociales [Hymes & Gumperz, 1972 ; Gumperz, 1992 ; de Fornel & Léon, 2000].

Autre partie prenante du courant d’analyse de contexte des années 1970 qui va de Bateson à Goffman en passant par Gumperz, Adam Kendon adopte tout comme Goffman un regard anthropologique sur sa propre société, la classe moyenne new-yorkaise. Mais il marque aussi un tournant dans l’étude des interactions en étudiant les conduites corporelles à partir d’enregistrements vidéo d’interactions spontanées. Pour montrer l’organisation endogène des interactions à travers leurs régularités, Kendon et Ferber analysent systématiquement les salutations entre participants à une réception d’anniversaire en plein air [Kendon & Ferber, 1973]. Kendon montre en outre que des conversants élaborent ensemble leurs orientations corporelles dans un agencement qui contribue à rendre pertinente leur interaction, une F- formation [Kendon, 1976]. Il étudiera également les séquences d’embrassade entre amants dans un lieu public [Kendon, 1990], avant de s’orienter vers l’étude des gestes et d’y développer une perspective comparative [Kendon, 1983 ; 2004].

Aux côtés d’autres courants de sciences humaines et sociales qui s’intéressent aux interactions, l’AC se développe et élabore des outils pour prendre en compte des aspects de plus en plus nombreux de l’interaction en co-présence. Dans les paragraphes qui suivent, nous présentons un ensemble de travaux étudiant les interactions à partir de matériau vidéo, sans prétention à l’exhaustivité et en les distinguant à des fins explicatives seulement.

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