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Chapitre 5 : Critique de la gouvernance multi-niveaux

5.3. Deux types de gouvernance multi-niveaux

Comme nous l’avons expliqué plus amplement dans le premier chapitre, la perspective de cette thèse s’inscrit dans le sillage de la démocratie participative et délibérative qui est plus exigeante sur le plan éthique que le paradigme de la gouvernance qui renvoie plutôt à un modèle managérial de la participation citoyenne242. Or, comment cette vision démocratique peut-elle se matérialiser dans le cadre des métropoles où une multiplicité d’acteurs sociaux, économiques et politiques s’enchevêtrent à l’intérieur de relations institutionnelles à différents niveaux ? Avant d’examiner plus précisément les modalités d’une décentralisation réussie, regardons tout d’abord une analyse plus systématique de Hooge et Marks qui distinguent deux types de gouvernance multi-niveaux en posant une série de questions concernant l’imbrication de multiples juridictions243.

Par exemple, les juridictions devraient-elles être créées autour de communautés particulières, ou plutôt en fonction de problèmes précis ? Devraient-elles regrouper plusieurs compétences, ou être fonctionnellement spécifiques ? Devrait-on limiter le nombre de juridictions, ou les laisser proliférer ? Enfin, devraient-elles être conçues pour

241 Maarten Hajer, « Policy without polity? Policy analysis and the institutional void », Policy Sciences, vol. 36, p. 175.

242 Marie-Hélène Bacqué et al., « La démocratie participative, modèles et enjeux », op. cit., p.294.

243 Liesbet Hooghe, Gary Marks, « Unravelling the Central State, but How ? Types of Multi-level Governance », American Political Science Review, vol. 97, 2003, p. 233-243.

durer, ou bien rester fluides ? Hooge et Marks prennent ces questions comme points de départ pour construire des idéaux-types cohérents permettant de départager deux logiques distinctes au sein de la littérature sur la gouvernance.

Figure 5 : Types de gouvernance multi-niveaux244

Type I Type II

General-purpose jurisdictions Task-specific jurisdictions

Nonintersecting membership Intersecting membership

Jurisdictions at a limited number of levels No limit to the number of jurisdictional

levels

Systemwide architecture Flexible design

De son côté, le type I renvoie moins au paradigme de la gouvernance qu’à la tradition fédéraliste que nous allons approfondir dans la prochaine section. Les pouvoirs sont distribués à différents niveaux et chaque palier de gouvernement rassemble un paquet de compétences permettant de remplir des objectifs généraux. Le membrariat de chaque niveau est bien délimité par des critères précis (chaque individu étant membre d’une seule juridiction à une échelle donnée), selon une logique territoriale ou encore socioculturelle (comme dans le modèle des démocraties consociationalistes)245. Le faible nombre de paliers permet de distinguer clairement les relations intergouvernementales ; les juridictions sont intégrées dans un système institutionnel relativement stable et rigide, et les réformes sont plutôt rares et coûteuses. Nous avons ainsi affaire à des juridictions emboîtées à la manière de poupées russes.

À l’inverse, le type II de gouvernance multi-niveaux implique des juridictions indépendantes, multiples, superposées et conçues pour répondre à des tâches spécifiques. Ce modèle est largement répandu au niveau local, notamment en Suisse où se trouvent des

Zweckverbände, soit des associations fonctionnelles intercommunales qui produisent des

services locaux et biens publics spécifiques relatifs à l’eau, l’électricité, l’éclairage,

244 Ibid., p. 236.

245 Arend Lijphart, Democracy in Plural Societies: A Comparative Exploration, Yale University Press, New Haven, 1977.

l’éducation, les services de garde, etc.246

Pour reprendre une analogie de Vincent et Elinor Ostrom : « Each citizen […] is served not by « the » government, but by a variety of different public service industries. […] We can think of the public sector as being composed of many public service industries including the police industry, the fire protection industry, the welfare industry, the health service industry, the transportation industry, and so on. »247

Contrairement au modèle hiérarchique des juridictions emboîtées du type I, Frey et Eichenbergen utilisent l’acronyme FOCJ (functional, overlapping and competitng

jurisdictions) pour décrire cette forme de gouvernance multi-niveaux où les juridictions

coexistent dans un même espace à la manière d’un « panier » de services publics248. Ce modèle polycentrique n’est pas sans rappeler la forme matérielle de la métropolisation décrite plus tôt, d’autant plus que la gouvernance polycentrique est souvent utilisée comme synonyme de gouvernance métropolitaine249. Il n’est donc pas surprenant qu’un processus

dynamique aux frontières floues amène une prolifération de juridictions. Celles-ci émergent par un design flexible au gré des enjeux soulevés et des problèmes à résoudre dans des circonstances données.

Une fois cette distinction posée, quels sont les avantages et les inconvénients de chaque type de gouvernance multi-niveaux d’un strict point de vue fonctionnel ? Nous ne faisons pas référence ici aux principes d’équité ou de légitimité, mais à l’efficience comparative de ces deux systèmes politiques. Si le principal bénéfice d’un système institutionnel déployé à plusieurs échelles réside dans sa flexibilité, le principal inconvénient est sans doute les coûts de transactions nécessaires à la coordination de multiples juridictions. Hooghe et Marks évoquent ainsi le « dilemme de coordination » qui peut être défini comme suit : dans la mesure où les politiques d’une juridiction peut avoir des conséquences indirectes

246 Bruno Frey, Reiner Eichenberger, The New Democratic Federalism for Europe. Functional, Overlapping

and Competing Jurisdictions, Edward Elgar, Cheltenham, 1999.

247 Vincent Ostrom, Elinor Ostrom, « Public Goods and Public Choices », dans Michael McGinnis (dir.),

Polycentricity and Local Public Economies. Readings from the Workshop in Political Theory and Policy Analysis, University of Michican Press, Ann Arbor, 1999, p. 88-89.

248 Bruno Frey, Reiner Eichenberger, The New Democratic Federalism for Europe. Functional, Overlapping

and Competing Jurisdictions, op. cit.

249 Daniel Kübler, Michael A. Pagano, « Urban Politics as Multilevel Analysis », dans Karen Mossberger et al., The Oxford Handbook of Urban Politics, op. cit., p. 114-129

(externalités positives ou négatives) sur d’autres juridictions, alors une coordination est nécessaire pour éviter des résultats sociaux indésirables250. Cela représente un problème de coordination de deuxième ordre, car il implique la coordination d’institutions dont la fonction première est de coordonner les activités humaines. Par exemple, nous pouvons penser à un centre de coordination des dispositifs d’urbanisme participatif qui aurait pour fonction d’éviter les discordances entre différents plans d’aménagement sur un même territoire urbain.

Évidemment, plus le nombre de juridictions augmente, plus les coûts de coordination de second ordre augmentent de manière exponentielle. Fritz Scharpf formule cette relation par une formule relativement simple : « as the number of affected parties increases […] negociated solutions incur exponentially rising and eventually prohibitive transaction costs »251. Comment la coordination multi-niveaux peut-elle résoudre ce dilemme de coordination ? La première stratégie, préconisée par le type I, consiste à réduire le nombre d’acteurs autonomes ou d’institutions, en regroupant les compétences au sein de juridictions bien délimitées. L’autorité publique est ainsi distribuée à différentes échelles de façon claire à l’intérieur d’un système structuré. La deuxième stratégie, préconisée par le type II de gouvernance multi-niveaux, vise à réduire les interactions entre les acteurs en découpant les compétences en unités fonctionnelles distinctes, de sorte que plusieurs juridictions puissent coexister en offrant des services différents et complémentaires. Nous avons donc affaire à deux logiques distinctes pour résoudre le dilemme de coordination : la différenciation territoriale et la différenciation fonctionnelle.

Par ailleurs, Hooghes et Marks soulignent que les deux modèles de gouvernance multi- niveaux ne représentent pas simplement des moyens techniques différents pour parvenir à une même fin, car ils supposent deux conceptions très différentes de la communauté. Dans le premier cas, les juridictions de type I font appel aux communautés environnantes (territoriales ou culturelles), lesquelles s’inscrivent dans une perspective d’auto-

250 Liesbet Hooghe, Gary Marks, « Unravelling the Central State, but How ? Types of Multi-level Governance », op. cit., p. 239.

251 Fritz Scharpf, Games Real Actors Play : Actor-Centered Institutionalism in Policy Research, Westview Press, Boulder, 1997, p. 70.

gouvernement. Les juridictions constituent des lieux de délibération et d’affrontement entre différentes valeurs et conceptions du bien commun, et elles ne sont pas simplement l’objet d’une évaluation de l’efficience comparative dans l’octroi de services publics entre différentes entités en compétition252. Selon la terminologie de Hirschman, cette logique favorise la voix (voice) en permettant à ses membres de faire entendre leur avis lorsqu’ils sont en désaccord avec le gouvernement. À l’inverse, l’option de sortie (exit) est plus coûteuse en cas d’insatisfaction, car elle nécessite un déménagement vers d’autres municipalités, régions ou pays selon les circonstances253.

À l’inverse, les juridictions de type II sont davantage des organisations souples formées autour d’enjeux spécifiques, comme la gestion de ressources communes, de services urbains, de collecte de déchets dangereux, etc. Ils s’agit moins de communautés de destin que des associations volontaires. Le membrariat reste extrinsèque, c’est-à-dire que les individus peuvent devenir membres de différentes organisations au gré de leurs besoins et désirs. Il n’est donc pas étonnant que l’option de sortie soit favorisée dans ce genre de système, car les différentes juridictions forment un « marché » de biens publics offerts à différents prix afin de mieux correspondre aux préférences variées des citoyens- consommateurs. Cette conception n’est pas sans rappeler la théorie du choix public et le fameux modèle de Tiebout qui mettent de l’avant les avantages de la fragmentation institutionnelle et de la compétition entre municipalités, les individus ayant toujours la possibilité de « voter avec leurs pieds »254.

Cette distinction entre deux types de gouvernance multi-niveaux étant posée, faut-il privilégier un modèle plutôt que l’autre, ou bien miser sur une combinaison des deux ? Hooghe et Marks soulignent qu’il s’agit en fait de deux façons bien différentes d’organiser la vie politique : la première perspective représente le point de vue des membres et de la communauté territoriale, alors que la deuxième exprime le point de vue des tâches

252 Liesbet Hooghe, Gary Marks, « Unravelling the Central State, but How ? Types of Multi-level Governance », op. cit., p. 240

253 Albert O. Hirschman, Exit, Voice, and Loyalty. Responses to Decline in Firms, Organizations, and States, Harvard University Press, Cambridge, 1970.

254 Charles M. Tiebout, « A Pure Theory of Local Expanditures », Journal of Political Economy, vol. 44, 1956, p. 416-424.

spécifiques et des problèmes particuliers à résoudre255. Cette différence évoque à son tour le

débat classique entourant l’organisation optimale des métropoles, qui oppose d’une part les adeptes de la consolidation et d’un gouvernement métropolitain (communauté territoriale forte), et d’autre part les partisans de la fragmentation et de la décentralisation (choix public, problem solving). Alors que les premiers font valoir les économies d’échelle et une répartition plus juste des charges et des bénéfices entre différentes municipalités (efficience et équité), les seconds mettent de l’avant les vertus de la compétition et du choix qui permettent une plus grande liberté, davantage de diversité et une meilleure allocation des ressources en fonction des préférences des individus256.