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Chapitre 7 : Qu’est-ce qu’un quartier ?

7.3. Redéfinir les frontières ?

Si nous avons pu déterminer une grandeur approximative concernant l’échelle du conseil de quartier, devrait-on se contenter des frontières administratives déjà existantes dans les grandes villes, ou plutôt les réformer ? S’il faut les modifier, comment doit-on procéder ? Par une délibération démocratique des membres de chaque quartier, ou par une décision de l’État ou du gouvernement métropolitain ? Nous entrons ainsi dans le deuxième volet du défi des frontières « justes », touchant aux questions de justice sociale et de légitimité politique.

369 Ibid., p. 51.

Tout d’abord, les frontières des juridictions locales actuelles pourraient être préservées pour des raisons pragmatiques. Il s’agirait alors de transformer les conseils d’arrondissement représentatifs en conseils de quartier(s) participatifs sans modifier le découpage de la ville, ce qui éviterait sans doute plusieurs débats politiques potentiellement houleux. En effet, la question des fusions et défusions municipales entraînent souvent de graves conflits sociaux et d’importants problèmes de légitimité démocratique, comme dans le cas des fusions municipales forcées entreprises par le gouvernement du Québec à l’aube des années 2000371. Parfois, il est possible que les frontières des quartiers ou des arrondissements permettent déjà une participation citoyenne optimale dans certaines villes, alors que d’autres se verraient obligées de procéder à un redécoupage territorial. Il semble donc difficile, voire inutile et même puérile, de déterminer les frontières exactes des juridictions locales des villes en général, par le biais d’une réflexion abstraite ou hors sol.

Disons simplement que si les limites administratives actuelles d’une ville permettent déjà un niveau suffisant de participation citoyenne, n’occasionnent pas de problèmes majeurs sur le plan de l’efficacité de l’action publique, et ne suscitent pas de débats importants relatifs à la légitimité historique des frontières, il n’est pas nécessaire ni même souhaitable de réformer les frontières territoriales des juridictions locales. S’il s’avère préférable d’opérer un changement pour une ou plusieurs raisons justifiées (favoriser la participation et la décentralisation, améliorer l’efficacité dans l’offre de services, harmoniser les frontières pour qu’elles correspondent davantage à la réalité vécue des habitants ou aux enjeux socioéconomiques des quartiers), alors nous devons réfléchir en termes de justice procédurale pour déterminer le processus permettant d’effectuer un redécoupage qui soit à la fois équitable, légitime et fonctionnel.

De prime abord, les limites du quartier ne peuvent pas être simplement décidées par une agrégation des conceptions individuelles concernant l’étendue du quartier, car celles-ci sont extrêmement variables et ne peuvent donner une consistance suffisante à une institution politique. Autrement dit, il serait absurde de procéder simplement par référendum pour

371 Pour un récit historique et une critique féroce de la fusion municipale sur l’île de Montréal, voir Peter Trent, La folie des grandeurs, Fusions et défusions sur l’île de Montréal, Septentrion, Québec, 2012.

déterminer les frontières d’un quartier, parce qu’une telle procédure amènerait plusieurs problèmes tant sur le plan technique que normatif. Ainsi, quoi faire si les habitants de différents secteurs de la ville ne s’entendent pas entre eux sur la délimitation des frontières contiguës de leurs quartiers respectifs ? Par ailleurs, serait-il juste que les individus plus privilégiés d’une juridiction locale décident d’exclure délibérément un secteur plus pauvre de leur quartier pour ne pas avoir à payer certains services publics pour les habitants moins favorisés ?

Nous avons ici affaire à un problème « méta-politique » qui renvoie à la délimitation des frontières du « démos », c’est-à-dire des membres de la communauté politique qui peuvent légitimement formuler des revendications auprès de leurs institutions. Nancy Fraser souligne divers problèmes liés au « déni de représentation » qui peut constituer une injustice grave pour les individus qui se verraient empêcher d’influencer les décisions qui affectent leur vie. Elle distingue trois niveaux d’injustice politique. Le premier renvoie aux problèmes de représentation à l’intérieur du cadre établi, qui empêchent certains individus déjà inclus dans une communauté politique de faire entendre leur voix. « Dans la mesure où les règles de décision politique dénient à tort à certains individus inclus l’opportunité de participer pleinement en tant que pairs, il y a injustice politique ordinaire. »372 Fraser mentionne notamment les problèmes liés au processus électoral (modes de scrutin dysfonctionnels), ou à la sous-représentation des femmes dans la prise de parole et les postes de pouvoir pour mettre en évidence les dénis de représentation qui persistent malgré l’égalité politique formelle des démocraties libérales.

Mais il y a un second niveau de déni de représentation plus profond qui renvoie aux démarcations de la communauté politique, c’est-à-dire aux formes d’inclusion et d’exclusion qui définissent la participation à la vie commune. Cette situation amène parfois des problèmes de « malcadrage », où certaines personnes sont privées à tort de la possibilité de participer aux décisions qui les touchent personnellement.

372 Nancy Fraser, « Le cadre de la justice dans un monde globalisé », dans Nancy Fraser, Le féminisme en

Lorsque des questions de justice sont cadrées d’une manière qui empêche à tort toute considération de certains individus, il se produit une sorte de méta- injustice : ceux-ci se voient dénier la possibilité de formuler des exigences de justice de premier ordre dans une communauté politique donnée. L’injustice demeure même lorsque ceux qui sont exclus d’une communauté politique sont inclus dans une autre en tant que sujets de justice, dès lors que l’effet de la démarcation politique est de placer certains aspects de la justice hors de leur portée.373

Nous pouvons prendre l’exemple d’habitants d’un quartier défavorisé qui seraient exclus du processus décisionnel concernant l’emplacement d’un dépotoir ou d’un incinérateur d’un quartier industriel adjacent, lequel aurait de graves impacts sur leur santé et leur qualité de vie. Ce type d’injustices spatiales et environnementales sont courantes, allant même jusqu’à générer des formes de « racisme environnemental » 374 dans certains cas. Or, le principe des intérêts affectés et le principe de subsidiarité pourraient évidemment aider à éviter de telles situations. Par exemple, toutes les personnes et les secteurs de la ville potentiellement impactés par un projet auraient le droit de prendre part aux décisions concernant celui-ci. Ou encore, les lois et régulations environnementales pourraient être déterminées au niveau du gouvernement régional ou de l’État pour éviter le déplacement des externalités négatives entre différentes juridictions.

À ces injustices liées au malcadrage des frontières administratives par rapport aux externalités économiques, sociales et environnementales des activités urbaines, nous pouvons ajouter un troisième niveau lié à l’institution du cadre politique. Fraser définit cette « politique du cadrage » comme l’ensemble des « tentatives d’établir et de consolider, de contester et de réviser la division autoritaire de l’espace politique »375. Si la philosophe remet en question le principe territorial-étatique et préconise un cadrage « postwestphalien » pour tenir compte des injustices systémiques dans un monde globalisé, elle utilise le principe des intérêts affectés comme critère normatif pour déterminer les limites de la communauté politique376. Dans cette perspective, la démocratisation du processus d’institution des frontières du conseil de quartier devrait tenir compte des

373 Ibid., p. 267

374 Razmig Keucheyan, La nature est un champ de bataille. Essai d’écologie politique, La Découverte, Paris, 2014, p.17-74.

375 Nancy Fraser, « Le cadre de la justice dans un monde globalisé », op. cit., p. 270. 376 Ibid., p. 272-273.

personnes affectées par ce découpage territorial et leur donner la possibilité de prendre part aux délibérations et aux décisions qui auront pour effet de les inclure ou de les exclure et cette unité politique. Si nous avons souligné avec Young que l’étendue du gouvernement régional devait correspondre aux obligations de justice entre les individus d’une même agglomération métropolitaine (section 6.3.), nous devons utiliser le même principe pour déterminer le territoire de la juridiction locale. Or, cela ne va pas de soi, car Fraser note que la proximité géographique n’est peut-être pas le meilleur critère pour réaliser cet objectif. « Ce qui transforme une collection d’individus en sujets de justice les uns pour les autres, ce n’est donc pas ici la proximité géographique, mais leur co-implication dans un cadre structurel ou institutionnel commun qui définit les règles de base qui gouvernent leur interaction sociale et transforment de cette manière leurs possibilités respectives de vie en schémas d’avantages et de désavantages. »377

Néanmoins, le propos de Fraser relève d’un niveau de généralité qui concerne les modalités de la « politique du cadrage » à n’importe quelle échelle (locale, régionale, nationale et transnationale). Nous avons mentionné plus tôt avec O’Neill et Young que les externalités et les interactions causales amènent des obligations de justice (principe de connexité), et que le rôle des institutions métropolitaines est de réguler les conséquences indirectes des activités dans une même région urbaine. Or, comme il s’agit ici de déterminer les frontières institutionnelles du quartier visant à gouverner les interactions sociales des habitants de ce lieu, le principe de proximité géographique est éminemment pertinent dans ce cas précis. Le quartier est peut-être même le seul espace politique où la proximité et la spatialité jouent un rôle aussi déterminant sur le plan de la justice sociale, que celle-ci porte sur des questions de redistribution, de reconnaissance ou de représentation. La démocratie de proximité doit donc servir précisément à offrir un espace de délibération et de participation sur les enjeux locaux ayant des incidences morales et politiques. Bref, la « justice locale » est conceptuellement liée au quartier comme espace de proximité.

Avant d’analyser dans la prochaine section les implications politiques du critère de proximité concernant l’allocation des compétences et des pouvoirs du conseil de quartier,

essayons d’abord de résoudre le problème concernant l’établissement des frontières « justes » de ce territoire. Si nous avons évoqué plus haut le caractère problématique d’un référendum portant sur les frontières du quartier, c’est parce que le modèle agrégatif de la démocratie ne semble pas être en mesure, par lui seul, de définir des frontières viables d’une unité politique, car une simple addition des préférences individuelles à géométrie variable portant sur les limites subjectives du quartier ne peut parvenir à un résultat pertinent. Néanmoins, le paradigme de la démocratie délibérative, qui considère que « la délibération publique et libre entre citoyens égaux constitue le fondement de la légitimité politique »378, semble beaucoup plus prometteur pour affiner les perspectives des citoyens et citoyennes et pour dégager une « entente rationnelle » sur des frontières communes. En effet, la rationalité communicationnelle inhérente à la discussion démocratique permet souvent d’arriver à de meilleures décisions tout en apportant une légitimité politique accrue. Comme le résume Bernard Manin, « la décision légitime n’est pas la volonté de

tous, mais celle qui résulte de la délibération de tous »379.

Si nous approfondirons dans le troisième chapitre la nature, les normes, les procédures et les limites de la délibération, il s’agit ici de suggérer une piste de solution pour démocratiser le processus d’institution du cadre politique, c’est-à-dire d’esquisser un processus délibératif et participatif permettant de délimiter des frontières territoriales en cas de besoin. Cette réflexion doit donc moins porter sur le contenu de la « délibération de tous », mais sur la détermination de ce « tous », c’est-à-dire des individus ayant le droit de prendre part aux délibérations concernant les décisions qui les incluront ou non dans une institution politique. En reprenant encore une fois le principe des intérêts affectés, tous les habitants touchés par un redécoupage territorial devraient pouvoir participer au processus menant à cette réforme. Si celle-ci concerne seulement une frontière entre deux quartiers, les résidents de ces deux localités pourraient être intégrés au processus ; dans le cas d’un redécoupage majeur affectant tous les citoyens d’une ville, alors l’ensemble de ceux-ci

378 Charles Girard, Alice Le Goff, « Les théories de la démocratie délibérative », dans Charles Girard, Alice Le Goff (dir.), La démocraite délibérative. Anthologie de textes fondamentaux, Hermann, Paris, 2010, p. 11. 379 Bernard Manin, « Volonté générale ou délibération ? Esquisse d’une théorie de la délibération politique »,

devraient avoir l’opportunité de faire entendre leur voix. Mais comment permettre à tous les membres affectés par une telle décision de participer de manière significative ?

Ce problème méta-politique apparemment complexe peut être résolu grâce à un dispositif participatif relativement simple, soit la consultation publique. Prenons par exemple une situation où un redécoupage territorial suggéré par le maire d’une ville vise à réduire le nombre de conseillers municipaux de 19 à 14, et le nombre d’arrondissements de six à quatre lors des prochaines élections380. Indépendamment des bonnes ou mauvaises raisons sous-jacentes à cette initiative (économies d’argent, centralisation du pouvoir, amélioration de la gouvernance, etc.), est-il légitime que cette décision soit imposée aux citoyens sans que ceux-ci ne soient consultés et aient exprimé leur avis ? Évidemment, une délibération démocratique sur les avantages et les inconvénients d’une telle réforme, ainsi que sur les amendements possibles pour améliorer le découpage, produira sans doute de meilleures décisions tout en augmentant la légitimité de la réforme territoriale. Il ne s’agit pas d’une simple question technique ou administrative, mais bien d’une question politique ayant des conséquences possibles en termes de « déni de représentation » à différents niveaux. Il est donc nécessaire que la réforme ne soit pas décrétée par les élus, mais élaborée conjointement avec l’ensemble des citoyens concernés.

Cela étant dit, est-ce que la décision finale devrait revenir aux élus de la ville, être approuvée par un éventuel gouvernement régional ou national, ou bien être décidée directement par les citoyens ? Comme nous avons montré dans le premier chapitre que la démocratie participative ne se limite pas seulement au mode consultatif mais doit être accompagnée de réels pouvoirs décisionnels permettant aux citoyens d’influencer les décisions qui les concernent, alors ceux-ci devraient être les auteurs ultimes de la décision finale. Or, cela ne nous ramène-t-il pas au problème du référendum et du modèle agrégatif critiqué plus haut ? Pour éviter cette situation, une délibération publique large et significative devrait précéder un vote référendaire visant à trancher la question, et ce pour deux raisons. D’une part, une participation en amont des habitants et une délibération bien

380 Il s’agit d’un cas réel portant sur le redécoupage des arronddisements de la ville de Sherbrooke. Jonathan Custeau, Le redécoupage des arrondissements sera dévoilé le 21 mars, La Tribune, 7 mars 2016.

organisée concernant le découpage territorial pourrait affiner le projet de nouvelles frontières en fonction des suggestions et des besoins des personnes concernées, en augmentant ainsi la crédibilité de la proposition finale. D’autre part, le caractère public du processus participatif et délibératif doit permettre à chacun d’être informé de la nature du projet et des arguments soulevés pour et contre celui-ci, de manière à favoriser la transformation des préférences individuelles en fonction d’une rationalité réflexive, normative et collective.

Si nous pouvons toujours objecter que plusieurs personnes resteront sans doute mal informées et ne suivront pas de près les enjeux politiques locaux, il n’en demeure pas moins qu’une décision aussi importante sur les frontières des institutions locales ne pourrait être réservée aux seuls participants de la consultation publique, ni aux seuls élus. Certains pourront toujours souligner que les représentants ont été élus au suffrage universel et possèdent donc une légitimité politique supérieure, mais il n’en demeure pas moins que les fondements normatifs de la démocratie participative et délibérative ne reposent pas d’abord sur le caractère infaillible du mécanisme électoral, mais sur la délibération et la participation des citoyens à propos des enjeux qui les concernent. De plus, il n’est pas rare que certains élus mettent de l’avant des projets de redécoupage territorial qui les avantagent personnellement sur le plan électoral et politique. Cela leur permet d’augmenter leurs chances d’être réélus ou d’élargir leur sphère d’influence, car le faible nombre d’élus réduit la probabilité de contestation de leurs décisions.

Il n’est pas question ici de faire des procès d’intentions, ni de miser sur la bonne volonté des gouvernants qui reprendront les suggestions et commentaires issus d’une consultation publique, mais de permettre à la délibération publique et la participation démocratique de porter à conséquence. Il s’agit de permettre à chacun d’avoir une influence non seulement sur les décisions particulières qui l’affectent personnellement, mais sur la définition des institutions qui lui permettront de participer politiquement à des décisions communes. C’est pourquoi une consultation publique suivie d’un référendum sur un redécoupage territorial semble la meilleure solution possible pour démocratiser le découpage des frontières du conseil de conseil de quartier lorsque celles-ci nécessitent une révision. Comme le souligne

Fraser, les citoyens doivent pouvoir déterminer eux-mêmes le cadre institutionnel qui leur permettra de se gouverner collectivement. « Faisant valoir leur droit de participer à la constitution du « qui » de la justice, ils s’emploient de fait à démocratiser le processus par lequel les cadres de justice sont établis et révisés. Faisant valoir leur droit de participer à la constitution du « qui » de la justice, ils en transforment simultanément le « comment », c’est-à-dire les procédures légitimes pour déterminer le « qui ». »381

Après avoir établi un ordre grandeur approximatif de la taille des conseils de quartier et une procédure démocratique pour fixer ou réviser leurs frontières en cas de besoin, il nous reste maintenant à préciser le contenu de ces institutions politiques, c’est-à-dire leurs responsabilités, pouvoirs et compétences. Nous revenons ainsi au sujet initial de ce chapitre, soit la décentralisation des pouvoirs et des responsabilités au sein de la métropole.

Chapitre 8 : Le partage des responsabilités