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Chapitre 5 : Critique de la gouvernance multi-niveaux

5.4. Cinq objections à la pseudo-participation

À première vue, la démocratie participative semble partager davantage d’affinités avec le deuxième modèle de gouvernance multi-niveaux qui privilégie la résolution de problèmes spécifiques, la participation des acteurs concernés, la flexibilité, l’autonomie locale, etc. Si nous regardons les principes normatifs que nous avions élaborés dans le premier chapitre (1.5.), le type II ancré dans le paradigme de la gouvernance et du choix public marque des points sur trois des six critères : 1) l’orientation pratique, 2) la participation ; 4) la décentralisation. Or, ce modèle fait piètre figure sur les trois autres principes dont : 3) la délibération ; 5) la coordination ; 6) la transformation politique. Passons brièvement en revue l’ensemble de ces critères pour examiner si la démocratie participative et délibérative est soluble dans une gouvernance multi-niveaux fragmentée (type II), ou si elle peut davantage se réaliser dans le cadre institutionnel d’un gouvernement métropolitain fondé sur une logique fédérale (type I).

Premièrement, les juridictions formées autour de tâches spécifiques du type II leur confèrent une orientation pratique. C’est là sans doute le principal point commun entre la perspective de la démocratie participative esquissée plus haut et la logique de gouvernance. Or, il n’est pas impossible qu’un gouvernement métropolitain de type I puisse distribuer

255 Liesbet Hooghe, Gary Marks, « Unravelling the Central State, but How ? Types of Multi-level Governance », op. cit., p. 241.

des pouvoirs spécifiques à différents niveaux, et regrouper à chaque palier plusieurs compétences afin de résoudre des problèmes concrets : sécurité publique de proximité, planification urbaine, budget participatif, etc. Autrement dit, l’orientation pratique n’est pas l’apanage exclusif du modèle II, lequel implique une différentiation fonctionnelle très poussée et une indépendance forte des juridictions. Une différenciation territoriale pourrait également appliquer efficacement ce critère, ce que nous verrons dans le prochain chapitre.

Deuxièmement, bien que le deuxième modèle de gouvernance favorise la participation des acteurs organisés et concernés par un projet, elle ne permet pas de garantir une égalité politique forte ou un poids égal de chaque citoyen dans le processus décisionnel. Comme le souligne Marie-Hélène Bacqué qui étudie le modèle managérial de participation :

Le développement de la gouvernance urbaine est avant tout centré sur la coopération public/privé, avec une forte prédominance des acteurs économiques dans le processus. La participation signifie que les citoyens peuvent être eux aussi des acteurs de ce processus, qu’ils sont admis comme stakeholders, ou plus exactement que les associations ou les ONG qui sont censées représenter leurs intérêts sont associés au même titre que les autres acteurs privés, bien que leur poids effectif reste secondaire. Les objectifs sociaux sont quasiment inexistants […] et la participation n’est pas un instrument de justice distributive. Les démarches participatives sont dépolitisées, le pouvoir politique est faible ou affaibli, la modernisation de l’État local hésitante.257

Ainsi, la gouvernance polycentrique et fragmentée du type II amène une multiplication des lieux de participation sans que ceux-ci soient nécessairement démocratiques. À l’inverse, l’institution d’une communauté politique découpée selon une logique territoriale avec quelques paliers de gouvernement distincts (conseil métropolitain, conseil municipal, conseils de quartier) pourrait favoriser une participation directe des citoyens, du moins au niveau local, tout en laissant une place pour la représentation politique aux niveaux supérieurs. Bien qu’un modèle de gouvernement hiérarchique n’implique pas nécessairement la participation citoyenne, celle-ci peut s’inscrire davantage dans une structure fédérale qu’à travers un système de gouvernance multiforme.

Troisièmement, nous avons évoqués précédemment que le type II favorise davantage l’option de sortie que la délibération démocratique pour remédier aux problèmes rencontrés dans les territoires donnés. De plus, le principe délibératif permet de distinguer clairement la démocratie participative du modèle de la gouvernance, même si la rhétorique dominante et plusieurs dispositifs participatifs confondent régulièrement ces deux perspectives. Comme le soulignent Loïc Blondiaux et Yves Sintomer dans un article fort pertinent, bien que les approches de la gouvernance et les théories de la délibération partagent une vision « décentrée » du système politique, elles se distinguent au moins sur cinq aspects258 :

1) La gouvernance ne distingue pas la délibération et le marchandage, qui renvoient à deux types divergents de rationalité : communicationnelle et stratégique259.

2) La gouvernance ne partage pas la méfiance des théories délibératives envers la logique marchande, mais la favorise par son discours : efficacité, accountability, etc.

3) Le fait que les discussions prennent part dans l’espace public n’est pas une caractéristique nécessaire mais contingente pour la gouvernance.

4) La gouvernance se préoccupe moins de la participation des simples citoyens que de l’inclusion des parties prenantes, se rapprochant ainsi de la perspective néocorporatiste.

5) La gouvernance est souvent perçue comme une réponse fonctionnelle à la crise de représentation, alors que la démocratie délibérative tente de suppléer les carences du gouvernement représentatif par une critique normative qui tente de trouver de nouvelles institutions permettant d’assurer non seulement l’efficacité des décisions, mais la légitimité du système politique et la justice au sein de la société.

Quatrièmement, une décentralisation des pouvoirs peut se concrétiser autant dans les deux modèles de gouvernance multi-niveaux. Néanmoins la forme de cette décentralisation n’est pas la même dans les deux cas ; un gouvernement métropolitain avec quelques niveaux de juridictions peut reposer sur une logique fédérale ou un principe de subsidiarité (sur lequel

258 Loïc Blondiaux, Yves Sintomer, « L’impératif délibératif », Politix, vol. 15, no. 57, 2002, p. 29-30. 259 Jürgen Habermas, Théorie de l’agir communicationnel, Fayard, Paris, 1987.

nous reviendrons), alors qu’un système de gouvernance métropolitaine avec des institutions souples mène plutôt à un éclatement des fonctions, la prolifération de lieux de décision, la création de partenariats stratégiques et autres articulations fluides. Les règles claires du premier modèle favorise une décentralisation politique, tandis que la flexibilité du deuxième modèle renvoie davantage à une déconcentration administrative par la création d’un marché de services locaux et des partenariats public-privés. Tout dépend de l’objectif visé, mais les deux modèles ne sont pas aussi performants dans les deux cas ; il n’est pas impossible d’envisager une décentralisation administrative au sein d’un gouvernement métropolitain de type I, alors qu’une gouvernance métropolitaine de type II aurait beaucoup plus de difficulté à établir les bases institutionnelles d’une décentralisation politique.

Cinquièmement, en l’absence de certains centres de coordination, une décentralisation simple maximisant l’autonomie des juridictions locales favoriserait la fragmentation et la compétition plutôt que la coopération. Bien que les adeptes de la gouvernance fassent l’apologie de l’ouverture, la flexibilité et la synergie entre acteurs variés, le rejet a priori de toute hiérarchie ou fixité prête le flanc à certains problèmes de coordination de deuxième ordre et à l’augmentation drastique des coûts de transaction. À l’inverse, le modèle de la démocratie participative et délibérative préconise une décentralisation coordonnée, qui se distingue à la fois de la décentralisation pure et du centralisme démocratique grâce à des mécanismes de communication et de reddition de comptes qui donnent un rôle significatif aux échelons supérieurs sans miner l’autorité des unités locales. Cela implique évidemment une division claire des pouvoirs et des compétences de chaque juridiction, mais cette stratégie de différenciation territoriale permet de surmonter le dilemme de coordination en générant certaines économies d’échelle, une redistribution des ressources et le soutien aux unités locales en difficulté.

Sixièmement, le principe de transformation politique implique que la participation citoyenne ne doive pas demeurer extérieure aux institutions, mais impliquer une refonte du système politique. Le passage du paradigme du gouvernement à celui-ci de la gouvernance représente sans doute un changement qualitatif sur le plan institutionnel, mais peut-on le qualifier de transformation politique ? Si la gouvernance multi-niveaux du type II

représente sans doute un modèle plus innovant que la forme classique du gouvernement étagé entre plusieurs paliers séparés, nous devons ajouter ici le sens ou la finalité de la transformation politique.

Au fond, veut-on changer de système politique pour le simple plaisir de changer ? Quels sont les objectifs et la logique poursuivis par une telle refonte des institutions, au-delà de leur forme immédiate ? Contrairement aux discours qui accompagnent la gouvernance de type II – lesquels préconisent l’efficacité, la flexibilité et la liberté de choix dans la production et la consommation de biens publics – le principal but de la démocratie participative n’est pas d’améliorer la gestion urbaine ou de moderniser l’administration locale, mais d’étendre la démocratie et d’assurer la justice sociale en incarnant les principes de l’égalitarisme démocratique radical sur le plan institutionnel. Cela ne signifie pas que l’efficacité et la diversité ne représentent pas des objectifs à prendre en considération, mais ceux-ci ne définissent pas l’horizon normatif premier de la démocratie participative.

Par ailleurs, la gouvernance urbaine ou métropolitaine représente-t-elle un modèle alternatif aux institutions actuelles, ou plutôt la justification de l’ordre socioéconomique dominant ? À ce titre, il faut souligner que les analyses de Charles Tiebout, Vincent Ostrom et d’autres adeptes de la théorie du choix public ont émergé dans les années 1960 et 1970 comme une critique du modèle keynésien et de l’État-providence. Ils ont appliqué les outils de l’économie néo-classique dans le secteur public, et ces idées ont ensuite été reprises par le néolibéralisme, le new public management et la gouvernance260. Il n’est pas question ici de réduire la théorie du choix public à un simple avatar du néolibéralisme, mais de montrer leur commune façon de transposer la logique du marché, le principe de concurrence et le

260 « Public choice theory has played a crucial but decisively different role in legitimating, intellectually and in broader public discourse, both phases of neoliberalism’s development. In the earlier, normative phase, public choice theory – in the form of the theories of political and bureaucratic overload – came to provide a powerful, public and highly politicized dramatization of the « crisis » afflicting the advanced liberal democracies – a crisis to which neoliberalism was presented as the solution. In the latter phase of normalization and institutionalization, public choice theory, allied now to new public management theory, rational expectations microeconomics and open economy macroeconomics, served to pronounce neoliberalism the only feasible economic paradigm in an era of globalization. In so doing, it served effectively to depoliticize neoliberalism and to render it non-negotiable. » Colin Hay, Why We Hate Politics, Polity Press, Cambridge, 2007, p. 98.

modèle de l’entreprise sur l’ensemble du monde social et politique261. Le politologue

Warren Magnusson met ainsi en évidence les problèmes d’une vision économiciste de la gouvernance urbaine et multi-niveaux qui porte peu attention aux inégalités sociales.

On the surface, neo-liberals are concerned about choice, diversity and local control, but they have a narrow view of what local governments should do. Basically, local governements are supposed to work like firms within the market economy, and not challenge the rules of economy itself. They are not supposed to be correcting the distribution of resources that results from market competition. They are supposed to work within the constraints of that distribution, and try to lever resources from private business, charitable foundations, and higher-level governments. With whatever they can get, or raise from taxation locally, they are to provide the goods and services their constituents most want. In poorer communities, only very little can be provided. In richer places, the luxuries can be afforded, including better schools, parks, recreations facilities, and so on.262

Il va sans dire que dans un contexte de compétition généralisée, le « choix public » fonctionne mieux pour les individus avantagés, qui jouissent d’un haut revenu ou de positions sociales privilégiées. À l’inverse, la gamme de choix et la possibilité de « voter avec ses pieds » est beaucoup plus réduite pour les personnes issues de groupes sociaux défavorisés, ou discriminées en fonction de leur classe, genre, ethnicité, handicap, etc. En ce sens, le deuxième modèle de gouvernance multi-niveaux ne représente pas vraiment un modèle de transformation sociale vis-à-vis le système politique actuel, bien qu’il ait pu constituer un changement majeur par rapport au modèle de l’État-providence des Trente Glorieuses.

Cela veut-il dire néanmoins qu’il faille critiquer toute forme de décentrement du pouvoir politique, de flexibilité et d’inclusion d’acteurs non-étatiques dans le processus décisionnel ? Est-il vraiment préférable de revenir au bon vieux modèle du gouvernement hiérarchique, à la centralisation bureaucratique et à une forme classique de démocratie représentative, l’État étant après tout le seul dépositaire légitime de l’intérêt général ? Bien au contraire, l’objectif principal de ce chapitre est de montrer que l’instauration d’une

261 Pierre Dardot, Christian Laval, La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale, La Découverte, Paris, 2009.

262 Warren Magnusson, Local Self-Government and the Right to the City, McGill-Queen’s University Press, Montreal, 2015, p. 12.

démocratie participative et délibérative à l’échelle métropolitaine nécessite une décentralisation politique appropriée, afin de permettre à chacun et chacune de prendre part, à différents niveaux, aux décisions qui affectent sa vie. Nous partageons encore une fois l’analyse de Magnusson qui développe une critique de gauche de l’État-providence keynésien, en indiquant que la création d’un gouvernement métropolitain (de type I) doit inévitablement veiller à éviter le gigantisme et la concentration du pouvoir politique.

That said, the neo-liberals clearly had an important point. Creating bigger authorities that had the capacity to do more for ordinary people was not a magic solution to problems of poverty or anything else. Big authorities could and did become remote and insensitive, as well as inefficient. In fact, the New Left critique of the Keynesian welfare state, which took shape in the 1960s, was all about that. It suggested that the welfare state – and perhaps also the Keynesian apparatus of economic management – has to be democratized by rooting it firmly in local communities, where people could be organized to make their needs and wishes clear.263

Chapitre 6 : Principes de la décentralisation