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Les deux types d’existants : existant éternel et existant adventice

Première partie : Dieu

2. La preuve par l’existence

2.2. Les deux types d’existants : existant éternel et existant adventice

‘Ayn al-Quḍāt aurait donc pu accéder à ce principe de l’ontologie avicennienne en s’informant à partir de sources de seconde main. Une difficulté qui caractérise la preuve de ‘Ayn al-Quḍāt est la taxinomie ontologique qu’il donne à la suite du principe de l’évidence de l’existence, en divisant l’existant en éternel et adventice. Cette division ne revêt pas d’importance primordiale dans le cadre de la preuve d’Avicenne. La suite nous éclaircira sur les raisons de ce choix.

2.2. Les deux types d’existants : existant éternel et existant adventice

Dans le passage cité ci-dessus, tiré du chapitre 2 du Zubda, ‘Ayn al-Quḍāt fait suivre l’évidence de l’existence par une division bipartite des existants entre éternel et adventice. Dans l’ensemble du Zubda, cette division va de pair avec la classification avicennienne de l’existant en tant que nécessaire par soi ou nécessaire par autrui. ‘Ayn al-Quḍāt ne manque pas de répéter cette autre classification dans le huitième chapitre du Zubda : « tout existant est nécessaire soit par son essence soit par autrui176 ». Cependant, à l’égard de la preuve elle-même, l’argumentation de ‘Ayn al-Quḍāt qui s’appuie sur la subdivision bipartite des existants entre éternel et adventice reste problématique. Le bon fonctionnement de la preuve avicennienne repose, en principe, sur la reconnaissance des deux catégories existentielles, le nécessairement existant par soi et le possiblement existant par soi. Dans ce sens, l’enjeu et la difficulté de la preuve du deuxième chapitre résident dans le fait que ‘Ayn al-Quḍāt essaye

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Avicenne, Šifā’, Ilāhiyāt, 35-36.

174 Voir M. Marmura, “Avicenna’s Proof from contingency”, pp. 35-37.

175 Ġazālī, Māqāṣid, Ilāhiyāt, 6, 15-16. Également dans Iḥyā, vol. 4, 2627, 2 : « Le terme ‘existence’ qui est le plus général parmi les termes équivoques… (a‘amm al-asmā ištirākan) ».

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d’établir l’existence d’un être éternel par le biais de la notion d’existence, sans suivre pour autant les catégories existentielles proposées par Avicenne qui sont les véritables clés de voûte de sa preuve. Au premier abord, nous pourrons considérer que, de ce changement, résulte une structure déséquilibrée, car, en substituant le couple existant nécessaire par soi/existant possible par soi par celui d’existant éternel/existant adventice, le centre de gravité de la preuve se transfère de la nécessité/contingence vers l’éternité/advention. Il faut cependant nuancer ce premier jugement, car ‘Ayn al-Quḍāt ne manque pas de traiter de la nécessité d’existence lorsqu’il qualifie l’être éternel dans ce même chapitre. La difficulté majeure consiste à voir de quelle manière il établit l’identité extensionnelle de l’existant nécessaire par soi et l’existant éternel de sorte que les deux notions, tout en signifiant deux choses différentes, renvoient au même existant.

L’autre problème issu de ce changement touche à la question de la contingence et des êtres possibles par soi. En effet, la preuve d’Avicenne se structure d’une part, sur la nécessité essentielle de l’existant nécessaire par soi et, de l’autre part, sur la possibilité essentielle des existants possibles. Or, malgré ce à quoi le lecteur pourrait s’attendre, aucune mention explicite n’est faite à l’existant possible (mumkin al-wuğūd) ou de sa possibilité essentielle (imkān) tout au long du deuxième chapitre du Zubda et à mesure que progresse la preuve. Dans ce chapitre, ‘Ayn al-Quḍāt ne fait référence qu’à l’existant adventice (ḥādiṯ):

En effet, l’existence se divise de manière exhaustive entre [l’être] adventice et [l’être] éternel, c’est-à-dire celui dont l’existence a un commencement (bidāya) et celui dont l’existence n’a pas de commencement. Si un [existant] éternel n’existait pas, aucun [existant] adventice n’existerait non plus, puisqu’il n’est pas dans la nature (ṭabī‘a) d’un [existant adventice] de venir à l’être par soi. L’existant par soi est le nécessairement existant et l’on ne peut concevoir un commencement pour [l’être] nécessaire par soi177.

La phrase « il n’est pas dans la nature d’un [existant adventice] de venir à l’être par soi » est susceptible de contenir une allusion à la possibilité essentielle des existants adventices. Cependant, en réalité, elle connote plutôt l’aspect négatif, le manque de nécessité existentielle que l’aspect positif, la possibilité essentielle de l’être adventice. Nous reviendrons sur ce point ultérieurement.

Enfin, la troisième conséquence du changement effectué au sein de la catégorisation avicennienne concerne le problème de l’exclusivité numérique de l’être éternel. L’éternité est certes un attribut de l’être nécessaire par soi dans la philosophie avicennienne, mais elle n’en est pas la propriété exclusive, puisque le monde aussi, en tant qu’effet nécessaire émanant de Lui, est éternel. Ce point de vue est naturellement rejeté par les mutakkalimūn.

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Ainsi donc, avant d’amorcer une analyse des deux types d’existants, un aperçu rapide des définitions que ‘Ayn al-Quḍāt donne de ses catégories d’existants permettra de mieux appréhender le système ontologique qui régit l’agencement des lignes principielles de cette preuve. Les deux définitions qu’il formule des deux catégories de l’être sont, respectivement pour l’existant éternel et adventice « celui dont l’existence n’a pas de commencement » et « celui dont l’existence a un commencement ». À cela il ajoute qu’« il n’est pas dans la nature d’un [existant adventice] de venir à l’être par soi », et que « l’existant par soi est le nécessairement existant ». Deux critères construisent en arrière-fond la structure de ces définitions et explications : (1) le manque ou la présence de commencement et (2) le manque ou la présence de nécessité d’existence par soi. En les combinant, nous obtenons quatre cas de figure :

1) Ce qui a un commencement et qui a la nécessité d’existence par soi.

2) Ce qui n’a pas de commencement et qui n’a pas de nécessité d’existence par soi. 3) Ce qui a un commencement mais qui n’a pas de nécessité d’existence par soi. 4) Ce qui n’a pas de commencement mais qui a la nécessité d’existence par soi.

Le premier cas aboutit à l’absurde : l’existant qui a la nécessité d’existence par soi ne peut avoir de point de commencement, puisque cela impliquerait que (a) il perde sa nécessité d’existence pour pouvoir commencer à être et (b) qu’il dépende d’une cause qui le fasse exister à un moment donné. Ces états sont contradictoires et ne peuvent être valides. Le deuxième cas de figure est l’état du monde selon Avicenne: alors que le monde n’a pas de commencement temporel et qu’il est coéternel avec l’essence divine il ne jouit pas des la nécessité d’existence par soi. Le troisième cas de figure présente l’état du monde selon le point de vue des mutakallimūn. Le quatrième cas de figure exprime les caractéristiques essentielles de Dieu d’après la position d’Avicenne et des mutakallimūn avicennisants : un existant éternel, qui n’a jamais commencé d’exister et qui est nécessairement existant par soi.

Deux problèmes se dégagent de cette présentation des cas possibles : premièrement, comment ‘Ayn al-Quḍāt réussit à accorder la nécessité d’existence par soi avec l’absence d’un commencement, autrement dit à combiner le wāğib al-wuğūd bi-l-ḏāt avec le qadīm ; deuxièmement, quel modèle a été suivi pour exprimer l’état du monde (le deuxième ou le troisième cas de figure) et pour quelle raison la notion de possible par soi a-t-elle été supprimée de son argumentation. Comme l’éternité du monde sera l’objet de la partie

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suivante, elle ne sera pas traitée ici. Nous nous concentrons donc, dans un premier temps, sur la nature des liens qui unissent les notions de l’existant nécessaire par soi à l’existant éternel, et, dans un deuxième temps, sur celui que pose le choix fait par ‘Ayn al-Quḍāt de bannir de sa preuve la notion de la possibilité essentielle. Notons, avant d’entamer l’analyse de ces deux sujets, que les deux définitions qu’il énonce pour les deux types d’existants s’enracinent dans les discussions menées par les mutakallimūn et qu’elles ont été retenues par nombre des pratiquants de cette discipline. De surcroît, les théologiens aš‘arites, non moins sensibles à l’influence de l’avicennisme, ont balisé le chemin rapprochant le qadīm du wāğib al-wuğūd

bi-l-ḏāt. ‘Ayn al-Quḍāt n’est, en ce sens, qu’un héritier et continuateur de cette lignée de

pensée. C’est pourquoi, en dépit de l’allégeance avicennienne témoignée par la preuve développée dans le deuxième chapitre, nous traiterons dans ce qui suit des discussions propres aux mutakallimūn sur les deux notions de qadīm et de ḥādiṯ ainsi que leur adoption par ‘Ayn al-Quḍāt.