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Première partie : Dieu

2. La preuve par l’existence

2.5. Le syllogisme final

Le syllogisme que ‘Ayn al-Quḍāt propose, à la fin du deuxième chapitre, constitue certes le cœur de la preuve par l’existence et la partie plus importante de son argumentation. Il présente ainsi une preuve courte et noble qui semble rectifier les erreurs de la preuve des ahl

al-naẓar. Le syllogisme s’articule de cette manière :

1. Si un existant existe, il est indispensable qu’existe nécessairement un [existant] éternel.

2. Or, il y a absolument l’existence.

3. Il existe nécessairement un existant éternel.

Comme l’annonce l’auteur lui-même, il s’agit d’un syllogisme conditionnel conjonctif, qui appartient au groupe des syllogismes hypothétiques (qiyās istiṯnā’ī). ‘Ayn al-Qudāt aurait pu voir le modèle d’un tel syllogisme dans le Maqāṣid al-falāsifa de Ġazālī, où ce dernier donne un exemple proche de ce que l’on trouve dans le Zubda :

Le syllogisme hypothétique (istiṯnā’ī) est de deux sortes : le conditionnel conjonctif et le conditionnel disjonctif. L’exemple de conditionnel conjonctif est notre énoncé « si le monde est adventice, il a un cause pour son advenue à l’être ». Si l’on affirme la condition (ustuṯniyat)237 dans le précédent (al-muqaddam) de cette prémisse, le conséquent (al-tālī) en sera nécessité. Le précédent est notre énoncé « il est connu que le monde est adventice », il en nécessite donc le conséquent qui est « il a donc une cause pour son advenue à l’être »238

.

236 Ġazālī, Makātīb-e fārsī-ye Ġazzālī, 20, 12-19. Voir aussi A.Treiger, “Monism and Monotheism in al-Ghazālī’s Mishkāt al-anwār”, pp.1-27.

237 Pour le sens particulier du verbe « istaṯnā, yastaṯnī, istiṯnā’ » dans ce genre de syllogisme voir Kwame Gyekye, “The Term Istithnā’ in Arabic Logic”, pp.88-92.

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Maqāṣid, Manṭiq, 36, 12-16. Fārābī est certainement la source d’inspiration de Ġazālī pour la rédaction de cette partie du Maqāṣid. Les deux penseurs donnent le même exemple paradigmatique pour illustrer les syllogismes conditionnels conjonctifs : « tout syllogisme conditionnel simple est composé de deux prémisses. La majeure est conditionnelle et la mineure est assertorique. Il est de deux types : conjonctif et disjonctif. Le premier qui s’appelle conditionnel conjonctif est de deux sortes. La première sorte est [comme dans l’exemple]

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Les syllogismes de ce genre sont donc constitués d’une prémisse majeure qui est divisible en deux parties : le précédant, contenant une condition, et le conséquent. La prémisse mineure est la forme assertorique du précédant de la prémisse majeure. Dans ce genre de syllogisme, si l’on affirme la condition qui est présente dans le précédent, le conséquent, qui deviendra par la suite la conclusion, sera validé.

Le schéma de ce premier mode est donc le suivant : Prémisse majeure : Si A, ensuite B.

Prémisse mineure : Or A. Conclusion : Donc B.

Nous constatons que l’exemple que Ġazālī utilise pour illustrer ce syllogisme constitue la base de la preuve par les accidents, telle qu’elle est apparue dans l’Iqtiṣād. On peut facilement transformer le syllogisme que Ġazālī présente au début de la preuve par des accidents en un syllogisme conditionnel conjonctif, afin de mieux comprendre le chevauchement de la pensée de ‘Ayn al-Quḍāt entre le modèle presque kalāmien de l’Iqtiṣād et le modèle presque avicennien du Zubda. Le syllogisme de la preuve que Ġazālī a présentée dans l’Iqtiṣād était :

1. Tout existant adventice a une cause pour son advenue à l’être.

2. Le monde est adventice.

3. Le monde a donc une cause.

Si nous le transformons en un syllogisme conditionnel conjonctif, comme dans le passage cité des Maqāṣid, nous aurons :

1. Si le monde est adventice, il a une cause.

“si le monde est adventice, il a un créateur ; Or, le monde est adventice, il en résulte qu’il a un créateur”. La majeure des deux prémisses de ce syllogisme est notre phrase “si le monde est adventice, il a un créateur”. Cette majeure est conditionnelle et est une prémisse unique composée de deux phrases : la première est “le monde est adventice” et la deuxième est “ le monde a un créateur”. Une particule de conditionnel les attache et c’est notre propos “ s’il est”. [….] la première [phrase] s’appelle le “précédent” et c’est notre propos “si le monde est adventice”. La deuxième [phrase] s’appelle le “conséquent” et c’est notre propos “le monde a un créateur”. Donc [la prémisse] conditionnelle est composé de deux parties, dont la première est le précédant et la deuxième est le conséquent. La mineure de ces deux prémisses est assertorique, à laquelle est attachée une particule de conditionnel. Cette mineure est telle qu’elle une des parties de la prémisse majeure du syllogisme conditionnel et s’appelle “mustaṯnāt”. La condition dans le précédent sera affirmée, le conséquent sera également affirmé.

».Al-Manṭiqiyyāt li-l-Fārābī, I, 166-167. K. Gyeke, apporte des éclaircissements sur l’usage technique de

« mustaṯnāt » chez Fārābī: « for al- Fārābī, therefore, istithnā’ means ishtirāṭ (or sharṭ), a “condition” or “something added as a condition”. From this we can gather that al-mustathnāt which is used to denote the minor premise of a conditional syllogism is so called because it is the minor premise which conditions or determines both the conclusion and its quality. For if we say: “if A, then B” and stop here, we have no conclusion. But when we add (nastathnī), “but A”, or “but not B”, we get the conclusion: “therefore B”, or “therefore not A”. Gyekye, “The Term Istithnā’ in Arabic Logic », p. 90.

100 2. Le monde est adventice.

3. Le monde a donc une cause.

Dans cet exemple, c’est le précédent (le monde est adventice), qui, n’étant ni évident ni certain, fait polémique et cause la longueur contestée de la preuve de Ġazālī. À l’inverse, le précédant (un existant existe) du syllogisme apporté par ‘Ayn al-Quḍāt cause moins de difficulté, du fait d’être un apriori. Que l’on se base sur le jugement des sens pour l’approuver, c’estàdire en observant le monde physique, ou sur une intuition intellectuelle, -en s’isolant du monde physique comme dans l’exemple de l’homme volant d’Avic-enne, on comprendra que cette prémisse est certaine. Ainsi, puisque ‘Ayn al-Quḍāt a présenté sa preuve sous forme d’un syllogisme conditionnel conjonctif et que la condition dans le précéda nt de la prémisse majeure est nécessairement affirmée, le conséquent, c’est-à-dire l’existence d’un existant éternel en est nécessairement induit. Néanmoins, la relation entre le précédant et le conséquent de la majeure de son syllogisme devient certaine à condition qu’on attribue à l’éternel toute la charge modale de l’existant nécessaire par soi. C’est uniquement dans ce cas que nous pouvons déduire que si existe un existant, il existe a fortiori un existant éternel. En examinant cet existant, nous nous trouvons face à deux cas de figure pour cet existant : soit il est éternel, soit il est adventice. Or, comme l’adventice ne vient pas à l’existence par soi, il faut qu’en fin de compte l’on arrive à un existant éternel. Nous trouvons dans le premier livre de l’Iḥyā’ ‘ulūm al-dīn (ci-après Iḥyā’) de Ġazālī une argumentation semblable, susceptible d’avoir inspiré ‘Ayn al-Quḍāt :

S’il n’était pas dans l’existence un [existant] éternel, tous les existants seraient adventices. S’ils étaient tous adventices, ils seraient adventices sans cause, ou, parmi eux il y aurait un [existant] adventice sans cause, ce qui est impossible. Or, ce qui mène à l’impossible est lui-même impossible. Dans l’intellect, un assentiment à l’existence de l’être éternel est donc nécessité, car il y a trois cas de figure : [1] ou les existants sont tous éternels, [2] ou ils sont tous adventices, [3] ou certains sont éternels et certains autres sont adventices. S’ils étaient tous éternels, notre but serait atteint, car au final un être éternel est affirmé. Il est impossible qu’ils soient tous adventices, car cela amène à la venue à l’être sans cause. Le premier ou le troisième cas de figure sont donc affirmés239.

Ġazālī suppose donc trois cas de figure : (1) soit tous les existants sont éternels, (2) soit tous les existants sont adventices, (3) soit certains sont adventices et certains sont éternels. Le deuxième cas de figure est intenable parce qu’il est contre le principe dit a priori selon lequel aucun existant adventice ne pourrait venir à l’être sans cause. Les deux autres cas de figures sont validés. Ainsi, il existe au moins un existant éternel qui est d’ailleurs la cause des

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existants adventices. Ġazālī comprend donc le terme « qadīm » comme l’existant qui n’a pas de principe et qui est la cause de l’existence des autres, ce qui est la qualité de l’être nécessaire par soi, selon la philosophie avicennienne240. Cette interchangeabilité des deux termes n’altère cependant en rien la validité du syllogisme appliqué par ‘Ayn al-Quḍāt. Cet extrait, avec les autres déjà cités, semblent offrir les sources dans lesquelles ‘Ayn al-Quḍāt a puisé pour élaborer sa preuve de l’existence de l’être éternel.

Avant de passer au chapitre suivant, deux points doivent être soulignés au sujet des particularités de la preuve employée par notre auteur. Le premier est l’absence d’allusion à la chaîne finie des causes, qui est un des piliers de la preuve avicennienne, et le deuxième est l’absence d’allusion à la notion de particularisation et de Dieu comme cause préférant l’existence au détriment de la non-existence. L’explication du premier point est simple et il faut la chercher dans le dernier chapitre de la partie suivante qui portera sur la question de la causalité. Nous verrons que ‘Ayn al-Quḍāt dépouille entièrement les causes secondaires de leur efficacité causale, en considérant Dieu comme le seul agent véritablement opérant. Ainsi, s’il ne croit pas qu’il y ait d’autres causes d’existence que Dieu, il n’a pas besoin de prouver la finitude de la chaîne causale. Quant au deuxième point, sa justification s’enracine dans la conception émanationniste qu’a ‘Ayn al-Quḍāt de la puissance créatrice de Dieu. À l’exemple d’une source jaillissante, Dieu, pour ‘Ayn al-Quḍāt ne choisit pas de créer, mais Il crée de par l’abondance de Son existence, par une force qui transcende le choix. C’est pourquoi, dans l’épître 10, notre auteur émet un avis négatif au sujet de la preuve qui rassemble et la chaîne finie des causes et la particularisation :

Un groupe de personnes qui se considèrent intelligents et qui pourtant sont démunies d’intellect disent : « l’impossible est ce dont la non-existence est nécessaire. Le nécessaire est ce dont l’existence est nécessaire. Le possible est ce dont ni l’existence ni la non-existence ne sont nécessaires. Par la suite de quoi ils disent : « l’existence du possible n’est préférée au détriment de sa non-existence que par un agent de prévalence. Si l’agent de prévalence est lui-même possible, son existence a besoin également d’un agent de prévalence. Ainsi, leur argument continue jusqu’à ce qu’ils disent à la fin : « si n’était pas un nécessairement existant, la non-existence de tout possible serait nécessaire. Et si la non-existence des possibles était nécessaire, aucune chose ne demeurerait dans l’existence. L’évidence témoigne contre cela. Le nécessaire par soi existe donc ». Cette [preuve] est correcte, mais elle n’est pas le chemin parcouru par les prophètes et les awliyā’241.

240 Avicenne lui-même dans la Nağāt, mentionne les deux critères à prendre en considération lors de la définition du terme qadīm qui pourraient avoir inspiré des penseurs comme Ġazālī : « Le qadīm se dit à propos de la chose, soit en considération de son essence, soit en considération du temps. Le qadīm, en considération de l’essence est ce dont l’essence n’a pas de principe par lequel il soit existant. Le qadīm, en considération du temps est ce dont le temps n’a pas de premier terme », Nağāt, 532-533.

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C’est plus ou moins la preuve avicennienne du nécessairement existant que l’on retrouve dans ce passage, accompagnée de la paire possible/nécessaire, l’impossibilité d’une régression à l’infini des causes et la nécessité d’une cause pour changer l’indétermination essentielle du possible en faveur de l’existence ou de la non-existence. Ce qui, en plus de confirmer la familiarité de ‘Ayn al-Quḍāt avec la version originelle de la preuve d’Avicenne, suggère qu’en présentant cette preuve sous la forme que nous venons d’analyser, celui-ci opère un choix. Ainsi, il dépouille cette preuve de tous les éléments qu’il considérait comme inadéquates selon le point de vue des prophètes et des awliyā’, et en a donné une version qui, quoique tronquée, a l’air de fonctionner. Cette preuve, avec toute sa complexité terminologique et notionnelle, est un premier pas vers l’élaboration d’un concept de Dieu, qui englobe les caractéristiques du Dieu des philosophes et des théologiens. La discussion de l’unicité de Dieu et Sa simplicité complèteront cette esquisse.

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