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Chapitre 2 La réception de l’écrivain en France

2.1. Quatre types de critiques

Selon Albert Thibaudet, critique littéraire, il existe trois types de critiques, à savoir les critiques « professionnelle » et « spontanée », ainsi que celle d’« artiste ». La première a représenté pendant longtemps à elle seule la critique. Créée à l’origine par les professeurs, elle a la capacité d’« enchaîner, d’ordonner, de présenter une littérature, un genre, une époque à l’état de suite, de tableau, d’être organique et vivant », c’est-à- dire de « mettre de la logique et du “discours” dans le hasard littéraire »2 ; alors que la

deuxième est « faite par le public lui-même »3, en l’occurrence, les articles de presse,

la troisième est due aux écrivains eux-mêmes, constituée souvent de comparaisons ou d’images. Notons par ailleurs que dans la lecture d’une œuvre étrangère dans une culture donnée, on a souvent besoin de recourir à une traduction, ainsi pouvons-nous dire qu’il « faut ajouter aux trois pôles de la communication littéraire que constituent l’auteur, le texte et le lecteur, la considération d’un quatrième pôle, le traducteur »4. De

plus, l’éditeur occupe également une place de plus en plus importante dans la réception de l’écrivain, de même que les interviews parues à la télévision, dans la radio ou la presse, etc. Dans le cas de Lao She, on trouve rarement des interviews de l’écrivain ou de ses traducteurs et on classe les dossiers de presse dans la « critique professionnelle » dont on parlera plus tard. D’où le quatrième type de critique qu’on ajoutera aux trois critiques de Thibaudet, soit la critique relative au péritexte5, si l’on repend la notion

1 D.-H. Pageaux, « De l’imagerie culturelle à l’imaginaire », in Pierre Brunel et Yves Chevrel (dir.), Précis de

littérature comparée, Paris, Puf, 1989, p. 156.

2 Albert Thibaudet, « Les Trois critiques », in Réflexions sur la critique, Paris, Gallimard, 1939, p. 135. 3 Ibid., p. 126.

4 Muriel Détrie, « Les études de réception dans le contexte de la mondialisation : questionnements et

renouvellement », in Angel Pino et Isabelle Rabut (dir.), La Littérature chinoise hors de ses frontières : influences et réceptions croisées, Paris, Éditions You-Feng, 2013, p. 22.

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définie par Gérard Genette, qui regroupe la critique des traducteurs et celle des éditeurs. D’une part, considéré dans la plupart des cas comme l’un des premiers lecteurs de l’original dans le pays d’accueil, le traducteur se distingue dans la réception de l’écrivain à la fois par sa traduction et par ses réflexions qui peuvent guider la compréhension du lectorat de la langue d’arrivée. Ses réflexions se présentent sous forme de paratexte (titre, mention ou non du titre original, couverture, illustrations, notes, préface, introduction, postface, etc.) dans lequel l’influence des éditeurs est également non-négligeable. Les traducteurs français de Lao She, tels que François Cheng, Anne Cheng, Claude Payen et surtout Paul Bady, nous ont apporté une série de préfaces et d’introductions, ouvrant une voie qui permet aux lecteurs français de mieux comprendre l’écrivain et sa création. D’autre part, par rapport au traducteur, l’éditeur doit prendre en considération le marché du livre du pays d’accueil ainsi que les chiffres de vente potentiels. Ce faisant, à travers les « propos de l’éditeur » souvent placés dans la deuxième ou la quatrième de couverture ou la bande qui entoure certains livres, on peut entrevoir un peu le public visé ainsi que la place occupée par l’écrivain dans le marché du livre étranger au temps de la publication. En 1973, l’éditeur du Pousse-

pousse a dû mentionner « le succès qui s’est jamais tari »1 de sa version américaine et

la qualification officielle de l’écrivain comme un « contre-révolutionnaire » en Chine à ce moment-là pour susciter la curiosité des lecteurs français. Mais en 1990, on peut observer, dans la quatrième de couverture de la version augmentée du Pousse-pousse, que le lectorat français est devenu mieux préparé à lire ce chef-d’œuvre et que la place de Lao She dans le domaine littéraire français a bien changé depuis 1973 : l’éditeur a supprimé les présentations sur le succès acquis par l’écrivain aux États-Unis et celles sur ses épreuves pendant la Révolution culturelle, en ajoutant certains propos critiques sur le contenu et le style de l’œuvre, comme « c’est le roman du petit peuple de Pékin, un Pékin déjà disparu, que Lao She fait vivre, avec humour, sous nos yeux »2. Telle est

entoure le texte dans l’espace du texte ; il est également composé de deux types, le péritexte éditorial (par exemple la quatrième de couverture) et celui auctorial (dans la traduction d’une œuvre étrangère, c’est plutôt sous la responsabilité du traducteur). L’épitexte comprend tout ce qui a un rapport avec le texte mais se trouve hors du livre (interview, dossier de presse, etc.). Cf, Seuils, Paris, éditions du seuil, 1987.

1 Dans la deuxième de couverture, in Lao-Che, op.cit.

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la preuve d’une compréhension approfondie de l’œuvre de Lao She en France1.

D’ailleurs, en ce qui concerne la critique professionnelle, nous avons cité ci-dessus les noms de quelques personnes qui ont effectué des recherches sur l’écrivain, entre autres, Jean Monsterleet avec sa première critique en France sur Lao She, Paul Bady qui a donné une vue globale sur le monde romanesque de l’écrivain et qui a fait une série d’études relatives à la fois profondes et originales, Jung-Sun Yi-Tsang pour son étude plus spécifique sur l’humour de Lao She. À cela s’ajoutent aussi les travaux de certains sinisants qui ont consacré à l’écrivain une partie dans leur étude sur la littérature chinoise moderne. Parmi eux Zhang Yinde2 se fait remarquer par son analyse

éclairante sur La Cage entrebâillée de Lao She : d’après lui, ce roman a bien décrit la conformité de certains personnages avec la société du temps de l’auteur et la déviance des autres. Les articles des autres sinisants (comme Isabelle Rabut, Alain Peyraube…) ont contribué de leur part à la réception de l’écrivain en France. Grâce à leur sérieux académique, la compréhension de Lao She dans les milieux littéraire et universitaire français a atteint un niveau plus élevé. Ici, nous nous contentons de citer leur nom pour parler de leurs travaux plus loin en détail dans la discussion des images de l’écrivain. Les universitaires essaient de pénétrer dans l’œuvre de l’écrivain en cherchant des points de vue originaux, ce qui leur attribue un rôle d’informateurs pour les journalistes, critiques ou même les lecteurs. Malgré la qualité de leurs travaux, il est à noter que leur influence est plus restreinte que celle des journalistes auprès du public. De là la place remarquable occupée par les articles de presse, autrement dit, la critique spontané dans la réception de Lao She en France. Après avoir dépouillé revues, journaux, spécialisés ou non, en France sur Lao She, nous avons tiré deux caractéristiques de ces articles : premièrement, ils accompagnent toujours la sortie des nouvelles traductions et la plupart d’entre eux ont pour objectif de présenter l’écrivain et son œuvre ; deuxièmement, ils sont pour la plupart écrits par les universitaires ou les critiques spécialisés en littérature chinoise qui assurent dans une certaine mesure une juste

1 Notons que ce changement peut être lié également à l’époque : en 1973, la Chine était en pleine Révolution

culturelle.

2 Cf. Zhang Yinde, « Lao She, La cage entrebâillée : conformité et déviance », Le roman chinois moderne, 1918-

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compréhension de l’œuvre. Ces articles jouent un rôle non négligeable, de concert avec les études et le paratexte au sujet de l’écrivain.

Après les critiques rédigées par les traducteurs, éditeurs, universitaires et critiques, il nous paraît indispensable de réserver quelques paragraphes aux articles de Jean-Marie Gustave Le Clézio en la matière qui constituent à eux seuls une « critique d’artiste » de Lao She. Étant grand amoureux de l’écrivain, Le Clézio lui a aussi exprimé son admiration et sa reconnaissance dans son discours de réception du prix Nobel1. En fait,

dès qu’il a rencontré pour la première fois Lao She dans le recueil de nouvelles Gens

de Pékin, Le Clézio est devenu un lecteur fidèle de l’écrivain en déclarant plus tard

qu’il « aime tous les écrits de Lao She »2.

En 1982, après avoir lu le recueil de nouvelles qui venait de sortir, Le Clézio a écrit tout de suite un article dédié à l’écrivain. Cette lecture lui a permis de connaître la Chine contemporaine3 d’un côté, et de trouver un grand lettré avec ses « récits pleins

de sombre humour et de verve »4. D’après lui, « écrire, c’est alors réussir à dire sans

complaisance ce qu’est la vie humaine dans cette époque de doute et de trouble, c’est laisser cette trace, non comme un témoignage (pour quel procès de l’humanité ?), mais pour accomplir un acte, pour prendre parti dans cette violence d’un monde en état de guerre contre lui-même. Écrire, c’est chercher à exprimer cette union de l’homme et du monde extérieur, de la vérité et de la réalité dangereuse ». S’il s’agit d’un état idéal d’« écrire » aux yeux de Le Clézio, « peu d’hommes parviennent à exprimer cela », par contre, Lao She le peut. Pour Le Clézio, l’auteur de Gens de Pékin, loin de se présenter comme « le chroniqueur de son époque » ou « l’historien », est de facto « un acteur de son temps, celui qui, par sa mémoire, crée la vie quotidienne et parle pour ceux qui n’en ont pas eu le droit »5. C’est un hommage d’un écrivain français mondialement renommé

à son homologue chinois. Comme l’a mis en lumière Thibaudet, « la critique d’artiste

1 J.-M. G. Le Clézio, « Dans la forêt des paradoxes », le 7 décembre 2008, voir sur

https://www.nobelprize.org/prizes/literature/2008/clezio/25795-jean-marie-gustave-le-clezio-conference-nobel/.

2 « Le Clézio : “J’aime tous les écrits de Lao She”», voir sur http://french.china.org.cn/culture/txt/2009-

12/08/content_19029740.htm.

3 Cf., J.-M. G. Le Clézio, « Ma rencontre avec la littérature chinoise », op. cit. Le texte original est comme suit :

« Évidemment, ce n’était pas la Chine contemporaine. Cette lacune fut comblée quelques années plus tard lorsque je lus pour la première fois l’écrivain Lao She ».

4 J.- M. G. Le Clezio, « Lao She, un homme de Pékin », Libération, le 4 février 1982. 5 Ibid.

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porte sur les artistes et les éclaire. Elle porte aussi sur la nature de l’art, du génie, qu’elle nous rend sensible par l’exemple même »1. En se basant sur sa propre expérience

comme écrivain, d’une part, il nous fait sentir plus directement le charme artistique de Lao She en mettant en comparaison Gens de Pékin avec La Condition humaine. De l’autre, pour la moyenne des lecteurs français, ses propos sont bien sûr plus influents, contribuant à la diffusion des œuvres de l’auteur du Pousse-pousse.

De surcroît, par sa passion personnelle pour l’œuvre de Lao She, Le Clézio assume volontiers la responsabilité de présenter l’écrivain dans le monde entier. Dans ses conférences, entretiens, etc., chaque fois qu’il parle de la Chine, de la littérature chinoise, il parle notamment de Lao She. En 1996, il a écrit une préface pour la traduction du premier tome de Quatre Générations sous un même toit, dans laquelle il a considéré Lao She comme son professeur figurant parmi « ceux qui [a](ont) exprimé avec le plus de force et de sincérité la nécessité de la révolution chinoise, et de la rencontre entre l’Orient et l’Occident – la rencontre de la fantaisie et du foisonnement romanesque traditionnel chinois et du réalisme et de la psychologie inventés par le roman européen au XIXe siècle, par Dickens, Thackeray, ou Dostoïevski »2. En tant

qu’écrivain lui-même, Le Clézio a mis l’accent sur l’art d’écrire de Lao She et sur ses relations avec le monde littéraire mondial. Ainsi ses propos au sujet de Lao She sont- ils devenus un complément indispensable dans l’analyse sur la diffusion et sur l’interprétation de l’écrivain à l’étranger. Grâce à son renom prestigieux dans le monde, surtout en France, Le Clézio a aidé Lao She à accroître son influence sans cesse.

Tout ce que nous avons mentionné ci-dessus guide la lecture des œuvres traduites d’une part, et de l’autre, permet de construire les images de Lao She en France dans lesquelles on peut mesurer le niveau de compréhension de l’écrivain dans le pays d’accueil. Finalement, n’oublions pas les avis de la moyenne des lecteurs sur Internet qui nous sont aussi utiles pour évaluer la réception de l’écrivain dans le pays d’accueil.

1 A.Thibaudet, op. cit., p. 132.

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