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Chapitre 5 De quelle édition le traducteur part-il ?

5.3. Gushu yiren

Le cas de Gushu yiren est plus compliqué que celui de Luotuo xiangzi et de Sishi

tongtang, puisque l’original de l’œuvre reste toujours introuvable. Les chercheurs et

traducteurs ont adopté comme base de référence ou base de traduction la version américaine The Drum Singers, traduite par Helena Guo, parce que celle-ci traduisait le roman au fur et à mesure que Lao She l’écrivait en soumettant son travail à

1 Chen-Andro a mentionné dans une note de bas de page (Cf., Lao She, Quatre générations sous un même toit, tome

III, trad. Chantal Chen-Andro, Mercure de France, 2000, p. 246) qu’elle avait « complété, d’après cette édition anglaise, certains passages manquant à l’édition chinoise de 1985 » qui a été rédigée et recueillie par Shu Ji dans Lao She Wenji (Recueil d’œuvres de Lao She).

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l’approbation de l’écrivain chapitre par chapitre. Alors que l’original et sa traduction américaine ont été achevés presque en même temps (en 1949), avec la collaboration de l’écrivain et de sa traductrice, peut-on considérer la version d’Helena Guo comme une édition authentique ?

La réponse est évidemment non. Malgré la perte du manuscrit, on peut entrevoir l’opinion de l’écrivain sur la version américaine à travers sa correspondance avec son agent américain David Lloyd. Dans la lettre du 14 mai 1952, après avoir reçu le spécimen de The Drum Singers, Lao She s’est plaint de « son prix élevé et de sa qualité moyenne »1. C’est sans doute pourquoi cette traduction n’est entrée sur le marché du

livre américain que quatre ans plus tard. En fait, au cours de leur collaboration, l’écrivain et sa traductrice ont connu un tel désaccord concernant les frais de traduction qu’il a voulu interrompre à la fois l’écriture et la traduction du roman – « peu importe à quel point elle est une grande traductrice, une fois que j’arrêterai d’écrire, elle n’accomplira rien »2, écrit Lao She dans une lettre envoyée à Lloyd, le 19 novembre

1948. La détérioration de leurs relations a affecté, dans une certaine mesure, la qualité de la traduction d’Helena Guo. Comme l’a remarqué Ma Xiaomi, si la première moitié de la version de Guo est bien structurée, on observe davantage de suppressions ou de modifications illogiques3 après que les relations entre l’écrivain et sa traductrice se

sont tendues4. Par exemple, dans la traduction de Guo, on constate une certaine crudité

dans la description sexuelle entre Xiulian et Zhang Wen, ce qui est totalement introuvable dans les autres écrits de Lao She. Si la plupart des versions étrangères ont choisi de suivre Helena Guo, comme les versions russe, japonaise, française, etc., Ma Xiaomi a supprimé cette description5 en essayant de rapprocher sa traduction chinoise

1 Lao She, QJ, vol. 15, op. cit., p. 669. La citation est la suivante : « 售价那么高,而书本身又不是太好». 2 Ibid., pp. 650-651. La citation est la suivante : « 无论她是一个多么伟大的译者,一旦我停止了写作,她将一

事无成».

3 Bien qu’elle ne soit pas en possession de l’original, Ma Xiaomi a remarqué des traces évidentes de modification

et de suppression dans la traduction de Guo. Par exemple, dans le quinzième chapitre, Meng Liang a mentionné qu’il allait en ville pour faire quelque chose. Mais dans les chapitres suivants, l’écrivain n’a plus mentionné cette affaire. Ce passage nous paraît étrange et dépourvu de sens. On suppose ainsi que la traductrice a effectué des suppressions.

4 Cf., Ma Xiaomi, « Gushu yiren he Sishi tongtang (bufen) : cong zhong yiben dao yingyiben » (Gushu yiren he

Sishi tongtang (une part) : de la traduction chinoise à la traduction anglaise), voir sur

http://blog.sina.com.cn/s/blog_7cb644d80100qxg4.html.

5 L’universitaire Abdrakhmanova et son homologue japonais Hashiya Hiroshi (日下恒夫) ont de plus critiqué Ma

177 de l’original.

Alors que l’original a déjà été perdu, traduire The Drum Singers n’est rien d’autre qu’un expédient. En 1980, Ma Xiaomi a retraduit Gushu yiren en chinois, en se référant à la traduction américaine. Sa traduction a été publié d’abord dans la Revue Moisson avant de paraître aux Éditions Renmin wenxue chubanshe quelques mois plus tard. Vu l’existence de traces évidentes de suppression et de modification dans The Drum

Singers, Ma Xiaomi a demandé de l’aide à des chanteurs de Chongqing qui servaient

de modèles à certains personnages pour restituer sa couleur originale à ce roman. Cela dit, aujourd’hui, l’édition la plus acceptée par le milieu académique en Chine est une édition bilingue où l’on met en parallèle la version d’Helena Guo et la traduction chinoise de Ma Xiaomi.

En 2001, les Éditions Philippe Picquier ont lancé la version française du roman traduit par Claude Payen sous le titre Les Tambours. Le traducteur a expliqué dans la préface pourquoi il avait choisi de traduire ce roman de l’anglais et non du chinois en citant l’adage « traduttore, traditore » : il s’agit d’une double trahison de « traduire le roman à partir de sa version chinoise »1. Faute de posséder l’original, on ne peut pas

évaluer la qualité de la traduction chinoise, mais adopter la version d’Helena Guo comme base de traduction n’est certainement pas un bon choix vu sa qualité moyenne selon l’écrivain lui-même. En choisissant la version américaine, la traduction de Payen n’échappe pas non plus à une double trahison. Ainsi exclurons-nous Les Tambours de notre corpus d’étude.

Né au tournant du siècle, Lao She a vécu beaucoup d’événements dont certains d’une cruauté sans précédent, ce qui a donné lieu dans une certaine mesure à l’apparition des nouvelles éditions de Luotuo xiangzi et de Sishi tongtang et à la perte de l’original de Gushu yiren. D’après Paul Bady, pour l’auteur de Luotuo xiangzi comme pour un Proust ou un Cao Xueqin, « le temps…ne se réduit pas à la fuite irréversible dont aiment à parler les poètes. Il est également pour l’écrivain l’occasion

1 Claude Payen, « Préface du traducteur », in Lao She, Les Tambours, trad. Claude Payen, Éditions Philippe Picquier,

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de ressaisir l’ensemble de sa vie en franchissant libre les portes de la succession temporelle »1. L’ensemble de son œuvre constitue alors une biographie intime de Lao

She dont chaque roman, essai, nouvelle, etc., sert de porte par laquelle les lecteurs peuvent entrevoir un laps de temps de sa vie, ainsi que sa pensée et ses émotions. En raison du choix qu’elles ont effectué concernant l’édition originale, aucune des versions françaises de ces trois romans n’est parvenue à représenter pleinement l’originalité de Lao She. Si l’on peut espérer encore la parution d’une nouvelle version française plus complète de Luotuo xiangzi, on n’aura malheureusement jamais accès à l’original de la fin de Sishi tongtang ni à celui de Gushu yiren. Ces versions imparfaites n’en constituent pas moins autant de portes ouvertes qui nous invitent à aller plus avant dans l’exploration de l’écrivain et de son œuvre dans toute son ampleur.

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