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Chapitre 3 Autour du style littéraire

3.3. Stylistique et statistique

Si les niveaux d’analyse du style ont été déjà mis en lumière, il reste à trouver les moyens appropriés de mesurer le style. Le moyen le plus courant est sans doute d’analyser le style d’un texte après l’avoir lu en faisant un tri parmi les traits stylistiques. C’est le moyen qualitatif qui dépend entièrement de la capacité de perception esthétique du stylisticien en tant que lecteur attentif. Étant donné que les niveaux d’éducation et de culture varient selon les lecteurs, il est probable que les traits stylistiques retenus par eux sont variables, autrement dit, le style d’un écrivain ou d’une œuvre pourrait être apprécié différemment chez les lecteurs, ou plutôt selon les stylisticiens. Aux yeux de

1 Liu Miqing, Xinbian dangdai fanyi lilun (La Théorie contemporaine rééditée sur la traduction), Beijing, Zhongguo

duiwai fanyi chuban gongsi, 2005, pp. 241-256. Les marquages stylistiques non-formels sont comme suit en chinois : « 1、表现法,即作家对题材的选择及处理方式和处理技法;2、作品的内在素质包括思想和情感两个方面; 3、作家的精神气质;4、接受美学所强调的接受者因素 ».

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Riffaterre, ce type d’analyse portant « non sur le fait de style lui-même, mais sur les réactions qu’il provoque... devient un exercice philologique pour confirmer la réaction première, garantir les rationalisations qu’elle déclenche, bref consacrer l’impressionnisme »1. En outre, il est difficile pour un stylisticien, quel qu’il soit, de

dégager tous les traits stylistiques. Il arrive même probablement qu’un stylisticien « cherche l’explication subtile qui justifiera ou rendra vraisemblable ce que sa propre personnalité lui fait voir dans un détail de texte »2, restreignant le cadre d’application

de son explication : se limitant même à un seul texte, cette explication n’est pas susceptible de généralisation. Ainsi, on a estimé pendant longtemps que l’analyse du style n’était rien qu’une évaluation impressionniste basée sur les appréciations subjectives.

Pour donner une base objective et scientifique à ce type d’analyse, George Udny Yule a été le premier à essayer en 1938 d’associer la statistique à la stylistique en calculant la longueur des phrases en vue d’évaluer le style3. Après lui, de plus en plus

de stylisticiens se sont mis à appliquer la statistique dans leur recherche. Par exemple, Pierre Guiraud, dans Les caractères statistiques du vocabulaire4, a mis en parallèle les

poèmes symboliques de Rimbaud, Baudelaire, Mallarmé, Valéry, Claudel et Apollinaire par le biais de l’exploration de la richesse de leur vocabulaire. Cinq ans plus tard, il a publié de plus un ouvrage5 plus systématiquement concentrée sur les problèmes et sur

les méthodes de la statistique linguistique, ouvrant un nouvel horizon dans l’étude stylistique en France et servant de base théorique dans cette nouvelle discipline. En 1964, Frederick Mosteller et David Wallace ont pris l’initiative d’appliquer les outils informatiques à l’exploration statistique des textes6. En même temps, avec le

développement informatique, l’approche statistique a dépassé peu à peu les analyses lexicales pour embrasser les éléments plus divers dans un texte. Comme en témoignent

1 M. Riffaterre, Essais de stylistique structurale, op. cit., p. 110. 2 Ibid., p. 111.

3 Cf., George Udny Yule, « On sentence length as a statistical characteristic of style in prose with application to two

cases of disputed authorship », Biometrika, No. 30, pp. 369-360.

4 Pierre Guiraud, Les caractères statistiques du vocabulaire, Paris, Puf, 1954.

5 Pierre Guiraud, Problèmes et méthodes de la statistique linguistique, Paris, Springer, 1959.

6 Frederick Mosteller et David L. Wallace, Inference and disputed authorship: The Federalist, Boston, Addison-

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les études basées sur bien des œuvres littéraires de Charles Muller qui contribuent à l’élaboration des méthodes de la statistique linguistique, et plus tard de la lexicométrie ou de la textométrie qui « se réfère à l’ensemble de méthodes permettant de qualifier les faits langagiers, au service d’une analyse méthodique, semi-automatisée, des corpus textuels »1.

Selon Pierre Guiraud, l’association de la statistique à la stylistique possède une valeur éminente : « la stylistique semble en fait le domaine d’élection de l’analyse statistique »2. À cela deux raisons. Premièrement, les traits stylistiques peuvent y être

observés et dénombrés objectivement ; deuxièmement, la langue est par nature une entité statistique, « c’est l’emploi plus ou moins généralisé d’une expression par telle ou telle catégorie d’usagers qui crée sa valeur esthétique »3. Mais il est à noter que

surgissent des polémiques en même temps que l’application de la statistique dans l’analyse du style se diversifie et s’intensifie. On doute d’un côté, qu’il soit possible de faire rentrer les traits stylistiques dans les catégories abstraites et quantitatives de l’analyse statistique en dehors de toute considération de l’individualité et de la complexité du style ; on craint de l’autre que, si l’on dépend trop de cette analyse quantitative, on ne tombe de nouveau dans la situation embarrassante où se trouvait la description linguistique, puisque le style, surtout le style littéraire, est lié étroitement à la perception esthétique. À cet effet, dans le cadre de notre présente thèse, nous envisagerons d’analyser le style littéraire de Lao She de façons à la fois qualitative et quantitative. À la faveur des acquis déjà existants du monde entier, nous utiliserons la méthode qualitative comme une pierre fondamentale dans la construction du style original de l’écrivain, alors que la méthode quantitative servira plutôt d’approche supplémentaire à la méthode qualitative dans l’analyse sur la reproduction du style, en vue de donner une base objective et assez scientifique à l’évaluation qualitative.

Concluons avec les propos de Riffaterre, « il ne s’agit pas de nier au critique le

1 Cf., Le Projet textométrie est mis en œuvre à Lyon depuis 2003, coordonné par Serge Heiden. Ce projet rassemble

les développements de logiciels académiques en la matière pour mettre en place une plateforme modulaire et des open-sources. Pour plus d’information sur ce projet, consulter : http://textométire.ens-lyon.fr (textométrie). Dans le cadre de la recherche française, la contribution du groupe Lexio dirigé par André Salem est remarquable, voir sur

www.tal.univ-paris3.fr.

2 P. Guiraud, La Stylistique, op. cit., p. 117. 3 Ibid., pp. 117-118.

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goût et le droit de se servir de sa culture ; il ne s’agit pas non plus d’envahir, statistiques au poing, le domaine de l’esthéticien. Il s’agit de donner à leurs enquêtes une base objective, et d’éviter que leurs jugements de valeurs soient pris pour des critères d’existence »1. C’est exactement en suivant cette perspective qu’on effectuera les

analyses suivantes.

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