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Les difficultés du repérage clinique s’expliquent par de multiples facteurs dont la représentation de la vulnérabilité propre à chaque professionnel. Mais au-delà, elles sont aussi liées aux spécificités des troubles liés à la maltraitance et aux victimes elles-mêmes. Certaines formes de maltraitance sont visibles et laissent des traces directes quand d’autres sont invisibles sans marques constatables ; certaines se manifestent immédiatement, d’autres bien plus tard ; certaines victimes appellent et révèlent clairement quand d’autres sont confuses ou se terrent dans le silence par identification à l’agresseur, amnésie traumatique, honte, peur, culpabilité ou crainte de ne pas être crue. Compte tenu de cette complexité, face à un mineur ou une personne âgée vulnérable, tout professionnel de santé devrait connaître au minimum les troubles associés à la maltraitance. Au niveau clinique le consensus actuel est une classification selon trois types de troubles : les troubles spécifiques, les troubles évocateurs et les troubles non spécifiques149. Étant précisé qu’une fois ces troubles repérés, et pour toute situation, le soignant se doit de procéder à un diagnostic différentiel pour s’assurer que ce ne sont pas d’autres causes qui peuvent expliquer ces troubles en dehors de toute maltraitance.

148 PELLERIN J., De la violence en institutions pour personnes âgées, éds du Centre Laennec, 2014/1, t. 62, p. 41-53.

§ 1 : Les troubles spécifiques

Les maltraitances sont susceptibles d’entraîner des troubles spécifiques qui sont des troubles visibles, repérages attestant de la réalité des violences. Ces situations, où les troubles sont constatables, sont souvent les plus rares ; un grand nombre de maltraitances ne laissant pas de traces flagrantes. Lorsqu’ils sont constatés, il est essentiel que l’enfant puisse être examiné au plus tôt dans des services spécialisés, en particulier dans les Unités Médico-Judiciaires, si une enquête est en cours, car ces examens se font exclusivement sur réquisition judiciaire. Cela permet d’établir un constat médico-légal, d’effectuer des prélèvements adaptés et de mettre en place si nécessaire le traitement prophylactique. Ces lésions spécifiques peuvent être des lésions traumatiques, dans ce cas des lésions corporelles sont constatées peuvent être des fractures des lésions génitales ou périnéales. Elles sont visibles et clairement identifiables lors de l’examen médical. Elles se manifestent par l’existence de maladies sexuellement transmissibles et/ou de germes étrangers, de saignements (vaginal ou rectal) ou/et d’infections génito-urinaires chez les mineurs et toute personne âgée sans troubles préalables. Certains contextes de grossesse chez les mineurs en particulier quand une jeune adolescente est enceinte et refuse de révéler l’identité du père, avec un environnement parental hostile à toute prise en charge, la grossesse peut laisser craindre à une situation d’inceste. En France, le législateur considère que quinze ans est l’âge de consentement c’est-à-dire l’âge minimum que doit avoir une personne pour avoir des relations sexuelles de son plein gré avec un adulte, en vertu de l’article 227-25 du Code pénal qui réprime le fait, par un majeur, d’avoir une relation sexuelle avec un mineur de moins de quinze ans même si celui-ci est consentant. Face à ces grossesses précoces, il serait opportun que les professionnels de santé envisagent de faire une information préoccupante pour alerter sur la situation de ces mineures et des possibles abus sexuels qu’elles pourraient subir.

§ 2 : Les troubles évocateurs

Les troubles évocateurs sont des manifestations qui peuvent alerter les professionnels sans être totalement spécifiques. Ils deviennent évocateurs selon le contexte et s’ils sont associés à d’autres troubles. Par exemple au niveau des troubles sexuels quand un enfant manifeste des préoccupations sexuelles inadaptées à son niveau de développement (« Le zizi de papa il fait de la colle à papier peint » ; « Tonton il m’a fait pipi dessus et après il a mis un truc tout gluant sur mes fesses ») ; lorsque l’enfant a un comportement sexuel agressif avec violence physique, menace, intimidation, chantage ; lorsque l’enfant a des activités répétitives, envahissantes et non contrôlables de contacts sexuels, d’exhibitionnisme, de masturbation, de tentative de pénétration de l’autre ou de soi – par exemple, un enfant qui tente de prendre la main d’un adulte pour se masturber ou bien des troubles obsessionnels compulsifs de lavage (quitte à s’arracher la peau). Autre exemple au niveau des troubles du sommeil quand l’enfant (ou l’adulte) met des obstacles autour de son lit pour se protéger et/ou essaye de bloquer la porte de sa chambre. Beaucoup de victimes de maltraitance, et en particulier d’abus sexuels, se font agresser dans leur chambre. Le temps du coucher et l’espace de la chambre ne sont donc pas synonymes de sécurité, ce qui peut se traduire par des manifestations d’hypervigilance et de tentative de contrôle face au risque d’agression. Les troubles du sommeil deviennent évocateurs lorsque l’enfant a des rituels de couchage obsessionnels de vérification visant à se protéger – par exemple, se met plusieurs couches d’habits, dispose des objets autour de son lit ; lorsqu’il fait des cauchemars récurrents avec des thématiques de représailles, de poursuite, d’anéantissement ou de morcellement. Le suivi psychothérapeutique nous apprend que certains troubles de la propreté permettent aux victimes de tenir à distance l’agresseur. Les manifestations régressives, qui apparaissent subitement avec le retour à des jeux sales, à des problèmes d’énurésie et d’encoprésie, doivent ainsi alerter, mais il est essentiel de s’assurer que les problèmes sphinctériens ne sont pas dus à des troubles neurologiques. Enfin certains troubles du développement sont évocateurs comme des situations de dénutrition, des cassures de la courbe de croissance, des cas d’hypotrophie staturo-pondérale non organique chez les enfants de moins de deux ans voire à un nanisme psychosocial chez les enfants plus âgés ou une rupture brutale de la courbe de poids chez une personne âgée qui ne présente pas de pathologies somatiques.

Les réactions de terreur d’une victime à l’égard de son proche sont aussi des éléments évocateurs d’une souffrance des liens pouvant être liée à de la maltraitance subie. Normalement un enfant, une personne âgée, recherche le réconfort auprès de ses porches. Quand elle se met

volontairement à distance (comme ce petit garçon de cinq ans qui reste coincé sous le bureau de l’expert durant tout l’entretien avec le père) il est important de repérer ces réactions qui peuvent être les premiers signes d’alerte. Tout comme le sont les attitudes de contrôle d’une personne sur la victime par un simple regard, quelques mots ou le fait de l’obliger à rester contre elle qui à exercer un comportement de contention physique. Ces attitudes peuvent exister chez des parents, conjoints, en grande détresse psychique et non exclusivement chez des adultes maltraitants, mais ils restent significatifs d’une souffrance relationnelle qui peut mettre le plus vulnérable en situation de danger dans son développement ou qui témoigne qu’une situation de maltraitance est déjà agie.

§ 3 : Les troubles non spécifiques

Au-delà des troubles spécifiques et des troubles évocateurs qui devraient alerter les professionnels, la victime de violences peut exprimer, en immédiat ou des années plus tard, des troubles non spécifiques, c’est-à-dire des troubles susceptibles de s’exprimer quand elle est en difficulté ou traverse des épreuves psychiquement difficiles – changement de classe pour un enfant ou placement en EHPAD pour une personne âgée, naissance d’un frère ou d’une sœur, deuil, séparation parentale, déménagement, maladie grave, échec à des examens, rupture sentimentale, etc. Le plus souvent ces signes traduisent l’impossibilité pour la victime de comprendre et de traduire ce qu’elle est en train de vivre. Elle ne parvient plus à supporter ces bouleversements et tout son être témoigne de ses difficultés. Habituellement, ces troubles se caractérisent par leur soudaineté et marquent une rupture avec le comportement antérieur de l’enfant ou de l’adolescent. Ces troubles sont innombrables et comprennent en particulier les troubles liés au syndrome post-traumatique. Ce tableau clinique est caractéristique des troubles réactionnels suite à l’exposition à un événement traumatique, mais il n’est pas spécifique des maltraitances, car il concerne également les situations où l’événement traumatique n’est pas intentionnel – catastrophe naturelle, accident, etc. Il se caractérise par des symptômes persistants de répétitions (cauchemars, ruminations) ; des reviviscences (la victime revit les maltraitances avec la même intensité même lorsqu’il n’est plus en contact avec l’auteur et peut manifester des crises clastiques au cours desquelles elle n’est plus canalisable et semble totalement submergé par ce qu’elle revit) ; des jeux traumatiques chez les enfants qui sont des mises en scène indéfiniment répétées de l’agression ; des conduites d’évitement et d’hypervigilance ; des manifestations anxieuses et dépressives ; des troubles graves de

l’interaction chez les enfants les plus jeunes comme chez les personnes âgées qui subitement s’isolent et refusent tout contact avec l’extérieur.

Les troubles dépressifs, du sommeil (sans stratégie de protection autour du lit), les difficultés de compréhension et d‘apprentissage, les troubles anxieux et de l’humeur, les troubles du comportement, les troubles alimentaires, les régressions et attitudes de retrait, les troubles du comportement, les conduites agressives contre soi-même ou contre les autres, les conduites addictives, les pratiques dangereuses, les fugues, les tentatives de suicide, les douleurs psychosomatiques, etc. sont autant de manifestations de la détresse de la personne qui les manifestent, mais ne sont pas, en tant que telles, spécifiques de maltraitance. Il est impératif de toujours les contextualiser (moment d’apparition, fréquence, intensité). Ce sont tous ces troubles que le professionnel de santé devrait évaluer : intensité, fréquence, contexte d'apparition, ce que la victime peut en dire, ce que ses proches en disent, les répercussions dans son développement et dans son quotidien. Et c’est bien souvent l’analyse de l’ensemble de ce tableau clinique qui conduit à conforter des inquiétudes et au signalement ou au contraire à l’hypothèse que les troubles présentés s’expliquent pour d’autres raisons (par exemple séparation parentale, deuil, maladie, hospitalisation, placement en institution…).

§ 4 : La complexité du diagnostic

Comme pour toute pathologie le soignant exposé à une situation de maltraitance se retrouve face à la complexité d’établir un diagnostic différentiel. La prise en compte de tous les éléments cliniques, leur contextualisation, les antécédents, la compréhension des symptômes (leurs causes et leurs effets permettent de limiter les erreurs de diagnostic, mais compte tenu de la complexité de ces situations, il serait mensonger d’affirmer que l’établissement d’un diagnostic de maltraitance est avéré sauf pour les cas rares de troubles spécifiques. La formation, l’expérience, la connaissance des référentiels et leur évolution, le travail pluridisciplinaire sont les meilleurs garants pour parvenir à limiter les erreurs diagnostiques.

Les soignants doivent faire une évaluation la plus complète possible qui prennent aussi en compte d’autres causes possibles des troubles constatés avant d’affirmer qu’il s’agit de maltraitance. Cela peut conduire à des analyses médicales poussées par exemple pour s’assurer que l’enfant ou la personne âgée ne présente pas de troubles. Certaines maladies osseuses peuvent conduire à des pathologies proches de celles constatées dans les cas de maltraitance. Elles peuvent être constitutionnelles comme la maladie de Menkès (maladie multi-systémique liée à une anomalie du métabolisme du cuivre et conduisant à une neurodégénérescence

progressive et des anomalies du tissu conjonctif), un syndrome d’Ehlers-Danlos (maladie génétique affectant la production de collagène et conduisant à des hématomes fréquents et des carences osseuses), des kystes osseux, une hyperosthose corticale infantile de Caffey, une ostéogénèse imparfaite (maladie des « os de verre »). Elles peuvent aussi être acquises suite à une infection (ostéomyélite, syphilis congénitale), des cancers (métastases osseuses, leucoses) ou des déficits vitaminiques (scorbut, rachitisme). D’autres diagnostics différentiels portent sur des syndromes hémorragiques qui là aussi peuvent être constitutionnels comme l’hémophilie, la maladie de Willebrandt, une maladie de Crohn avec des saignements au niveau des scelles ou acquis comme une vascularite, un purpura thrombopénique idiopathique…

Radiographies supplémentaires, bilans biologiques approfondis, analyses génétiques, IRM, EEG - électro-encéphalogramme, fond d’œil, sont parmi les examens qui peuvent permettre aux professionnels de s’assurer que l’enfant ou la personne âgée ne présente pas de pathologies somatiques et que ses troubles sont bien liés à de la maltraitance. Ces examens sont souvent répétés pour s’assurer du diagnostic.

Il reste bien des situations en suspens en particulier lorsque l’enfant est un bébé trop petit pour parler ou plus grand, mais en situation de handicap sans verbalisation possible ou quand la personne âgée ne communique plus. Ils peuvent présenter des troubles laissant craindre une maltraitance, mais sont dans l’incapacité de les expliquer et de donner des éléments de contexte. Seuls les proches peuvent transmettre des informations, mais ces éléments restent du déclaratif qui ne présume en rien de la réalité des faits. Dans certaines situations la frontière est très limite entre maltraitance et accident ce qui peut conduire à des signalements ou au contraire à des banalisations sous couvert que l’enfant ou la personne âgée est très agitée et est tombée toute seule. Même si aucun signalement n’est effectué il est important que les soignants notent dans le dossier médical leurs doutes, car très souvent, les soignants seront de nouveau sollicités. Et c’est certaines fois en raison du nombre répété de prises en charge médicale que la représentation d’un « accident » bascule vers celle d’une maltraitance et qu’un signalement finit par être rédigé.

La complexité du diagnostic différentiel s’explique également dans les situations de traumatismes cumulés où le mineur comme la personne âgée vulnérable a subi des violences de toutes sortes, à différents moments de sa vie ou dans les cas où une victime a été victimes de maltraitance et simultanément a été endeuillée (cas par exemple d’enfant survivant à une tuerie familiale). Il peut être alors difficile de différencier les troubles liés au vécu traumatique de ceux consécutifs au deuil traumatique.

La situation des mineurs non accompagnés – MNA est ici bien spécifique, car la plupart ont subi des deuils multiples, au sens de perte en raison de leur départ de leur pays, la perte de leurs repères quotidiens et celle de proches, mais aussi, car ils sont nombreux à témoigner de maltraitances multiples au cours de leurs parcours migratoires et certaines fois depuis leur arrivée en France150. Selon le décret 2016-840 du 24 juin 2016, ces jeunes doivent bénéficier d’une aide spécifique au niveau social (art. L. 112-3 et L. 221-262 du CASF) et juridique avec la désignation d’un administrateur ad hoc pour les accompagner dans toutes les démarches. Mais pour tous ceux qui ne parlent pas le français, ni l’anglais, les prises en charge de leur situation et plus particulièrement de leurs troubles s’avèrent très difficile sans traducteur et certaines fois impossibles, laissant tous ces mineurs sans prise en charge.

Enfin une autre difficulté d’importance se pose en particulier pour les experts, car l’expressivité traumatique n’est pas linéaire et les troubles peuvent se manifester des années après les faits. Il peut alors s’avérer particulièrement complexe de différencier ce qui relève des troubles liés aux maltraitances et à ceux liés à la révélation de celle-ci avec tous ses effets (réactions des proches, procédures, auditions, etc.) Temporaliser les troubles, tenter de les décrypter selon la dynamique intrapsychique de la personne au moment où elle est évaluée, prendre en considération tous les éléments de contexte, échanger avec des collègues dans le respect du secret professionnels, sont autant d’éléments pour limiter les erreurs.

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ES DIFFICULTES RENCONTREES PAR LES PROFESSIONNELS POUR RECONNAITRE LA MALTRAITANCE

Les difficultés rencontrées par les professionnels pour signaler apparaissent de différentes origines. Elles s’expliquent non seulement en raison des résistances personnelles face au signalement tant des professionnels que des victimes que du fait du manque de formation sur la protection de l’enfance dont bénéficient les professionnels.

Chapitre 1 : Les difficultés de repérage liées aux résistances personnelles des