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La rhétorique du partage telle que je l’ai envisagée jusqu’à présent est une rhétorique principalement utilitaire, employée, à bon escient ou non, pour soutenir l’argumentation.

Mais elle peut être également idéologique lorsqu’elle entend imposer des représentations du monde porteuses d’exclusion, de ségrégation ou de racisme. Je n’entends pas faire l’inventaire de celles-ci puisque mon propos, ici, porte uniquement sur l’utilisation des généralisations dans les textes anthropologiques. Mon intention est simplement de souligner un danger : les représentations holistes de la société et de la culture que nous utilisons si facilement dans notre discipline constituent un terreau privilégié pour les pensées totalitaires, intégristes ou sectaires telles qu’on peut les voir se manifester dans les domaines de la politique, de la religion, de la culture, du sexe ou des revendications ethniques. Il y a là une raison supplémentaire pour que nous adoptions ces perspectives holistes avec la plus grande rigueur et d’immenses précautions, en nous souciant de ne pas légitimer ou conforter les tristes tropes et les notions peccantes.

Les rigidités sociosymboliques380, dans l’appréhension des formes du partage (sur le modèle du Grand Partage Nous vs Les autres) sont très anciennes : on cite toujours, lorsqu’on évoque cette question, l’opposition bien connue entre la grécité et la barbarie et, tout au long de l’histoire, on peut trouver de multiples exemples de représentations du partage au sein du groupe d’appartenance exclusives de tout ce qui est désigné comme relevant de l’altérité. Dans le cadre d’un travail sur l’épistémè du partage, il n’est pas inutile de donner quelques repères susceptibles de nous aider à comprendre dans quelle filiation de pensée nous nous situons aujourd’hui lorsque nous privilégions les perspectives holistes.

La pensée holiste est souvent dichotomique. Linné, note Leach, voyait dans l’Européen et l’Africain deux variétés d’homo sapiens, le premier ayant pour traits distinctifs d’être « clair de teint, de tempérament sanguin et nerveux ; couvert de vêtements serrés ; gouverné par des lois », le second étant « noir de teint, de tempérament flegmatique, sans tonus ; le corps oint de graisse ; gouverné par ses passions »381. Selon la théorie des deux races, telle qu’elle a été développée dans le cadre de la vulgate scientifique du XIX° siècle, il y aurait partout une race (ou ethnie) dominante et une race (ou ethnie) dominée, soit des civilisés et des barbares, des seigneurs et des cerfs, des conquérants et des conquis. Cette conception de l’humanité, souligne Mondher Kilani,

« n’est pas un simple mythe agité par de médiocres idéologues ou de démagogues propagandistes. Une telle théorie qui prétend à l’universel a le triste privilège de fournir une vision structurée du monde et des rapports sociaux »382. Elle est, comme je l’ai dit

380 Jean-Luc Alber, « La réverbération du Blanc : stigmatisation et ethnicité à Maurice » in J. Hainard, R.

Kaehr, op. cit., p. 220.

381 E.R Leach, op. cit., p. 386-387.

382 M. Kilani, op. cit., p.43.

plus haut, économique d’un point de vue cognitif, ce qui explique probablement son succès qui, hélas, ne s’est historiquement jamais démenti.

Le XX° siècle, en effet, a été celui des slogans « qui font marcher les masses »383, slogans qui, le plus souvent, véhiculaient le thème d’un partage « naturellement » exclusif de l’Autre, à l’échelle de groupes fermés les uns aux autres : ethnicismes, racismes,

« holisme idéel et émotionnel »384 du fait national, communautarisme, primitivisme, apartheid (la logique – et la fiction - du partage entre ceux qui, par essence, sont supposés partager certains traits), patrie385, Volksgeist, assignations d’une identité exclusive, etc.

Dans Mein Kampf, rappelle Louis Dumont, la collectivité à laquelle l’Aryen doit se sacrifier est appelée aussi bien Gesamtheit (ensemble, totalité) ou Allgemeinheit (généralité, universalité) que Gemeinschaft (communauté)386. Que ces formes de pensée puissent être meurtrières, notre siècle climatérique l’a largement montré. Il n’est pas impossible que le fait de considérer des ensembles d’individus comme des totalités, intérieurement indifférenciées et extérieurement incommensurables les unes aux autres, ait contribué à l’élaboration des programmes d’extermination de masse, fondés sur des critères holistes, ethniques ou nationaux (par exemple, les Français, les Belges, etc., lors de

383 Marc Fumaroli, « » Je est un autre » : Leurres de l’identité », Diogène, n° 177, Janvier-Mars 1997, p.

126.

384 András Zempléni, « Les manques de la nation. Sur quelques propriétés de la « patrie » et de la « nation » en Hongrie contemporaine in D. Fabre, op. cit., p. 125.

385 Voir Anne-Marie Losonczy, « Les itinéraires de la patrie. De la construction de l’espace interpatriotique en Hongrie contemporaine » in J. Hainard, R. Kaehr, op. cit., p. 177-194.

386 L. Dumont, op. cit., p. 147. La Gemeinschaft, opposée comme on le sait par Tönnies à la Gesellschaft (société constituée d’individus). La notion de Gemeinschaft occupa une place centrale dans la Volkskunde où elle devint « un modèle intellectuel de totalité » (H. Bausinger, op. cit., p. 97). Pour être complet et honnête, je dois rappeler que Dumont n’établit pas d’équation entre la pensée holiste et le totalitarisme.

Celui-ci est, selon lui, une combinaison d’individualisme et de holisme. En fait, il considère que le nazisme est un « pseudo-holisme ». Le totalitarisme est une maladie de la société moderne qui « résulte de la tentative, dans une société où l’individualisme est profondément enraciné, et prédominant, de le subordonner à la primauté de la société comme totalité. » : L. Dumont, op. cit., p. 29 et 132-164. Christian Godin, avec une argumentation proche, refuse également d’assimiler holisme et totalitarisme : La Totalité.

Prologue. Pour une philosophie de la totalité, Paris, Champ Vallon, 1997, p. 69. Il semble toutefois incontestable, comme le note Michel Onfray, que « c'est chaque fois au nom du tout qu’on appelle à en finir avec la partie » : Politique du rebelle. Traité de résistance et d’insoumission, Paris, Grasset, 1997, p.

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la Grande Guerre)387. Aujourd’hui encore, ces schèmes de pensée – relevant de ce que Todorov appelle « l’idéologie holiste »388 - sont particulièrement prégnants et menaçants : de La Volksseele ou « âme du peuple » des nazis aux « communautés naturelles »389 du Front National, la distance est-elle si grande ?

Il n’est pas facile de se défaire de ces « inventions » qui, note Bourdieu, sont inscrites

« dans l’objectivité des institutions, c'est-à-dire des choses et des corps »390. Toutefois, de nombreux chercheurs en sciences humaines et sociales, conscients du danger de ces artefacts sociaux que, dans le passé, ils ont trop souvent légitimés, s’efforcent de les

« déconstruire » en réhabilitant les individus singuliers.

387 Sur la « brutalisation » qui caractérise le conflit de la Première Guerre Mondiale, voir Stéphane Audoin-Rouzeau, « Oublis et non-dits de l’histoire de la Grande Guerre », Revue du Nord, Tome LXXVIII, avril-juin 1996, p. 355-365.

388 T. Todorov, Nous et les autres. La réflexion française sur la diversité humaine, op. cit., p. 522.

389 D’un point de vue cognitif, c'est le propre de la catégorisation effectuée par le sens commun de se donner comme le résultat ou le produit d’un découpage « naturel » ou « familier » voire comme une simple

« lecture » - en ce sens que la catégorie se présente comme ne pouvant être autrement – d’un donné préexistant. Il y a là une différence radicale entre la catégorie et le concept scientifique, celui-ci étant toujours forgé non pas en cultivant l’illusion que l’entendement puise ses lois dans la nature mais en ne dissimulant pas qu’il les lui prescrit.

390 P. Bourdieu, Méditations pascaliennes, op. cit., p. 130.

CHAPITRE VI