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« Toute pratique et toute production portent sur l’individuel : ce n’est pas l’Homme, en effet, que guérit le médecin traitant, sinon par accident, mais Callias ou Socrate, ou quelqu’autre individu ainsi désigné qui se trouve accidentellement être un homme. » (Aristote, Métaphysique, I, 981a)151.

« La maison en et par soi, auto kath’auto, celle qui nous fait utiliser le mot pour tous les édifices particuliers et différents, nous ne la voyons jamais, pas plus avec les yeux de notre corps qu’avec ceux de l’esprit ; toute maison que nous imaginons, même la plus abstraite, avec le strict minimum permettant de la reconnaître, est déjà une maison particulière. » (Hannah Arendt, Considérations morales, Paris, Payot & Rivages, 1996, p. 46).

« … il n’y a point d’homme dans le monde. J’ai vu, dans ma vie, des Français, des Italiens, des Russes, etc. ; je sais même, grâce à Montesquieu, qu’on peut être Persan : mais quant à l’homme, je déclare ne l’avoir rencontré de ma vie ; s’il existe, c'est bien à mon insu. » (Joseph de Maistre, Considérations sur la France, 1791, chap. VI)152.

Admettons l’évidence : « il n’y a point d’homme dans le monde », pas plus que de maison « en soi et par soi », de même que la fleur de Mallarmé, absente de tout bouquet, ne fanera jamais. Nous ne pouvons voir, observer et éventuellement décrire que des choses particulières, des étants singuliers. Antisthène ne voit qu’un cheval, jamais la caballéité.

En anthropologie, il n’en va pas autrement et, lorsqu’il s’agit d’établir le partage, nous nous appuyons sur les descriptions de choses singulières pour proposer des généralisations (par exemple « l’identité culturelle » ou « la mémoire collective ») qui visent à rendre compte de l’essence commune (ou des caractères communs) de ces choses décrites. Ces généralisations, qui ont pour objet de désigner, en extension et en compréhension, l’ensemble des phénomènes observés, ont le statut de définitions. Quelle est la valeur de

151 Aristote se réfère ici à la pratique du médecin et non à l’objet de la médecine : celle-ci « examine non pas ce qui est bon pour la santé de Socrate ou de Callias, mais pour l’homme ou les hommes de tel tempérament : c'est là ce qui est technique, l’individuel est indéterminé et n’est pas objet de science. » (Aristote Rhétorique (Livre I), 1356 b - 1357 a).

152 Cité in Edmund R. Leach, L’unité de l’homme et autres essais, Paris, Gallimard, 1980, p. 363.

ces descriptions, en quoi légitiment-elles les définitions et, au final, les hypothèses du partage ?

Une description n’est pas une définition : celle-ci détermine l’ensemble des caractères entrant dans la compréhension de la chose définie alors que la description détermine seulement les caractères de la chose qui se donnent à décrire tout en portant avec elle la négation de ce qui n’est pas décrit, De ce fait, la description ne permet pas de connaître la nature et l’essence de cette chose. Selon la Logique de Port-Royal, la description est une

« définition moins exacte »153 c'est-à-dire une définition imparfaite, pour deux raisons : elle énumère certains attributs seulement d’une chose154 et, parmi ceux-ci, certains ne sont qu’accidentels. On ne voit pas quel argument on pourrait opposer à la première raison : ma carte d’identité me décrit, elle ne me définit pas. Une carte d’identité définitoire devrait déterminer la totalité des caractères entrant dans la compréhension d’un individu mais, fort heureusement, cette idée effrayante parce qu’elle est, précisément, totalitaire, relève (pour l’instant) du domaine de la science-fiction. La seconde raison est davantage problématique : elle affirme que, lorsqu’elle s’applique à des sujets de la même espèce, la description tient son caractère imparfait du fait qu’en réunissant les accidents par lesquels un sujet se distingue d’un autre, elle privilégie la connaissance d’individus ou de singuliers, qui, pourtant, ne diffèrent que peu ou point par leur nature155. L’accent porté sur les attributs, inhérent à la description qui, par définition, est déictique, peut amener à mettre au premier plan une différence accidentelle – c'est-à-dire qui peut appartenir ou ne

153 Paris, Flammarion, 1970, p. 216.

154 Sur ce point, voir par exemple Karl Popper, Misère de l’historicisme, Paris, Presses Pocket, 1988, p. 98-99 : notant que toute description est nécessairement sélective, il ajoute que la méthode totaliste – la description totale - est condamnée à rester un pur et simple programme : « Pas un seul exemple de description scientifique d’une situation sociale concrète, totale, n’est jamais donné » (p. 101).

155 Voir Marc Buffat, « Sur la notion de description dans l’Encyclopédie », in Rhétorique et discours critiques. Échanges entre langue et métalangues, Paris, Presses de l’École Normale Supérieure, 1989, p.

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pas appartenir au même individu - et, ainsi, reléguer, oublier ou, même, faire disparaître156 l’essence ou la substance commune.

Cette seconde raison est problématique car on est en droit de se poser la question suivante : les différences entres sujets d’une même espèce sont-elles de simples accidents qui ne doivent point masquer ce que ces sujets partagent et qui définit leur nature commune ou bien ces différences sont-elles premières, quant à la nature singulière de ces sujets, en regard d’un partage qui serait accidentel ou, en tout cas, second ? En anthropologie, nous privilégions incontestablement le premier terme de cette alternative157, comme tente de le montrer Bernard Lahire dans son évaluation quelque peu injuste du concept d’habitus chez Bourdieu158 : il « condense ou cumule l’ensemble des propriétés statistiquement les plus attachées à un groupe social » et, à ce titre, peut illustrer des modèles macrosociologiques, mais il devient trompeur lorsqu’on oublie que « la réalité sociale incarnée dans chaque acteur singulier est toujours moins lisse et moins simple que cela. »159 Le privilège que nous accordons au premier terme de l’alternative est donc ambigu : lorsque nous comparons des groupes – constitués comment ? -, nous jugeons les différences (réelles ou imaginaires) plutôt non accidentelles, ce qui vient ainsi renforcer

156 C'est le sourire du chat sans le chat dans Alice : Lewis Carroll, Les Aventures d’Alice au pays des merveilles in Œuvres, Paris, Gallimard, 1990 (bibliothèque de La Pléiade), p. 154-155.

157 « Il faut croire que l’on attache à l’homme (anthropos) en tant que phénomène moins d’importance qu’au groupe (ethnos): le choix du terme « ethnographie » n’est donc pas fortuit » : Britta Rupp-Eisenreich, Histoires de l’anthropologie: XVI-XIX siècles, Paris, Klincksieck, 1984, p. 255.

158 La définition de l’habitus par Bourdieu est beaucoup plus subtile que ce qu’en dit Lahire : in Le sens pratique, Paris, Editions de Minuit, 1980, p. 92 : « les dispositions intérieures, intériorisation de l’extériorité, permettent aux forces extérieures de s’exercer, mais selon la logique spécifique des organismes dans lesquels elles sont incorporées, c'est-à-dire de manière durable, systématique et non mécanique : système acquis de schèmes générateurs, l’habitus rend possible la production libre de toutes les pensées, toutes les perceptions et toutes les actions inscrites dans les limites inhérentes aux conditions particulières de sa production, et de celles-là seulement. » Voir aussi Esquisse d’une théorie de la pratique, Genève-Paris, Librairie Droz, 1972, p. 180. Dans un cadre théorique évidemment différent, on peut encore songer à l’introjection de Marcuse, qui désigne les « démarches plus ou moins spontanées par lesquelles l’Ego fait passer l’ » extérieur » dans l’ » intérieur ». » : L’homme unidimensionnel, Paris, Éditions de Minuit, 1968, p. 34. Je range personnellement l’habitus et l’introjection dans la catégorie de la protomémoire.

159 B. Lahire, op. cit., p. 20.

notre croyance dans la réalité de ces groupes, croyance qui, le plus souvent, préexiste à l’observation ; en revanche, à l’intérieur d’un groupe, nous avons tendance à considérer les différences (réelles ou imaginaires) comme accidentelles. C'est uniquement lorsque nous jugeons que les différences sont accidentelles que, en recourant à l’induction, puis en faisant appel à des concepts qui sont toujours le résultat d’une « visée de série »160, nous procédons à des généralisations du type suivant : « la culture X existe ». Nous pourrons dire ensuite : « elle est différente de la culture Y ». On admet donc dans ce cas que les différences (réelles ou imaginaires) observées entre individus à l’intérieur d’un groupe sont accidentelles et que les modalités différenciées du partage qui permettent de distinguer les groupes entre eux ne sont pas accidentelles. N’est-ce pas aller un peu vite en besogne concernant les étants singuliers qui, toujours, préexistent à l’induction ? Avons-nous raison de privilégier le premier terme de l’alternative ? Ne risquons-Avons-nous pas d’enserrer le réel dans des concepts qui, dans leur visée du général, seront réducteurs de la singularité des étants ? Je vais tenter de préciser leur statut dans la section suivante, sans prétendre pour autant répondre à toutes ces questions.