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Les arguments relatifs aux illusions ontologiques, à « l’écart inéluctable entre le signifié et le signifiant », au fait que les concepts ne peuvent être réduits à leur fonction référentielle ou encore au fait que l’anthropologue est prisonnier d’un « jeu de langage »sont battus et rebattus. Mais ces rappels ou ces mises en garde, toujours salutaires, ne doivent pas servir de prétexte à une sorte d’abdication littéraire consistant à prétendre que puisqu’il faut en finir avec la fiction « de la transparence du langage, de l’adéquation des mots et des choses, de l’isomorphisme du référent et du signe », on peut alors, sans ambages, se détourner de la quête des choses et des référents pour se réfugier dans une activité de construction et de traduction au cours de laquelle le chercheur, devenu ainsi auteur, « produit plus qu’il ne reproduit »138.

Admettre que la valeur de nos concepts dépend davantage de leur caractère plausible (le pourquoi pas de Bachelard139) ou argumentatif n’implique pas que l’on s’abandonne au relativisme cognitif ou à l’abdication littéraire. Je suis fermement convaincu que la totalité du monde physique et la plus grande partie du monde social existent sans moi ; je pense

137 M. Meyer, op. cit., p. 42

138 Toutes les citations sont extraites de : François Laplantine, La description ethnographique, Paris, Nathan Université, 1996, p. 35 et 37.

139 G. Bachelard, op. cit., p. 10.

vraiment que le monde a un réalité ontologique indépendante de la construction sociale des discours scientifiques (thèse opposée au relativisme cognitif140) ; je pense encore que les théories anthropologiques, pas plus que les autres sciences, n’ont vocation à n’être que des narrations parmi d’autres : nous devons déployer tous nos efforts pour que la relation entre nos théories et la réalité – le vieux problème de l’adaequatio rei et intellectus - soit aussi pertinente que possible, même si la réalité sociale est immensément complexe, toujours mouvante et en création. Le projet – est-ce utopique ? – de « parler l’être » à l’aide de concepts qui ne seraient cause ni de méprise ni de fausseté, la quête d’une sémantique de la vérité qui nous informerait de l’ajustement parfait entre le mot et le réel appartiennent à mon sens au programme de l’anthropologie. Même si l’on sait que la traduction parfaite (d’un ouvrage, d’une culture, de ce que pense l’autre) est impossible, on doit cependant reconnaître qu’on produit tous les jours de bonnes traductions141. Si, comme le note Searle,

« le monde réel se moque pas mal de la manière dont nous le représentons »142, il nous appartient toutefois de nous soucier de la validité de nos représentations et de la

« rectitude » de nos dénominations (Cratyle)143. Penser, c'est essayer d’assembler des idées claires et distinctes, « conformément à la façon dont les parties constituantes du monde sont assemblées »144. J’ajoute qu’en sciences humaines et sociales, nous avons tort de nous laisser trop vite enfermer dans l’alternative qu’une mauvaise vulgarisation de la recherche universitaire entend imposer : celle qui existerait entre, d’un côté, le monde de la Science, caractérisée par la méthode, la rigueur, le raisonnement, et, de l’autre, le monde des Arts et des Humanités, implicitement privé de ces qualités. On peut exercer une discipline

140 « Nous ne fabriquons pas des « mondes » ; nous faisons des descriptions auxquelles le monde réel peut s’ajuster ou ne pas s’ajuster. » : J. R. Searle, La construction de la réalité sociale, op. cit., , p. 214.

141 Daniel Dennett, La diversité des esprits. Une approche de la conscience, Paris, Hachette, 1996, p. 23.

142 J. R. Searle, La redécouverte de l’esprit, op. cit., p. 258.

143 « C'est donc que nommer aussi, il faut le faire de la manière dont il est naturel aux choses, et qu’on les nomme, et qu’elles soient nommées, et avec l’instrument voulu, mais non pas de la manière que, nous, nous le voudrions. » (Cratyle, 387d).

144 Charles Taylor, op. cit., p. 35.

considérée comme non scientifique avec méthode, rigueur et raison. Chaque fois que cela est possible, nous devons nous efforcer « de voir clairement ce que les mots désignent.

Sans cela, lorsque nous croirons assembler nos idées pour atteindre le réel, nous serons en fait en train de construire des châteaux imaginaires ou de composer des absurdités. Nos instruments auront pris le dessus et, au lieu de les contrôler, nous serons contrôlés par eux. »145

Lorsque François Laplantine affirme que l’écriture descriptive consiste « à faire advenir ce qui n’a pas encore été dit, bref à faire surgir de l’inédit », je ne peux qu’acquiescer à cette déclaration de bon sens. Je ne peux plus le suivre quand il prétend qu’elle ne consiste pas « à exprimer un contenu déjà là et déjà dit »146 : il y a là une confusion entre deux niveaux de la réalité qui est caractéristique d’une inclination visant à faire des textes ethnographiques des textes littéraires, c'est-à-dire autre chose que ce qu’ils doivent être. Qu’une écriture descriptive n’exprime pas du « déjà dit » est certainement une intention louable qui, peut-être, contribuera à réduire l’inflation des publications en sciences humaines et sociales ; qu’elle n’ait pas vocation à exprimer du « déjà là » est incompréhensible : on n’attend pas de l’ethnographe qu’il fasse preuve de ses talents littéraires ou de ses aptitudes à imaginer de l’inédit mais que, dans toute la mesure du

145 Op. cit., p. 36. D’accord sur ce point avec Charles Taylor, je ne peux suivre Geertz lorsqu’il évoque « la prise de conscience, de plus en plus répandue, que « dire les choses telles qu’elles sont » est un slogan qui ne convient pas plus à l’ethnographie qu’à la philosophie depuis Wittgenstein (ou Gadamer), qu’à l’histoire depuis Collingwood (ou Ricoeur), qu’à la littérature depuis Auerbach (ou Barthes), qu’à la peinture depuis Gombrich (ou Goodman), qu’à la politique depuis Foucault (ou Skinner) ou qu’à la physique depuis Kuhn (ou Hesse). « L’évocation » ne résoudra peut-être pas le problème, et le paradoxe ne permettra peut-être pas de le situer. Néanmoins il est tout à fait clair qu’il y a un problème » : C. Geertz, op. cit., p. 136. La comparaison entre les différentes disciplines citées me paraît peu fondée. Dire les choses comme elles sont est bien le projet de la physique qu’il est absurde de comparer à celui du peintre ou du romancier.

L’historien tente également de restituer les choses telles qu’elles ont été (en sachant qu’au mieux il ne pourra que s’approcher de la réalité historique) et, que je sache, l’ontologie fait bien partie des préoccupations de tout philosophe. Seul l’homme politique, peut-être, se préoccupe moins des choses telles qu’elles sont que des choses telles qu’il aimerait que les électeurs croient qu’elles sont.

146 F. Laplantine, op. cit., p. 35.

possible, avec les limites inhérentes aux problèmes de traduction147 et d’interprétation et en assumant la part rhétorique de son discours, il permette d’accéder partiellement à une réalité sociale qui, sans lui, existe de toutes façons et a un sens pour ceux qui la vivent, tout simplement parce qu’elle est « là » et bien là dans le monde. J’admets facilement l’idée qu’il n’est pas possible de « sortir du langage », que « la description est description de celui qui décrit » et que « la signification est liée à l’activité de celui qui pose la question du sens »148. De là à conclure que « l’idée d’une autonomie du décrit (le référent, l’objet, le signifié) est un leurre » et qu’il n’existe pas à proprement parler de « données ethnographiques »149, il y a un pas que je ne franchirai pas. Dans le domaine où je suis le moins ignorant, celui de l’anthropologie de la mémoire, je sais que les souvenirs existent, que certains d’entre eux sont partagés et que la mémoire collective est parfois (rarement) une réalité. Loin de voir dans le souci de la meilleure adéquation possible de nos concepts avec le réel un « conception indigente du langage »150, je préfère y voir une conception exigeante. Cette exigence doit être d’autant plus grande qu’en anthropologie nous tentons de rendre compte d’une réalité dont le contenu est sans doute inépuisable et, peut-être, indicible pour une part.

147 Admettons, une fois pour toutes, que « nulle herméneutique n’est l’équivalent de son objet » : George Steiner, Errata. Récit d’une pensée, Paris, Gallimard, 1998, p. 36.

148 F. Laplantine, op. cit., p. 38.

149 Op. cit., p. 38.

150 Op. cit., p. 38.

CHAPITRE IV