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L’herbe et la vache : universaux, totalités, types et catégories

Spontanément, percevons-nous le monde « sub specie individuorum », sous forme d’objets individuels durablement nommables264 ? Je ne pense pas, comme Alféri commentant Ockham, que le singulier soit toujours ce qui est le premier connu dans le temps, distinctement ou confusément. J’adhère davantage à son argumentation lorsqu’il

263 Cité in P. Alféri, op. cit., p. 39.

264 René Poirier in Jean Largeault, Enquête sur le nominalisme, Paris et Louvain, Ed. Nauwelaerts, 1971, p.

XI.

affirme que toute connaissance véritable dérive de l’intuition du singulier265, car ceci laisse ouverte la possibilité que notre intuition première du monde ne soit pas véritable.

D’emblée266, en effet, il me semble que nous percevons le monde en termes holistes. Plus exactement, nous le percevons par « paquets » (ou totalités) de réalité, expression peu élégante267 que je substitue à l’unité synthétique d’aperception kantienne ou au faisceau de sensations humien : (par exemple, des « paquets » d’espace : maison, quartier, village, territoire, etc., des « paquets » de temps : journée, siècle, millénaire, période, cycle, etc., ou encore des « paquets » de personnes : « les autres », le groupe, le peuple, l’ethnie, etc.).

La principale raison de cette « exigence cognitive de généralisation »268 est probablement une économie intellectuelle : alors que la pensée atomiste est une pensée coûteuse qui implique un véritable travail d’analyse269, la perception holiste (par « paquets ») demande un minimum d’efforts comme le montre la large diffusion des stéréotypes ethniques et sociaux270 ou notre tendance à personnifier les organisations271 qui, évidemment, ne sont

265 P. Alféri, op. cit., p. 78 et 258.

266 Selon Karl Mannheim, nous avons « d’emblée » une perception générale structurante des choses et des contenus spirituels : Le problème des générations, op. cit., p. 61-62. Sur « l’essentialisme spontané qui caractérise le sujet parlant », voir Richard Pottier, Anthropologie du mythe, Paris, Kimé, 1994, p. 58.

267 Expression qui m’a été suggérée par le concept de MOP (Memory organization packets) chez Roger C.

Schank : « De la mémoire humaine à la mémoire artificielle », La Recherche, n° 273, février 1995, p. 154.

268 Laurent Thévenot, « Émotions et évaluations » in P. Paperman, R. Ogien op. cit., p. 148.

269 Ce qui ne signifie pas que la pensée atomiste a plus de « valeur » que la pensée holiste. Face à l’émotion esthétique provoquée par l’appréhension holiste de nombreuses œuvres d’art, la pensée atomiste peut être un handicap et même une véritable infirmité interdisant tout accès à la vérité de l’œuvre et de la création .

270 Dans une étude très fine de l’iconographie qui, pendant trois siècles (XVI°-XIX° siècles) a représenté le peuple de Paris et, plus précisément les petits métiers, Vincent Milliot montre comment, jusqu’au milieu du XVII° siècle, les auteurs de gravures s’employaient à atténuer l’individuation du sujet, déniant ainsi

« toute expression individuelle aux représentants des milieux populaires par opposition aux patriciens ».

Cet imaginaire holiste du peuple permet de le réduire à des stéréotypes (usant et abusant de la figure récurrente du grotesque et du carnavalesque) qui autorisent le classement tout en bas de l’échelle sociale de sujets réduits à une « masse indistincte et populacière » : Vincent Milliot, Les Cris de Paris ou le peuple travesti. Les représentations des petits métiers parisiens (XVI°-XVII° siècles), Paris, Publications de la Sorbonne, 1995, p. 209-215.

271 Un superbe exemple : « Dans une société organisée, les agents économiques, entreprises, consommateurs, États, ont chacun leurs raisons ; leurs décisions obéissent à leurs motivations ; ils sont assujettis à leurs propres buts. Quoique chacun s’avère un être complexe de par sa complexion personnelle, l’intelligence artificielle suppose que, vu de l’extérieur, notre comportement se réduit bien souvent à n’être qu’un reflet de notre environnement, en sorte qu’une modélisation relativement grossière, à l’aide d’un système symbolique physique, en rende compte approximativement » : J.-G. Ganascia, op. cit., p. 21-22.

L’auteur fonde ses dires sur l’hypothèse implicite suivante, évidemment très contestable : il y a une relation d’équivalence Société = État = entreprise = individu ! Il nous arrive souvent d’accepter ce genre de proposition sans ciller.

constituées que d’individus singuliers, en chair et en os. C'est parce que nous percevons le monde en termes généraux que nous sommes tentés de le décrire de la même façon, alors que la réalité est entitativement atomique : « l’universel n’est pas un trait du monde », il est « un effet de notre langage »272.

En sciences humaines et sociales, nous n’échappons pas à ce penchant : dans nos intuitions partielles du social, nous sommes particulièrement doués pour les idées générales, même en l’absence d’induction préalable. Enfermés dans « le paradigme de la généralisation »273, soumis à une sorte de « dogmatisme totalitaire » lors de l’analyse des données274, nous appréhendons toute sociophanie à l’aide d’universaux, de catégories, de totalités, de classes, de types voire de stéréotypes. Comme l’herbe aux yeux de la vache275, le social nous apparaît sous des formes plutôt vagues et générales et nous le restituons ainsi d’autant plus facilement que, rappelle Goody, l’écriture confère à l’auteur le privilège de la totalisation.276 Veyne note ainsi que « dès la première féodalité que notre manuel d’histoire nous fait connaître », nous voyons la féodalité comme idée générale277. Ces idées générales peuvent avoir une grande puissance d’intelligibilité lorsqu’elles sont utilisées dans leur forme idéaltypique, c'est-à-dire sans prétendre se superposer à la réalité représentée : il s’agit alors de constructions théoriques qui tentent de dépasser l’induction et qui intègrent les aspects jugés les plus significatifs des données historiques à des fins

272 Charles Taylor, op. cit., p. 33.

273 Carlo Ginzburg, Mythes, emblèmes, traces. Morphologie et histoire, Paris, Flammarion, 1989, p. 163.

274 Jean-François Gossiaux, « L’ethnologie au bout du compte », Terrain, n° 30, mars 1998, p. 156. Le succès de la monographie, note M. Kilani, tient au fait qu’elle crée chez le lecteur « un sens de la totalité et de l’ordre » : « Du terrain au texte. Sur l’écriture de l’anthropologie », Communications, n° 58/1994, p. 53.

Effectivement, il ne peut s’agir que d’un sens ou d’une illusion de totalité puisque l’appréhension du tout de la société est une impossibilité logique, chaque tentative de l’appréhender devant elle-même être incluse dans cette étude, ce qui conduit à une régression sans fin : sur ce point, voir K. Popper, La logique de la découverte scientifique, op. cit., p. 102.

275 P. Veyne commentant Bergson, op. cit., p. 172.

276 Jack Goody, La raison graphique. La domestication de la pensée sauvage, Paris, Ed. de Minuit, 1979, p.

14.

277 P. Veyne, op. cit., p. 174.

compréhensives des phénomènes observés. A l’aide de l’idéaltype ainsi forgé, on s’efforcera d’expliquer des événements singuliers. Les idées générales telles que

« christianisme médiéval », « société industrielle » « féodalité » ou « capitalisme » remplissent le plus souvent parfaitement ce rôle, équivalent, par exemple, à celui que joue pour chacun de nous l’idée générale d’« angle » qui nous permet, sans les avoir vus, d’embrasser (de comprendre) l’infinité des angles possibles que nous pouvons rencontrer dans la réalité278.

Par ailleurs, de nombreuses totalisations d’occurrences singulières sont dotées de

« propriétés de consistance »279 différentes de celles de ces occurrences : c'est le cas, en démographie, des régularités observées dans le nombre annuel de naissances, de morts, de mariages, etc., dans un pays donné, régularités qui nous disent quelque chose de plus sur ces événements que chacun d’entre eux dans son caractère contingent et aléatoire. Dans un ordre d’idées un peu différent, la valeur de vérité d’une proposition moléculaire (ou proposition complexe) ne peut pas être réduite à la valeur de vérité des propositions atomiques (ou propositions élémentaires) qui la constituent, comme on le fait habituellement dans le cadre de la logique des propositions280 : dire, par exemple, que

« tous les étudiants inscrits en licence sont aujourd’hui présents à mon cours», c'est dire autre chose que « un tel… » et « un tel… » et « un tel… » est présent aujourd’hui : la proposition complexe concerne tous les étudiants. Le fait qu’ils soient tous là constitue un événement qui est lui même singulier et qui a une signification particulière.

278 J’emprunte l’exemple de l’angle à P. Veyne, op. cit., p. 177.

279 A. Desrosières, op. cit., p. 95.

280 Sur ce point, voir Jean-Gérard Rossi, La philosophie analytique, Paris, PUF, 1989, p. 11-13.

D’autres termes ou expressions, comme ceux que Thornton appelle les images holistes, sont beaucoup plus équivoques qu’un idéaltype ou qu’une totalisation d’occurrences singulières dotée de propriétés de consistance. Leur finalité rhétorique est patente : ils visent à créer « un effet d’ensemble »281 qui renvoie à des idéaux de société, à des modèles du fonctionnement social, à des visions de l’Autre que l’anthropologue a déjà en tête lorsqu’il rencontre ses informateurs. Sur le terrain, « l’anthropologue ne peut comprendre l’action, qu’elle soit verbale ou non verbale, s’il ne construit, souvent en imagination et en collaboration avec ses informateurs, une représentation de la culture des gens qu’il étudie, représentation qui seule peut donner sens à leurs activités. »282 Dans ce cas, beaucoup de termes généraux deviennent problématiques : « quand nous essayons de les définir, ils se dérobent ; lorsque nous parlons de leur sens, plus rien n’est stable et tout entre en mouvement. »283 Le « Peuple », par exemple, est une « totalité indistincte et jamais présente nulle part »284. Ces termes sont des conventions commodes mais qui ne désignent pas de réalité, ils ne sont pas référés à des choses du monde. C'est particulièrement vrai dans le domaine des représentations collectives ou sociales où, lors de l’élaboration de notre cadastre conceptuel, nous n’avons pas su faire autrement qu’adapter des termes désignant des états mentaux individuels pour désigner le partage supposé de ces représentations : on évoquera ainsi la mémoire sociale, la conscience collective (ou l’inconscient voire le subconscient), l’intelligence ou les croyances, ou encore les mentalités collectives, etc. Ces expressions censées rendre compte du partage sont souvent présentées comme métaphoriques. Ce transport de signification de l’individuel au collectif est jugé à la fois théoriquement embarrassant par les chercheurs –

281 R.J. Thornton, « The Rhetoric of Ethnographic Holism » , Cultural Anthropology, vol. 3, n° 3, p. 285-303, cité in M. Kilani, op. cit., p. 53.

282 M. Kilani, op. cit., p. 55.

283 Hannah Arendt, Considérations morales, Paris, Payot & Rivages, 1996, p. 45.

284 Paul Valéry, Regards sur le monde actuel, Paris, Gallimard, 1945, p. 16.

leur import empirique (leur implication ontologique) est faible voire nul : les états mentaux désignés par ces termes sont attestés seulement chez des individus et, en dernière analyse, si partage il y a, celui-ci s’accomplit toujours au niveau de chaque conscience individuelle – et discursivement bien pratique, ce qui explique la prolifération de ce type de métaphores avec, trop souvent, un sens extrêmement vague qui est toujours le signe d’une dégénérescence conceptuelle285. Selon le principe d’économie dit « rasoir d’Ockham »286, il serait souhaitable de ne pas multiplier sans nécessité ces entités abstraites, métaphysiques.

En résumé, notre tâche est difficile : spontanément, nous avons tendance à percevoir le monde en termes holistes ; pourtant, si nous voulons rendre compte aussi fidèlement que possible du réel, nous devons être atomistes et nous attacher à ne rien perdre de chaque étant singulier ; de plus, il existe des cas où les totalisations d’étants singuliers possèdent des propriétés de consistance, cas qu’il faut savoir repérer ; enfin, puisqu’il est admis que toute science suppose la généralisation, il y a un moment où, dans les théories que nous élaborons, nous devons atteindre un niveau d’abstraction qui nous permettra de regrouper sans trop de frais les occurrences singulières que nous aurons jugées suffisamment ressemblantes les unes aux autres. Tout ceci, nous devrions être capables de le réaliser avec un souci permanent d’économie ontologique, dans un domaine où nous avons pris l’habitude d’être fort dépensiers. Compte tenu de l’immense difficulté de cette tâche, on comprendra que le risque soit grand de céder à des formes de généralisations qui simplifient outrageusement ou aplatissent le réel. Je pense, toutefois, que nous pouvons

285 C'est le cas, par exemple, lorsque la notion de « mémoire collective » utilisée à propos de la Shoah ne renvoie plus aux représentations du passé effectivement partagées par les Juifs ou les Allemands mais à une définition morale de ce que doit être la mémoire du génocide : Noa Gedi, Yigal Elam, « Collective Memory – What Is It ? », History & Memory, Vol. 8, n° 1, 1996, p. 40.

286 Pluralitas non est ponenda sine necessitate.

contenir en partie ce danger si nous nous donnons la peine, lorsque nous rendons compte de nos enquêtes, d’évaluer aussi rigoureusement que possible le degré de pertinence des rhétoriques holistes.