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La reddition prochaine de l’individu ?

« Si loin que pénètre la division, elle ne trouve pas l’indivisible. » : Félix Ravaisson, De l’Habitude, Paris, Payot, 1997, p. 35.

La réhabilitation de l’individu n’est peut-être que provisoire : il n’est pas impossible qu’après avoir contenu l’assaut des sociologues positivistes – grosso modo, le sujet ne pense pas, ce sont les collectifs ou les structures qui le font – il succombe à l’attaque des matérialistes éliminatifs : le sujet ne pense pas, ce sont les neurones qui le font ou, plutôt, la pensée est un effet émergent des réseaux neuronaux dont le sujet s’attribue abusivement437 la paternité. L’éliminativisme438, qui est un courant des sciences cognitives, s’efforce, comme son nom l’indique, d’éliminer l’« insupportable enfant gâté »439 - c'est-à-dire le sujet – de son horizon théorique et de « dissoudre »440 la subjectivité conçue comme un phénomène purement parasite qui n’apporte rien à la compréhension de la cognition.

Dans cette optique, « les sociétés humaines résultent principalement des actions réciproques des psychismes les uns sur les autres, qui eux-mêmes sont produits par des cerveaux dont chacun peut être vu comme une société de cellules nerveuses ou de fonctions cognitives spécialisées »441. L’éliminativisme le plus radical est ainsi défendu par le philosophe Daniel Dennett qui réduit le cerveau et le corps humain à une armée d’homoncules détenteurs, chacun, d’informations et de stratégies. Il faut bien admettre, dit-il, « que nous sommes faits de robots – ou bien, ce qui revient au même, que nous sommes tous une collection de milliards de machines macromoléculaires. Quelque chose

437 Cette formulation laisse deviner les limites de ce modèle : quel est ce sujet pensant qui s’attribue abusivement la paternité de la pensée ?

438 Voir par exemple Radu J. Bogdan, « Attitudes mentales et psychologie de sens commun. Contre l’élimination », Hermès 3, 1988, p. 56-84.

439 C. Lévi-Strauss, L’Homme nu, op. cit., p. 614.

440 « Nous acceptons donc le qualificatif d’esthète, pour autant que nous croyons que le but dernier des sciences humaines n’est pas de constituer l’homme, mais de le dissoudre » : Claude Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, Paris, Plon, 1962, p. 326.

441 J.-G. Ganascia, op. cit., p. 99. Les italiques sont de moi.

fait de robots peut donc avoir une conscience : vous en êtes un vivant exemple. »442 Il ajoute : « mon corps contient autant de moi que n’en contient mon système nerveux : autant de valeurs, de talents, de mémoire, de dispositions qui font de moi ce que je suis. »443 Le sujet individuel perd dès lors ses qualités de sujet, il n’est plus qu’un quasi-sujet, c'est-à-dire un collectif ou une collection (de gènes, de neurones) qui manifeste les propriétés de la subjectivité. Dans cette perspective, il n’y a plus de centre de la subjectivité, les attributs de celle-ci étant considérés comme des effets émergents

« produits par le fonctionnement spontané, « auto-organisé », d’une organisation complexe en forme de réseau. »444 Selon Dennett, l’esprit-cerveau est un organe parmi d’autres, un

« artefact » que l’on considère à tort comme le « patron » alors qu’il est simplement un des multiples serviteurs travaillant à servir les intérêts de ce corps qui le protège et le nourrit, et donne du sens à ses activités. »445 Je ne m’attarde pas davantage sur cette réduction de l’individu à ses particularités (et particules) élémentaires, dont on peut repérer l’influence en France dans l’actualité littéraire. Je ne la critique pas non plus : on trouvera une mise en cause radicale et magistrale de ces thèses – il est erroné de parler d’intentionnalité des machines et des robots car ils n’ont pas conscience de quelque chose – dans l’œuvre de J.R. Searle446 qui, pour autant, ne cède rien au dualisme.

Si j’évoque brièvement ces thèses, c'est pour montrer à quel point l’épistémè du partage est une aventure intellectuelle risquée. Dans la perspective d’un holisme radical,

442 D. Dennett, La diversité des esprits. Une approche de la conscience, op. cit., p. 41-42. Pour un exposé clair des thèses qui attribuent une sémantique et une pragmatique minimales aux robots, voir Denis Vernant, « L’intelligence de la machine et sa capacité dialogique » in Vincent Rialle, Denis Fisette (sous la direction de), Penser l’esprit. Des sciences de la cognition à une philosophie cognitive, Grenoble, PUG, 1996, p. 85-101.

443 Op. cit., p. 106.

444 J.-P. Dupuy, Aux origines des sciences cognitives, op. cit., p. 175-176.

445 D. Dennett, op. cit., p. 107. Pour cette raison, Dennett considère qu’il n’est ni plus, ni moins fondé d’attribuer un état mental à un être humain qu’à une collectivité (sur ce point, voir J.-P. Dupuy, op. cit., p.

176).

446 Voir, par exemple, La redécouverte de l’esprit, op. cit., p. 22.

l’individu singulier semble superflu, le partage lui préexistant sous forme d’entités collectives plus ou moins abstraites. Si, en réaction, on s’attache à réhabiliter les singularités individuelles pour privilégier les formes concrètes du partage, on s’expose à un nouveau risque : la recherche des singularités ultimes peut dissoudre l’individu. Dans l’optique de l’éliminativisme, en effet, l’individu est un usurpateur qui doit être réduit à la société des neurones, considérés comme les véritables étants singuliers. Il est donc cerné par le haut et par le bas, comme le résume très bien Jean-Pierre Dupuy : « en d’autres termes : l’affaiblissement, voire la « déconstruction » de la conception métaphysique, c'est-à-dire cartésienne et leibnizienne, de la subjectivité s’opère dans une champ commun aux sciences sociales et aux sciences cognitives à la fois par en haut et par en bas. Par en haut : les attributs de la subjectivité ne sont pas le monopole des sujets individuels. Des entités collectives peuvent le manifester aussi bien. Par en bas : les attributs de la subjectivité ne sont pas les attributs d’un sujet, ce sont des effets émergents produits par le fonctionnement de processus sans sujet. »447 Si l’attaque par en haut semble (provisoirement ?) repoussée, il ne faut pas sous-estimer la force des assaillants arrivant par en bas. Il y a une trentaine d’années, la tendance était à la disparition du sujet dans les structures ; aujourd’hui, sous les coups de boutoir d’une partie des neurosciences, va-t-on plutôt vers une dissolution de l’individu dans les gènes et les neurones ? Peut-être y a-t-il là une évolution inéluctable. Nous verrons bien mais, quoi qu’il en soit, il me semble que cette évolution hypothétique n’invaliderait pas complètement la vocation de notre discipline telle que je l’ai définie : mettre en évidence les phénomènes de partage ou de

« départage » à l’échelle des individus, sans s’abîmer dans l’inventaire infini de la multitude des étants singuliers : qui, dans ce cas, nous dira où nous arrêter ?

447 J.-P. Dupuy, op. cit., p. 176.

TROISIEME PARTIE :