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La tricherie ou le contournement conscient de la règle

3. ANALYSER L’ÉMERGENCE DES RÈGLES EN SITUATION DE JEU

3.1 Des règles connues

3.1.3 La tricherie ou le contournement conscient de la règle

L’observation de ces moments précis où des élèves avaient des comportements inacceptables nous a ouvert les yeux sur une réalité que nous n’avions pas envisagée au départ : la tricherie. Nos lectures sur l’émergence et la négociation des règles dans le jeu des enfants ne nous avaient pas amenée à nous questionner à ce sujet et pourtant, plusieurs situations ont pu être observées. Il s’agit tout de même d’un phénomène étonnant puisque les élèves avaient des comportements de tricherie en sachant très bien qu’un adulte les observait. Ils agissaient donc sans vraiment avoir honte de leur comportement ou encore pensaient-ils être subtils?

Nous tenons toutefois à nuancer notre propos. La tricherie est peut-être un terme un peu lourd et grave pour des élèves de maternelle. Peut-être devrions-nous davantage parler de « contournement conscient de la règle ». En effet, la tricherie est fréquemment utilisée dans le simple but de gagner, ce qui n’est pas toujours le cas dans les situations qui seront présentées. Ainsi, dans quatre situations, nous avons pu observer de la tricherie de la part d’élèves. Nous présenterons tout d’abord ces situations et tenterons ensuite une interprétation de ces événements.

Commençons tout d’abord avec Lilianne, dans la vignette 16, pendant une partie du jeu Diamoniak. Après une première partie s’étant apparemment bien déroulée et pendant que Caroline célèbre sa victoire, Lilianne commence à brasser les cartes. Comme Caroline est occupée, Lilianne en profite pour placer les cartes comme elle le veut dans le paquet. Elle met tous les morceaux du château mauve sur le dessus de la pile et lorsqu’elle dépose le paquet sur la table et que les participantes pigent leurs cartes pour commencer, elle se dépêche à prendre toutes les cartes du dessus. Caroline ne se rend pas compte de la supercherie puisqu’elle se met à piger plein de cartes diamants, tandis que Lilianne se met à

piger toutes les sorcières. Comme une sorcière oblige celui qui la pige à discarter trois de ses cartes, Lilianne doit donc remettre au centre toutes les cartes de château mauve qu’elle avait si savamment placées en début de partie.

Une deuxième séquence de tricherie a pu être observée pendant le jeu de Batawaf (vignette 18), qui est une vraie mine d’or pour l’observation de l’émergence et de la négociation des règles chez les enfants. Encore une fois, au moment de brasser les cartes en début de partie, un élève en a profité pour tenter de s’avantager. En effet, Mattéo qui s’est dépêché à prendre le paquet de cartes pour être celui qui les brasserait fait comme s’il ne regardait pas le paquet, mais il est clair autant pour nous en tant qu’observatrice que pour les autres participants qu’il jette de multiples coups d’œil aux cartes alors qu’il les brasse. Mathis n’est pas dupe et lui lance directement : « Regarde pas, Mattéo ». Comme les garçons se mettent à jouer, une dispute éclate puisque Mattéo gagne toutes les batailles ayant toutes les cartes les plus fortes. L’intervention de l’enseignante est alors nécessaire. Cette dernière brasse les cartes et les distribue afin que le jeu soit juste. Mattéo décide à ce moment de quitter le jeu. A-t-il peur de devoir faire face à la défaite s’il joue sans tricher?

Dans la même vignette, un peu plus tard, Élie joue une partie contre Éric. Après quelques tours, les garçons font un batawaf : ils tournent la même carte et doivent donc faire une bataille pour déterminer qui remportera le paquet. Au moment d’une bataille, les deux élèves tournent rapidement leurs cartes ce qui fait que, sans le faire exprès, Éric retourne deux cartes en même temps, un « 1 » et un « 4 ». Rapidement, il se rend compte qu’avec le « 4 », il remporte la bataille, mais normalement, s’il respectait la règle, il devrait laisser seulement la carte du « 1 ». Il tente donc d’enlever le « 1 » et de laisser le « 4 ». Élie remarque la supercherie et indique à Élie : « tu n’as pas le droit, c’est le 1 avant ». Peut-être n’y avait-il pas vraiment de tricherie et que Éric n’a tout simplement pas enlevé la bonne carte, cependant, ayant beaucoup observé les enfants en train de jouer à ce jeu, la majorité voulait gagner à tout prix. De plus, comme il n’a pas tenté d’argumenter, cela nous laisse croire que cette explication pourrait être plausible.

Une autre situation de tricherie a pu être observée pendant un jeu de table où les enfants doivent pêcher des poissons à l’aide de cannes à pêche aimantées (vignette 28). Le but du jeu est de pêcher le même poisson que celui sur les dés. La personne qui remporte la partie est celle qui a réussi à pêcher le plus grand nombre de poissons. Sarah, Maélie et Jacob sont installés par terre autour de l’aquarium et c’est Maélie qui dirige la partie. Sarah joue à ce jeu pour la première fois et était absente au moment où le jeu a été présenté à la classe.

Maélie Sarah, mets-toi en face de Jacob. Prends ta canne à pêche. C’est moi qui distribue les piranhas. Je vais faire ma petite vache a mal aux pattes pour voir qui commence : « Ma p’tite vache a mal aux pattes, tirons-la par la queue. Elle ira bien mieux dans un jour ou deux… » (Finalement, c’est Maélie qui brasse les dés et Jacob et Sarah vont à la pêche en même temps. Elle brasse). Levez la main qui veut trouver lui?

Jacob (Va à la pêche et relève un poisson) Maélie Non, c’est le mauvais.

Jacob (En relève un deuxième)

Maélie Oui (elle lui remet un piranha et brasse les dés de nouveau) Jacob (Retourne à la pêche et sort un poisson) Yeah!

Sarah (Qui a essayé les deux fois, en vain) Laisse-moi des chances.

Maélie (En parlant des jetons « piranhas ») Je vais en donner un autre parce que Sarah n’a jamais joué.

Jacob (Ressort encore une fois le bon poisson) Un autre!

Maélie Je vais donner un autre (jeton) à Sarah parce qu’elle a jamais joué (Répète son explication deux fois et donne un jeton de plus à Sarah, même si Sarah n’est pas allée à la pêche ce tour-ci. Maélie rebrasse encore les dés.) Qui veut piger lui?

Dans cet extrait, il est possible de constater que Maélie modifie les règles du jeu qui sont clairement connues de Jacob et d’elle-même afin de ne pas pénaliser Sarah qui n’a jamais joué et qui ne semble pas très habile. Elle modifie au fur et à mesure les règles afin de favoriser Sarah. Elle se justifie à plusieurs reprises : « Je vais en donner un autre parce que Sarah n’a jamais joué » ou « En plus, elle n’a jamais joué. Il faut lui laisser des

chances ». Jacob qui est un élève particulièrement discret ne s’y oppose pas et continue à jouer sans toutefois avoir l’air d’avoir beaucoup de plaisir. Au départ, Maélie modifiait les règles pour avantager Sarah, mais il est possible d’observer qu’elle continue à modifier les règles en cours de partie pour être juste envers les deux participants. En effet, elle dit plus tard : « Là, je vais donner des piranhas égal » ou « Je vous en donne chacun un parce que quand quelqu’un en attrape, je vous en donne chacun un ». Il est intéressant de voir l’évolution de sa pensée tout au long du jeu. Au départ, le désir de vouloir faire plaisir à son amie est plus grand que celui de vouloir respecter les règles. Plus le jeu avance, plus on sent qu’elle est tiraillée entre les deux et qu’elle essaie de reprendre un jeu qui soit juste et équitable pour tous ce qui ressemble davantage à la Maélie décrite dans la section précédente qui est très à cheval sur les règles.

Ces moments de tricherie nous permettent de constater que les élèves d’âge préscolaire ne sont plus tous au stade « égocentrique » décrit par Piaget; stade auquel le but est d’avoir du plaisir et de jouer comme les autres. Pour certains le désir de l’emporter devient plus fort. Nous nous questionnions plus tôt à savoir si les enfants de cet âge n’avaient tout simplement aucune honte à tricher et ne voyaient pas cela comme étant un geste répréhensible ou s’ils pensaient être subtils et que leurs partenaires ne s’en rendraient pas compte. Certains indices nous laissent croire qu’ils agissent de façon délibérée et qu’ils tentent d’agir secrètement, tel que Mattéo qui regarde autour en faisant semblant de ne pas regarder les cartes qu’il brasse ou encore Lilianne qui profite du fait que sa partenaire soit occupée à autres choses pour placer les cartes à son goût. Nous avons cependant constaté que les élèves qui trichaient pouvaient être motivés par plusieurs éléments : tout simplement par le désir de gagner, mais aussi pour faire plaisir à un ami comme dans le cas de Maélie et Sarah.

Nous nous demandons également si des élèves ne pourraient pas tricher simplement dans le but de se faire plaisir, sans toutefois chercher à gagner. Prenons par exemple la situation de Lilianne qui place tous les châteaux mauves sur le dessus du paquet. Un peu plus tôt dans cette vignette (#16), Lilianne a été confrontée à devoir rejeter trois de ses cartes puisqu’elle avait pigé une sorcière. Sa réflexion n’a pas été de rejeter les cartes qui la

pénaliseraient le moins et qui auraient le moins d’impact sur ses chances de gagner, mais bien de rejeter les cartes de château des couleurs qu’elle aimait le moins. Elle décide de jeter les cartes de château vert, même s’il s’agit du château qui était le plus près d’être complété. Nous nous questionnions donc sur le fait qu’elle n’ait pas décidé de placer les cartes de château mauve sur le dessus non pas pour remporter rapidement la partie, mais simplement pour avoir le château de sa couleur préférée.

Ainsi, que ce soit dans le but de gagner, de faire plaisir aux autres ou tout simplement pour avoir du plaisir soi-même, les élèves de maternelle n’ont pas tous encore une perception très rigide de la règle : elle peut être modifiée ou contournée sans que les conséquences soient dramatiques. Cet aspect qui est pour nous une découverte a certainement déjà été étudié par d’autres chercheurs, entre autres par Piaget qui s’est intéressé au développement du jugement moral chez les enfants ou encore par Kohlberg qui a mis sur pied une théorie du développement moral de l’enfant. L’idée de la tricherie est donc une piste d’investigation à conserver pour une étude ultérieure qui nous permettrait de chercher à comprendre explicitement les réflexions qui poussent les enfants à poser de tels gestes. Il y a certainement ici une réflexion ou une recherche à mener.